Au coin de la cheminée
Karaoud, le djinn (2e partie)
Résumé de la 1re partie :Après avoir dilapidé la fortune de son père, le jeune homme, accompagné de sa mère, est réduit à la mendicité…
Je ne m’éloignerai que si vous me donnez de quoi vivre, moi et ma mère.
Les cavaliers se regardèrent, se demandèrent ce qu’ils pourraient bien lui donner, puis déclarèrent :
— Lance cet appel : O Karaoud ! et lorsqu’il te répond, demande-lui ce que tu veux.
Les cavaliers disparurent et l’homme appela :
— O Karaoud !
Il entendit une voix lui répondre :
— Amour et obéissance, la tête de l’ennemi roulera à tes pieds ! Demande ce que tu veux !
— Je veux que tu me rendes immédiatement ma maison, mes magasins et ma fortune que j’ai perdus !
En une seconde, il eut les clefs dans sa poche et reconduisit sa mère chez elle. Elle retrouva ses biens et ses domestiques, elle lui annonça :
— Nous n’avons pas de dîner.
— Ce sera prêt illico.
Et il appela Karaoud.
— Amour et obéissance, la tête de l’ennemi roulera à tes pieds ! Demande ce que tu veux ! répondit la voix.
— Nous avons faim.
En un clin d’œil, une grande table fut dressée avec des mets de toutes sortes et ils mangèrent jusqu’à n’en plus pouvoir. Ainsi, tout ce qui paraissait difficile ou pénible à notre homme, il le faisait exécuter par Karaoud.
Un jour parmi les jours, il appela Karaoud et lui dit :
— je veux que la fille du sultan passe la nuit avec moi.
Dès que la nuit tomba, la fille du sultan fut dans son lit.
Chaque nuit, le sultan avait pour habitude d’aller voir sa fille avant de se coucher, cette nuit-là, il ne la trouva pas. Il en fut tout furieux, battit ses gardes qui affirmèrent n’avoir vu entrer ni sortir personne et déclarèrent que la princesse était là toute la journée. Un soir, il vint plus tôt et marqua la paume de la main de sa fille avec une teinture bleue espérant ainsi repérer l’endroit où elle se rendait si mystérieusement.
Le matin, le jeune homme découvrit l’empreinte bleue sur le mur de sa maison, il appela Karaoud et lui demanda de faire pareil sur toutes les façades. Le sultan envoya ses gardes se renseigner, ils revinrent lui dire que toutes les maisons portaient la même empreinte bleue et qu’il leur était impossible d’identifier la maison où entrait la princesse. Il se fâcha et dit :
— Ce jeune homme qui vit avec sa mère, entrez en relation avec lui, proposez-lui de partir à la chasse et sondez-le : voyez qui lui rend visite, il est peut-être en relation avec les djinns !
Les gardes s’exécutèrent. Le jeune homme accepta leur invitation. Ils lui demandèrent de les attendre le temps d’aller chercher quelque nourriture et de l’eau. Il leur dit de n’en rien faire, qu’il s’occupait de tout et ils partirent tous ensemble. En route, les gardes lui dirent qu’il n’avait rien emporté à manger, il les rassura à nouveau et poursuivit son chemin. Ils atteignirent bientôt une colline.
Installons-nous ici et mangeons ! déclarèrent-ils. (à suivre…)
Bochra Ben Hassen et Thierry Charnay
5 janvier 2010 à 22 10 33 01331
Au coin de la cheminée
Karaoud, le djinn (3e partie et fin)
Résumé de la 2e partie n Le djinn Karaoud réalise tous les vœux du jeune homme, ce qui suscite les soupçons du sultan qui charge ses hommes de le démasquer…
Le jeune homme appela Karaoud et en un clin d’œil, la nourriture fut devant eux. Les gardes furent saisis d’étonnement, mangèrent en silence puis reprirent leur marche. Un peu plus tard, l’un d’eux déclara qu’il avait soif et le jeune homme appela à nouveau Karaoud. Les hommes intrigués et dubitatifs, déclarèrent:
— C’est insensé ! Tu parles en l’air et nous ne comprenons rien ! Ton ami, nous voulons le voir !
