Au coin de la cheminée
La sorcière d’Iril-Azereg (5e partie)
Résumé de la 4e partie : l’enquêteur français est subjugué par la sorcière, car contrairement aux idées reçues, celle-ci est très agréable…
J’obéis, veule, les tempes battantes, le cœur comme paralysé. Ma tête tournait, ma langue était sèche, collée au palais, j’entendais dans mes oreilles comme un bruissement d’ailes.
Certes, je comprenais maintenant le pouvoir étrange de cette femme sur les Kabyles, puisque moi-même, incrédule et blasé, j’étais, sous son premier regard, terrassé, hypnotisé.
Je n’avais point la force de parler ; elle-même se taisait, me regardant fixement de ses yeux profonds que je sentais peser sur mon front comme un cercle de plomb.
Enfin, de la même voix sourde, elle parla, parla longtemps, laissa errer sa pensée comme dans un rêve, me disant pourquoi elle avait voulu m’entretenir : elle était sortie de chez elle lorsque j’étais entré au village et s’était placée dans le créneau d’une ghorfa, d’où elle pouvait voir sans être vue :
— Je t’ai regardé passer sur ton cheval gris, ne souriant point aux saluts des hommes soucieux : j’ai senti que ta pensée n’était point ici, qu’elle flottait ailleurs, dans le monde des Djinns, mes frères. C’est ce qui m’a encouragée à te demander, à te parler des choses qui sont par-delà la terre : nos âmes ne sont-elles pas sœurs et ne se connaissent-elles pas depuis le commencement des siècles ? Je t’ai vu déjà, dans l’infini brouillard où nagent les corps avant leur naissance ; j’ai vu ta barbe longue et frisée comme la crinière d’un étalon de race, tes yeux gris et doux par lesquels on peut lire jusqu’au fond de ta pensée. C’est moi qui, pendant ton sommeil de neuf mois, précurseur de ta vie, t’ai marqué, là, au milieu du front, de cette raie profonde, le signe des élus, pour que je puisse te reconnaître ici-bas. Cherche dans ton esprit, ne te souviens-tu pas ? Je sais que tu es bon pour tous, que tu aides volontiers les pauvres femmes kabyles, que tu les défends contre la tyrannie de leurs maris. J’ai donc pensé que tu m’écouterais sans déplaisir, car je veux te parler et te parler longtemps ! Mais ce que j’ai à te dire, nul autre qu’un musulman ne peut l’entendre. Es-tu croyant ?
— Non, fis-je.
— Eh bien, il faut le devenir. Répète avec moi la formule consacrée. Elle souriait toujours, me fixant de ses yeux immenses, agitant ses petites mains devant son visage, comme pour envoyer sur moi les effluves mystérieux qui émanaient d’elle. De plus en plus possédé, j’obéis, murmurant après elle : «Dieu seul est Dieu, et Mohammed est son Prophète !»
Elle resta immobile, le menton avancé, son rire muet, figé sur ses lèvres sanguinolentes, puis se leva lentement, par un seul effort de ses jarrets et de son torse de déesse :
— A présent, il faut que tu sois pur pour m’écouter ; tu n’es pas pur encore, mais tu vas le devenir. J’ai reçu de l’Esprit Infini le pouvoir de lier et de délier les cœurs et d’expulser des âmes les Génies du mal.» Elle entonna une cantilène monotone et triste, dont je ne percevais point les paroles, qui me semblaient n’être d’aucune langue parlée en Algérie ; elle tourna autour du foyer et de moi, trois fois à droite, trois fois à gauche, les mains élevées et réunies en forme de coupe. (à suivre…)
Récits et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
6 janvier 2010
1.Contes