Au coin de la cheminée
La sorcière d’Iril-Azereg (14e partie)
Résumé de la 13e partie : Acquittés pour le meurtre du fils du cheik, mais condamnés pour un autre meurtre, les frères Hiadaden sont envoyés à Cayenne d’où ils s’échappent…
Je descendis de cheval. Les bandits m’invitèrent à approcher sans crainte ; ils intimèrent seulement au cavalier l’ordre d’aller m’attendre à deux cents mètres de là avec mon cheval : mon compagnon, peu rassuré, ne se le fit pas dire deux fois.
— Nous avons à te rapporter, dit l’aîné, les dernières paroles de la maraboutine.
— Elle est donc morte, m’écriai-je, la pauvre enfant ! et comment, dis-le moi, je t’en prie.
— Attends un peu, sois patient, tu sauras tout, nous l’avons juré.
J’écoutai, les larmes aux yeux, le récit suivant :
— «Depuis longtemps, dit Ahmed, nous cherchions à t’aborder sans danger, mais tu es toujours armé et nous pensons que tes balles frappent aussi juste que jadis. Nous avions à te causer, mais la place des pauvres bandits n’est pas à côté de ceux qui les poursuivent.
«Quelques mois après ton départ, Fatma, qui passait ses jours et ses nuits à pleurer, tomba subitement malade. Pendant deux jours elle souffrit d’atroces douleurs, et, sentant venir la mort, elle nous fit appeler. Elle nous légua toute sa fortune, nous donna tous ses bijoux, mais nous fit jurer sur la tête de nos enfants et l’honneur de nos femmes que nous te trouverions un jour et que nous prononcerions de sa part à ton oreille un mot français dont nous ignorons le sens. Elle nous le fit répéter plusieurs fois, puis mourut, dans d’épouvantables convulsions.
— Et ce mot, quel est-il ? murmurai-je, étranglé d’émotions.
— Je t’aime, articula lentement le Kabyle.
Et ce mot qui me rappelait ma maîtresse et les si doux et si courts instants d’ineffable bonheur qu’elle m’avait donnés, ce mot, dans la bouche du bandit, me parut rauque comme un sanglot d’outre-tombe.
Je fondis en larmes, me roulant à terre, arrachant les touffes de fougère, poussant des cris inarticulés entremêlés du doux nom de Leïla Fatma. Les deux bandits me regardaient, impassibles, laissant passer la crise pour finir leur récit.
Lorsque je fus un peu calmé et que mes larmes silencieuses me permirent d’entendre, Ahmed continua, comme s’il n’avait rien vu :
«Le lendemain de la mort de Fatma, le juge de paix (car il y a maintenant un juge de paix chez nous, et des colons), vint avec un tebib. Ils ouvrirent le corps de la prophétesse, car on pensait qu’elle avait été empoisonnée. Ils n’y trou-vèrent pas traces de drogues, mais les intestins, le foie, l’estomac étaient transpercés en mille endroits, par des débris de gros fils d’argent que nous reconnûmes tous pour les anneaux brisés d’une chaîne qu’elle portait au cou. La malheureuse avait voulu se donner la mort, et elle avait choisi une mort atroce en avalant cette chaîne coupée en morceaux ! (à suivre…)
Récit et légendes de la grande Kabylie
par B. Yabès
8 janvier 2010
1.Contes