— Je vais l’appeler ! Qu’il s’asseye avec vous et vous lui parlerez.
Il appela :
— Karaoud, viens parmi nous. On t’invite.
— Non Sidi, je ne peux pas me montrer aux humains, tu me perdras et je ne pourrai plus répondre à ton appel.
Il insista, Karaoud vint : une colombe blanche sautilla devant eux et disparut. Les gardes dirent : «C’était : donc ça», et ils continuèrent à marcher. Plus loin, ils se dirent : «Comment faire pour savoir si son ami djinn lui rendra encore service ? Une idée leur vint : ils attrapèrent le jeune homme, le battirent cruellement et lui crevèrent les yeux. ll cria :
— Karaoud ! Karaoud, viens à mon secours !
Rien ne lui répondit. Les gardes l’abandonnèrent et s’enfuirent vers le château. Ils racontèrent tout, du début à la fin, au sultan qui dit :
— Ah ! C’est donc lui le criminel ! Amenez-le-moi, attachez-le à un pilier, fouettez-le et que tous ceux qui passent, lui crachent à la figure. C’est donc lui qui me prenait ma fille !
On alla le chercher, on le ligota et on le fouetta sans répit. le pauvre appelait toujours :
— Karaoud ! Karaoud, viens à mon secours !
Aucune voix ne lui répondait, mais Karaoud, ayant pitié de lui, alla voir les cavaliers et leur dit :
— Voilà ce qui s’est passé : depuis que mon ami m’a obligé à me montrer aux humains, je ne lui rends plus aucun service.
— Va, nous t’en donnons la permission, va lui rendre service!
L’autre, continuait à appeler. Karaoud lui répondit :
— Amour et obéissance, la tête de l’ennemi roulera à tes pieds ! Demande ce que tu veux !
— Libère-moi, ligote le sultan à ma place et habille-le de mes haillons !
En un clin d’œil, le sultan fut ligoté et exposé aux gens qui, en passant devant lui, lui crachaient à la figure et le fouettaient.
Le jeune homme rentra dans le château et commença à gouverner. Il s’adressa à Karaoud :
— Karaoud, maintenant, les gardes qui m’ont battu et ligoté, je les veux découpés en mille morceaux ! Mais amène-les-moi d’abord.
Karaoud les ramena, ils s’exclamèrent:
— Sidi, pourquoi tu nous as tra-
his ?
— Je ne suis pas le sultan ! je suis celui que vous avez ligoté et battu.
Il donna l’ordre de les exécuter, épousa la fille du sultan, puis installa sa mère au château, vécut heureux et notre conte traversa la forêt et l’année prochaine, nous aurons deux et une récoltes.
Bochra Ben Hassen et Thierry Charnay
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5 janvier 2010 à 22 10 43 01431
Au coin de la cheminée
Le diable et la vieille (1re partie)
Si tu vois une vieille qui pleure et sanglote Les larmes chaudes coulant sur ses joues Maudis-la et ne demande pas pardon Car elle est la sœur du diable borgne !
La vieille se disputa un jour avec le diable, chacun d’eux affirmait être le plus fort. Pour se départager, ils décidèrent de se tester. La vieille proposa au diable de commencer.
Il avisa le jour du marché, lorsque les hommes viennent de partout vendre leurs produits : poules, œufs, légumes, etc., et s’arrêta à l’entrée de la ville où il attendit que quelqu’un passât afin de lui jouer un tour.
Il vit venir un vieux portant une jarre pleine de miel. Il s’avança vers lui, se faufila entre ses jambes et le fit tomber. La jarre se brisa, le miel se répandit par terre et les gens s’écrièrent :
— Allah Allah ! Allah ! Que tu sois maudit ô Satan !
Et chacun, après avoir maudit le diable, se baissa et lécha le miel avec son doigt jusqu’à ce qu’il n’en restât plus une goutte. Un des hommes présents, un sage, se retourna vers l’assistance et proposa :
— Vous avez mangé le miel, maudit le diable, mais ce pauvre vieillard, venu faire des courses pour sa famille, avez-vous pensé à lui ? Vous lui avez mangé son miel, maintenant, que chacun lui donne un peu d’argent !
