Au coin de la cheminée
La sorcière d’Iril-Azereg (15e partie et fin)
Résumé de la 14e partie : Les frères Hiadaden apprennent à l’officier français que la sorcière est morte dans d’atroces souffrances en avalant la chaîne en argent qu’il lui avait offerte…
«Nous résolûmes d’aller te trouver après cet événement, mais tu étais dans le Sud, et il nous fallut longtemps avant de connaître le nom de ta résidence.
«Au moment où nous allions partir pour te rejoindre, nous fûmes arrêtés. La vieille mère de Si Ali ou Toufik, dont tu dois te souvenir, connaissait les meurtriers de son fils, profanateur de la derwiche : n’étant plus retenue par la crainte de Leïla Fatma, elle nous menaçait de révélations. Nous l’attendîmes un beau soir, au retour des champs, nous l’étranglâmes et nous cachâmes son corps sous des branches sèches pour l’enterrer à loisir.
«Malheureusement pour nous, cette vieille sorcière avait la vie chevillée au corps. La fraîcheur du soir la ranima et elle eut la force d’aller trouver ton successeur au bordj, d’une seule traite. Avant de mourir, elle nous accusa du meurtre de son fils et de celui de quantité d’autres personnes. Ma foi, nous en avions tant expédié que nous ne nous en souvenions plus ! On nous condamna donc à mort et la commission de Leïla Fatma risquait fort de ne jamais être faite, si ton grand chef n’avait été assez naïf pour se contenter de nous envoyer à Cayenne.
«Arrivés là, où cependant nous nous trouvions très bien, nous pensâmes à notre serment. Nous voulions te revoir, c’était juré : l’âme de la prophétesse nous guida ; nous partîmes à la merci des flots, sur une petite barque. Recueillis par un bateau anglais, nous avons parcouru les pays les plus divers, soutenus par l’idée fixe de te revoir, et à travers des privations inouïes, nous parvînmes au Maroc et de là, à pied, jusqu’ici.
«Nous avons pu t’aborder enfin aujourd’hui, notre serment a été tenu. Dieu soit loué. Adieu, continue ta route avec l’aide du Tout-Puissant. Nous espérons bien ne plus jamais te rencontrer, car nous ne voulons pas te faire du mal, ni en recevoir de toi. Nous sommes tes amis, puisque Leïla Fatma t’aimait.»
Absorbé par ma douleur, je ne m’aperçus même pas de leur fuite silencieuse. J’avais sans cesse devant les yeux cet adorable corps tordu par la souffrance : ma maîtresse inoubliable, mourant puisque je n’étais plus à elle, et mourant de ma main, pour ainsi dire, l’instrument de son supplice ayant été le seul objet qu’elle avait de moi. Depuis ce temps, la barbe noire où Leïla Fatma passait ses mains fines ne compte plus que des fils blancs et, vieillard avant l’âge, je m’incline avec joie vers la tombe.
J’attends en soupirant l’instant de délivrance où mon âme pourra enfin s’unir éternellement à la sienne.
Récit et légendes de la grande Kabylie
par B. Yabès
8 janvier 2010
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