Histoires vraies
Majoliques italiennes
Je débutais dans la carrière, et je n’étais encore que ce qu’on nomme un «clerc amateur». Mais j’étais plein de bonnes intentions (celles dont l’enfer est pavé), et d’initiatives, pas toujours très heureuses.
J’assistais à une vente où on livrait «au feu des enchères» deux énormes majoliques italiennes. Les majoliques italiennes sont des faïences décoratives très colorées, de style baroque. Certaines sont superbes. Ce qui était remarquable dans celles-ci en particulier, c’est que leur masse imposante reposait sur des pieds d’une finesse extrême. Les commissionnaires apportent ces majoliques, chacune présentée à l’intérieur d’une caisse. Au moment où ils vont les déballer, j’estime que leurs grosses mains sont un peu trop rudes pour ces merveilles, et je lance : «Laissez, je m’en occupe !» Il faut noter que la faïence est beaucoup plus fragile que la porcelaine.
Je sors le premier vase de sa caisse grossière. Il mesurait au moins un mètre de haut sur soixante-dix centimètres de large. Je procède avec tout le doigté dont j’étais capable et… je brise le pied du vase. La vente devait avoir lieu le lendemain.
Il ne restait plus qu’une chose à
faire : se précipiter chez le père Lajoue, un réparateur de faïences et de porcelaines, qui demeurait tout à côté de Drouot. Il était toujours prêt à nous sortir d’affaire en cas d’urgence.
Le lendemain, au prix de longues heures de travail, la majolique italienne accidentée réintègre la salle où elle doit être vendue. La brisure, grâce au père Lajoue, était devenue invisible pour le commun des mortels. Mais le commissaire-priseur se fait un devoir d’annoncer : «Majolique, avec un accident.»
Les enchères montent, et un amateur emporte le lot, après l’avoir payé fort cher. Nous croisons tous les doigts pour qu’il ait bien pris note de l’«accident» et pour qu’il ne vienne pas faire des réclamations (toujours désagréables) après la vente. Réclamations qui pourraient aller jusqu’à l’annulation.
Quand les commissionnaires lui apportent ses deux superbes majoliques, le client, à son tour, s’effraie de voir leurs grosses mains manipuler ces merveilles miraculeuses :
«Laissez-moi faire», dit-il avec
autorité.
Il saisit à bras-le-corps la première majolique – qui sortait tout droit de l’atelier du père Lajoue – et se met en devoir de descendre les escaliers jusqu’à son véhicule. Un énorme fracas nous a tout de suite fait comprendre qu’il n’était pas arrivé au bout de son effort : le client était assis parterre, au pied de l’escalier, et sa précieuse majolique était répandue en mille morceaux autour de lui !
D’après Pierre Bellemare
1 janvier 2010
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