Et il tendit sa chéchia après y avoir déposé une pièce. La jarre, qui aurait rapporté cent millimes, en rapporta quatre cents et le vieux rentra heureux chez lui après avoir acheté le Bien et la Baraka.
Le diable alla raconter ce qui s’était passé à la vieille qui lui dit :
— C’est ce que tu as fait, toi ! Je te ferai voir, moi, ta mère, ce dont je suis capable ! Elle savait que dans un quartier du village vivait un couple très connu. L’homme, grand commerçant, honnête, bon musulman, mais jaloux, tenait sa femme enfermée et faisait garder sa maison par une chienne effrayante qui faisait fuir tous ceux qui se hasardaient à s’approcher de la porte.
La vieille savait parfaitement tout cela et prit ses précautions. Elle passa chez le boucher, acheta une demi-livre de viande et rentra chez elle. Elle découpa la viande, roula les morceaux dans de la harissa fort piquante, puis se dirigea vers la maison du commerçant. Elle s’approcha de la porte, la chienne, sentant l’odeur de l’étranger, se mit à aboyer de toutes ses forces. La vieille lui lança alors un morceau de viande fort pimentée, puis un deuxième, un troisième. A la fin, la chienne était affolée et les yeux pleins de larmes ; la vieille frappa à la porte.
L’épouse du commerçant, occupée à préparer le déjeuner, s’étonna que quelqu’un osât frapper à la porte. Elle s’approcha pour savoir qui était là, vit la chienne en larmes ; et, saisie de stupeur, demanda :
— Qui est là ?
— Ouvre, ma fille ! Je viens voir ma malheureuse sœur !
— Quelle sœur ? Il n’y a que moi ici et je n’ai pas de sœur !
Ta chienne, regarde, tu la verras pleurer. C’est elle ma sœur ! Elle m’a reconnue. Elle avait un amoureux auquel elle s’est refusée, il l’a maudite et elle s’est métamorphosée en chienne. Si toi, ma fille, tu as un amoureux, va le voir, sinon tu deviendras une chienne comme elle. (à suivre…)
Bochra Ben Hassen et Thierry Charnay
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5 janvier 2010 à 23 11 18 01181
Au coin de la cheminée
La sorcière d’Iril-Azereg (1re partie)
Comme un coup de vent, le vieux spahi Rabah, si majestueusement nonchalant d’habitude, entra dans mon bureau :Suite…
— Eh bien ! fis-je étonné, quoi de neuf, Rabah, qui t’a fait lever de si grand matin ?
— Ah ! Sidi, il n’y a rien de nouveau – que le bien – seulement (je m’attendais à ce seulement) un homme des Aït Karen est venu apporter un rapport du Cheik : il dit que le marabout Si Ali ou Toufik, d’Iril Azereg, a été assassiné cette nuit.
— Comment, dis-je en souriant, tu appelles cela rien de neuf ! va donc de suite seller mon cheval et le tien, nous allons partir sur l’heure pour faire l’enquête judiciaire.
Pendant que mes gens se préparaient et que je prévenais télégraphiquement le Parquet, je fis causer le porteur de la nouvelle : la victime, Si Ali, était un jeune marabout, fils d’un agent du Service judiciaire. Agé de vingt à vingt-cinq ans, d’un caractère fier et triste, il vivait à l’écart, mais passait pour honnête et sans ennemi ; on ne soupçonnait personne, nul n’ayant eu intérêt à le faire disparaître. On l’avait trouvé, la tête coupée, le corps mutilé, l’oreille gauche arrachée, châtiment réservé aux séducteurs et aux proxénètes : il n’avait pas été volé, sa montre et son porte-monnaie bien rempli étaient encore sur lui. C’était donc une vengeance. L’affaire semblait promettre de curieux épisodes. J’allais sauter à cheval, lorsque le vieux chaouch Ali, qui connaissait à fond les dessous de la région, me dit à l’oreille :
— A Iril-Azereg, s’il y a un crime, il faut toujours faire arrêter les deux frères Hiadaden, Ahmed et Mohand. De près ou de loin, ils y ont toujours trempé. Fais ton profit de ce que je te dis, mais, silence ! ne dis pas que je t’ai prévenu ou mon cou est bien malade !
Et le bonhomme se passa la main sur la gorge avec une grimace significative.
Je remerciai et je me hâtai de filer bon train en répétant philosophiquement le fameux aphorisme, si vrai en Kabylie surtout : cherchez la femme !
La route fut dure, car la chaleur était intense dans les ravins que nous avions à traverser et les chemins décrivaient de fantaisistes arabesques dans le pays le plus tourmenté de l’Algérie. J’arrivais vers dix heures à demi grillé sur mon cheval éreinté et ruisselant de sueur. Après avoir avalé un demi-pot de leben (petit-lait), je me mis de suite à faire les constatations d’usage, puis à l’interrogatoire des voisins et des parents du défunt.
Il ne me fallut pas longtemps pour m’apercevoir qu’il y avait parti pris dans le village. Personne ne pouvait me fournir le moindre renseignement, personne n’avait rien vu, rien entendu. Le cadavre avait été trouvé vers huit heures du soir, encore palpitant, étendu sur une pierre au milieu de la cour. La mère du marabout, qui était au moment du meurtre dans la maison, endormie, disait-elle, donnait tous les signes d’une douleur bruyante et d’une épouvante réelle. Mais elle aussi ne voulait rien dire pour aider à venger son fils. Que se passait-il donc ? A chaque question que je posais, un concert de manarf et d’ou sin ara (je ne sais pas !) s’élevait de toutes parts. Jamais je n’avais vu pareille unanimité de témoignages. Rabah lui-même y aurait perdu son latin, s’il l’avait su : après avoir fureté de tous côtés pour trouver quelques indices, il revint bredouille s’asseoir sur une pierre, près de moi, en répétant mélancoliquement :
— Tous carottiers, Sidi, tous !
Récits et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
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5 janvier 2010 à 23 11 41 01411
Au coin de la cheminée
La sorcière d’Iril-Azereg (2e partie)
Résumé de la 1re partie n Le vieux spahi Rabah vient annoncer que Si Ali, un jeune marabout, a été assassiné. Une enquête est ouverte.
Il ne sortit plus de là. Quant au Cheik, il était muet comme un barbeau de la Soummam.
La phrase du chaouch me revint en tête et je supposai que les deux frères qu’il m’avait désignés pouvaient en effet être pour quelque chose dans le meurtre : la terreur qu’ils inspiraient paralysait sans doute les langues : il fallait les arrêter pour les délier ; je les fis donc aussitôt demander.
On me répondit qu’ils étaient depuis deux jours partis pour le marché de la Smala acheter du fer, nécessaire à leur métier de forgerons et qu’ils n’étaient pas encore rentrés. «Voilà un alibi sérieux, pensais-je, s’il est bien établi ; le chaouch a dû se tromper pour cette fois.»
Il n’y avait pas dix minutes que je les avais réclamés, que je vis apparaître, à l’extrémité de la rue, mes deux gredins, s’avançant paisiblement, s’épongeant le front, vêtus de leurs gandouras noires de charbon, portant sur leur dos, l’un une lourde besace, l’autre de ces petites barres d’acier carrées dont les forgerons kabyles se servent pour recharger les outils.
On me les amena en hâte.
D’où venaient-ils ? Qu’avaient-ils fait depuis deux jours ? Où avaient-ils passé la nuit ?
Ils jetèrent à terre leurs charges avec un ouf de satisfaction et me répondirent, du ton le plus naturel du monde, qu’ils venaient du marché du mercredi de la Smala, faire leurs emplettes, qu’ils s’y étaient attardés plus que de coutume et qu’ils avaient couché à Hamdoune chez leur ami Kassi ou Haddad ; que tous les Européens du village les avaient vus, ainsi que les Kabyles, et ils me citèrent une profusion de noms.
lI n’y avait plus à douter, ils étaient étrangers au crime qu’ils avaient néanmoins appris d’un berger rencontré en route. Quelle belle paire de bandits faisaient ces deux gaillards, au torse vigoureux, aux bras poilus et noirs, bas sur jambes comme des sangliers ! Je les connaissais depuis longtemps ; ils avaient la réputation de bravi toujours disposés, moyennant finances, à faire disparaître du royaume de ce monde les gens qui gênaient leurs amis (les amis ayant des douros, bien entendu). Mais je n’avais rien contre eux et je dus, à mon grand regret, les relaxer. Ils rechargèrent leurs fardeaux et s’en allèrent du même pas tranquille, causant avec les voisins, prenant des commandes pour le lendemain.
Je pensais, mélancolique, à ce pauvre garçon dont le meurtre allait rester impuni, ne m’expliquant pas l’unanimité des témoignages dans un village où l’esprit du soff était très développé. Quelle influence pouvait être assez forte pour faire taire tout ce monde ? Quel était le meurtrier assez riche pour acheter tant de silences ?
Le chef du douar était arrivé : il paraissait aussi étonné que moi de ce qui se passait. Il ne s’expliquait pas davantage les motifs du meurtre. Si Ali ou Toufik était un brave jeune homme, personne n’avait songé à lui faire du mal, car il n’en faisait à personne.
On m’apporta alors un plantureux couscous, un couscous de gens qui ont beaucoup à se faire pardonner. Comme je n’avais rien pris ou à peu près, depuis la veille, j’y fis honneur, à la grande joie des habitants, qui pensaient que la digestion laborieuse que je me préparais, m’empêcherait de continuer mon enquête et de trop les tracasser.
Récits et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
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5 janvier 2010 à 23 11 54 01541
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La sorcière d’Iril-Azereg (3e partie)
Résumé de la 2e partie n L’enquête sur le meurtre du jeune marabout se poursuit et les premiers soupçons se portent sur les deux frères forgeron…
Après le repas, Rabah et le chef du douar entrèrent en grande conversation avec un loqueteux kabyle, qui, je l’avais vu du coin de l’œil, venait de s’approcher d’eux en catimini. Ils me regardaient, parlaient à voix basse avec animation, semblaient embarrassés.
Enfin Rabah, plus audacieux, se leva et vint me dire :
— La derwiche, la maraboutine Fatma, dont tu as entendu parler, désire te voir : elle doit en savoir long sur l’affaire. Va chez elle, tu en retireras profit ; c’est une sainte et l’esprit de Dieu est en elle.
Je regardais le vieux cavalier un peu étonné. Parlait-il sérieusement ? Il paraissait grave, avec une pointe d’émoi, se demandant sans doute comment j’allais accepter ce curieux rendez-vous. Enfin, puisque je n’avais pas le choix des moyens à prendre pour arriver à connaître la vérité, je résolus d’aller voir cette brave femme, que je connaissais de réputation seulement. Elle passait pour sorcière, faisant des miracles : elle vivait la plupart du temps seule comme une recluse, toujours voilée à la mauresque ; puis se livrait à des escapades dans les rues, prononçant des discours excentriques, mais point séditieux. On la laissait faire, et depuis quatre ans qu’elle était revenue dans sa tribu, elle n’avait donné lieu à aucune plainte. Pour l’administration, c’était une toquée, une hallucinée sans importance, mais elle jouissait d’une énorme influence sur sa tribu et pas un des vieux à barbe grise qui menaient le village, n’aurait osé entreprendre une affaire sérieuse sans la consulter. Elle les recevait chez elle, toujours voilée, et, disait-on, ses conseils étaient empreints souvent d’une réelle sagesse ; l’avenir ne manquait jamais de confirmer ses prophéties. D’autres fois, elle fermait sa porte au nez des plus puissants et rien ne pouvait la contraindre à les écouter.
Je me levai donc ; précédé du Cheik, suivi des hommes les plus vénérables, enchantés de la déférence que je montrais pour leur fétiche, je me rendis au lieu de l’entrevue. Après avoir monté quelques ruelles pierreuses et sales, nous arrivâmes près d’une porte basse, sous laquelle je dus me glisser en rampant sur mes genoux, ou à peu près. A peine fus-je dans l’intérieur de la pièce, où il faisait noir comme dans un four, que j’entendis une voix claire et impérieuse crier en kabyle :
— Fermez la porte et laissez-moi seule avec le Roumi. Que tout le monde retourne à la Djemâa, et de suite !
Une ombre blanchâtre passa, rapide, à mon côté ; j’entendis le verrou de bois que l’on rabattait vivement et, à l’extérieur, le bruit de burnous s’écroulant dans la ruelle étroite et raide. Je commençais à trouver ma position assez sotte et je regrettais d’être allé si loin. «Me voilà en tête-à-tête avec une sorcière, une folle, par-dessus le marché ; Dieu seul sait les insanités que je vais entendre, sans compter que s’il lui prenait une crise, je serais bien empêché de me défendre.»
Je fus sur le point de rappeler Rabah et de faire ouvrir la porte, mais la rage de mon instruction avortée me tenait au cœur. Cette femme pouvait me donner un indice précieux, m’indiquer une piste à suivre. Qui sait si les meurtriers n’étaient point venus la consulter avant le crime.
Je restai donc. (à suivre…)
Récits et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
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6 janvier 2010 à 0 12 23 01231
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La sorcière d’Iril-Azereg (4e partie)
Résumé de la 3e partie n La sorcière du village, une femme respectée, demande à voir l’enquêteur français. Voilà ce dernier seul avec elle, espérant des informations sur le crime…
On soufflait la braise amassée dans le foyer, là-dessous, tout près de moi, je n’apercevais que le dos d’une femme courbée, vêtue de blanc ; puis les brindilles flambèrent, les copeaux de cèdre résineux crépitèrent et, brusquement la sorcière faisant le tour du feu, se dressa devant moi.
Le mot de sorcière n’avait jamais éveillé en moi que l’idée d’une fée Carabosse, ridée comme une pomme cuite, à cheval sur un balai en compagnie d’un bouc. Pour moi, les sorcières étaient sales, puantes, les yeux chassieux, couvertes de loques raides de graisses, je n’en avais jamais vu de semblables à celle que j’avais sous les yeux, éclairée par la lumière vacillante du foyer. Quel type étrange que cette fille, toute jeune encore, dans tout l’épanouissement d’une plantureuse nature. De taille moyenne, faite sur le modèle de la Vénus Callipyge, elle avait le corps onduleux et souple comme la panthère de son pays. Elle avait enlevé le voile qu’elle portait habituellement et le tenait par ses extrémités, à hauteur de son front, comme une almée qui va prendre son essor. Je voyais distinctement maintenant, à la clarté du foyer, ses doigts écartés les uns des autres, minces et longs comme ceux d’une personne qui n’a jamais travaillé, je voyais un sang rose, courir dans ses mains potelées de duchesse, je voyais son visage pâle et mat de femme cloîtrée, entouré comme d’une auréole, par une extraordinaire abondance de cheveux crépus et soyeux, brunis par l’usage du henné. Après cette fantastique chevelure couleur de cuivre rouge, ce qui attirait le plus mes regards, c’étaient ses yeux et sa bouche. Ses yeux, d’une longueur exagérée, pleins d’éclat, étaient bordés de cils si grands et si noirs qu’on voyait leur ombre se profiler sur la joue blanche ; sa bouche, un peu forte, avait les lèvres si rouges que je crus qu’elles saignaient. C’était comme un charbon ardent au milieu de la neige. La Kabyle n’était vêtue que d’un simple haïk de cotonnade blanche, retenu au-dessus des seins par de petites agrafes de laiton. Elle n’avait pour ceinture qu’un cordon de laine rouge tressée ; ses bras admirables étaient nus, sauf un seul anneau d’argent, de forme triangulaire, au poignet gauche, bijou d’origine égyptienne sans doute. Je restais silencieux, immobile, ne pouvant me lasser de regarder ce visage à la fois si beau et si bizarre, tremblant que, d’un tour de main, le voile ne vînt le cacher à mes yeux. Elle se complaisait dans l’admiration qu’elle lisait sur mon visage, restant là, les bras ouverts en arrière de la tête, la poitrine avancée, provocante, souriant d’un inimitable sourire, plein de mutinerie, de fierté, d’impudicité naïve. Sous son regard velouté, je baissais les yeux, je sentais que je n’étais plus libre, plus maître de mes sens et de ma pensée.
D’une voix très douce et basse, elle me demanda enfin :
— Sais-tu parler le kabyle ?
Je répondis par le petit clappement de la langue qui, dans le Djurdjura, équivaut à l’affirmation.
— Bien, fit-elle, assieds-toi.
Elle-même se laissa glisser à terre, s’assit sur les talons à la mode arabe, sur un petit tapis de la Mecque et, toujours avec des gestes de félin, me montra l’autre extrémité de ce tapis. (à suivre…)
Récits et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
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6 janvier 2010 à 0 12 35 01351
Au coin de la cheminée
La sorcière d’Iril-Azereg (5e partie)
Résumé de la 4e partie n l’enquêteur français est subjugué par la sorcière, car contrairement aux idées reçues, celle-ci est très agréable…
J’obéis, veule, les tempes battantes, le cœur comme paralysé. Ma tête tournait, ma langue était sèche, collée au palais, j’entendais dans mes oreilles comme un bruissement d’ailes.
Certes, je comprenais maintenant le pouvoir étrange de cette femme sur les Kabyles, puisque moi-même, incrédule et blasé, j’étais, sous son premier regard, terrassé, hypnotisé.
Je n’avais point la force de parler ; elle-même se taisait, me regardant fixement de ses yeux profonds que je sentais peser sur mon front comme un cercle de plomb.
Enfin, de la même voix sourde, elle parla, parla longtemps, laissa errer sa pensée comme dans un rêve, me disant pourquoi elle avait voulu m’entretenir : elle était sortie de chez elle lorsque j’étais entré au village et s’était placée dans le créneau d’une ghorfa, d’où elle pouvait voir sans être vue :
— Je t’ai regardé passer sur ton cheval gris, ne souriant point aux saluts des hommes soucieux : j’ai senti que ta pensée n’était point ici, qu’elle flottait ailleurs, dans le monde des Djinns, mes frères. C’est ce qui m’a encouragée à te demander, à te parler des choses qui sont par-delà la terre : nos âmes ne sont-elles pas sœurs et ne se connaissent-elles pas depuis le commencement des siècles ? Je t’ai vu déjà, dans l’infini brouillard où nagent les corps avant leur naissance ; j’ai vu ta barbe longue et frisée comme la crinière d’un étalon de race, tes yeux gris et doux par lesquels on peut lire jusqu’au fond de ta pensée. C’est moi qui, pendant ton sommeil de neuf mois, précurseur de ta vie, t’ai marqué, là, au milieu du front, de cette raie profonde, le signe des élus, pour que je puisse te reconnaître ici-bas. Cherche dans ton esprit, ne te souviens-tu pas ? Je sais que tu es bon pour tous, que tu aides volontiers les pauvres femmes kabyles, que tu les défends contre la tyrannie de leurs maris. J’ai donc pensé que tu m’écouterais sans déplaisir, car je veux te parler et te parler longtemps ! Mais ce que j’ai à te dire, nul autre qu’un musulman ne peut l’entendre. Es-tu croyant ?
— Non, fis-je.
— Eh bien, il faut le devenir. Répète avec moi la formule consacrée. Elle souriait toujours, me fixant de ses yeux immenses, agitant ses petites mains devant son visage, comme pour envoyer sur moi les effluves mystérieux qui émanaient d’elle. De plus en plus possédé, j’obéis, murmurant après elle : «Dieu seul est Dieu, et Mohammed est son Prophète !»
Elle resta immobile, le menton avancé, son rire muet, figé sur ses lèvres sanguinolentes, puis se leva lentement, par un seul effort de ses jarrets et de son torse de déesse :
— A présent, il faut que tu sois pur pour m’écouter ; tu n’es pas pur encore, mais tu vas le devenir. J’ai reçu de l’Esprit Infini le pouvoir de lier et de délier les cœurs et d’expulser des âmes les Génies du mal.» Elle entonna une cantilène monotone et triste, dont je ne percevais point les paroles, qui me semblaient n’être d’aucune langue parlée en Algérie ; elle tourna autour du foyer et de moi, trois fois à droite, trois fois à gauche, les mains élevées et réunies en forme de coupe. (à suivre…)
Récits et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
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