Djamila la révolte, Bouhired l’espoir…
« Dans les révolutions, il y a deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent. » Napoléon Bonaparte
La meute est lâchée ! Une campagne de calomnies d’une rare violence vient d’être lancée contre Djamila Bouhired. Là où un communiqué officiel aurait suffi pour rectifier, loyalement et
dans la transparence, d’éventuelles contrevérités contenues dans sa lettre au Président, c’est un tract clandestin émanant de cagoulards tapis sous les lambris de la République qui distille son intox à travers des journaux-serpillières, pour battre le rappel des clientèles. Selon la feuille de route qui n’a pas fait dans le détail, la résistante historique, réduite au statut de courtisane éconduite, serait tombée dans la trahison par dépit pour servir les intérêts des services français, des moukhabarate égyptiennes et du makhzen marocain ! Pour mériter un tel palmarès d’indignité, Djamila Bouhired s’est rendue coupable d’un impardonnable crime de lèse-majesté. Après avoir décliné les offres somptuaires du Palais pour jouer les faire-valoir d’un régime décrié, elle a ouvert la boîte de Pandore en s’adressant, avec le ton que la gloire lui autorise, à un président susceptible, plus sensible aux allégeances claniques qu’aux interpellations citoyennes. Alors qu’ils auraient dû prendre sa défense, ses faux frères, reconvertis depuis longtemps dans un affairisme débridé, la traînent dans la boue, et tentent de rabaisser l’icône de l’Algérie combattante au rang peu glorieux d’escort-girl, dont le seul mérite se résumerait à un joli minois qui servait à tromper la vigilance ennemie ! Vulgaire misogynie ! Pitoyable ingratitude ! Tragique reniement de ceux qui furent peut-être des héros, mais qui ont, depuis longtemps, troqué les couffins de la dignité et les bombes de l’honneur, contre le patriotisme visqueux du container et de la mangeoire. Emanant de péripatéticiennes déguisées en professeurs de vertu, le flot de vomissures déversées contre Djamila Bouhired révèle jusqu’à la caricature le sort de cette Algérie humiliée, qui tangue entre Titanic et la Grande Vadrouille. Les charges populistes poussent le ridicule jusqu’à s’offusquer de ses « notes impayées chez le boucher », en invoquant le sort déplorable d’une majorité d’Algériens qui n’arrivent pas à boucler les fins de mois. Comme si la responsabilité en incombait à Djamila Bouhired. Et pendant qu’on y est, pourquoi ne pas l’expulser de l’appartement aux vitres cassées colmatées avec du plastique qu’elle occupe seule, pour rendre justice aux maudits de Diar Chems, de Bachedjerrah et d’ailleurs qui s’entassent dans des clapiers pour y dormir à tour de rôle ?
Cette salve bien orchestrée vise à occulter une réalité plus triviale. Sans doute plus héroïque que le maniement de la mitraillette et du TNT, le cri de détresse de Djamila Bouhired a révélé, par contraste, la déchéance des héros virtuels des temps de guerre, qui se sont encanaillés à l’indépendance dans le baise-main et la soumission pour ne pas avoir à parler la bouche pleine. « J’ai vu des hommes résister aux tortures les plus impitoyables, mais plier devant l’argent ! », déplorait Kateb Yacine. De rares exceptions confirment toutefois l’insoutenable constat. Si l’héroïne de la Bataille d’Alger avait voulu monnayer la gloire de son combat contre la frivolité des privilèges, elle aurait eu cette vie de châtelaine pour laquelle tous les présidents de l’Algérie indépendante, de Ben Bella à Bouteflika, lui avaient déroulé le tapis rouge. N’a-t-on pas vu, lors des cérémonies d’un 1er Novembre confisqué, l’actuel locataire du palais d’El Mouradia, tout sourire, tenant l’icône par la main pour l’exhiber à la télévision comme un trophée ? Au-delà des coups fourrés et des mises en scène, il reste l’essentiel. Dans un geste bien rare qui redonne aux valeurs perverties du patriotisme révolutionnaire leur véritable sens, Djamila Bouhired joue la transparence intégrale. Méprisant la polémique de caniveau qu’on tente de lui imposer, elle se contente, malgré cette pudeur des honnêtes gens qui n’ont pas de cadavres dans les placards, d’étaler sur la place publique la totalité de son patrimoine : l’appartement qui abrite sa solitude, un magasin fermé depuis longtemps en raison d’un litige judiciaire, un véhicule de tourisme et une pension mensuelle de moudjahida de 50 000 DA. Et c’est tout ! Aux roquets de la nomenklatura, dressés pour lui mordre les mollets et lui cracher au visage, et à leurs commanditaires de l’ombre de prouver le contraire. En révélant les adresses de ces châteaux des Mille et une Nuits qu’une rumeur insidieuse, sortie des salons algérois où s’élaborent les conspirations, lui prête en Algérie et ailleurs. Comparé aux fortunes indécentes et au train de vie qui défient le droit et la morale de ses détracteurs déguisés en dragons de vertu, le patrimoine de Djamila Bouhired est bien dérisoire.
Une famille de révolutionnaires
Pourtant, elle est issue d’une famille aisée qui avait sacrifié ses enfants et ses biens au service de la patrie. C’est l’une des maisons de la famille Bouhired, à La Casbah, qui servait de refuge aux chefs de la Révolution. Le sous-sol abritait le laboratoire où Taleb Abderrahmane fabriquait les bombes ; c’est de là que partiront les couffins de la mort pour ressusciter la dignité des Algériens. C’est cette même dignité chevillée aux tripes qui pousse aujourd’hui Djamila Bouhired, même dans l’adversité et la souffrance, à refuser avec ce panache des personnages de légende, les prises en charge que des émirs du Golfe, des princes d’Arabie et des chefs d’Etat en mal de légitimité, lui ont offert par compassion ou par calcul, sans exiger la moindre contrepartie. C’est une constante de l’histoire : il y a les héros qui font les révolutions sans compter les sacrifices et les faussaires qui s’en réclament pour mieux en profiter et les pervertir ! Le procès en sorcellerie intenté à Djamila Bouhired, et le bûcher dressé pour la brûler relèvent d’une impardonnable profanation qui interpelle la conscience de chaque patriote, de chaque citoyen. En s’attaquant à l’un des rares symboles de l’Algérie combattante encore vivants, ces procédés de basse police révèlent le degré de décomposition d’un système qui a pris en otages la patrie, son histoire, ses martyrs et son drapeau, n’hésitant pas à les sacrifier à la fureur d’un pays étranger pour des intérêts dont il reste à percer le secret. Mais à quelque chose malheur est bon. Les autorités qui ont manifesté un inhabituel souci de transparence et d’équité dans ce qu’il faut désormais appeler « la deuxième affaire Bouhired » ne manqueront pas de répondre aux attentes des Algériens sur la destination des deniers publics. En révélant notamment les critères qui président à l’octroi des prises en charge pour soins à l’étranger et en s’expliquant sur les « prêts » bancaires jamais remboursés, les ardoises effacées par dizaines de milliards et la « vente » au dinar symbolique de somptueux palais de la République au profit de particuliers bien cotés en cour.
Dans cette foire aux petites magouilles et aux grandes arnaques, il reste une réalité, pathétique. Comme l’Algérie qu’elle n’a pas fini d’incarner, Djamila Bouhired est malade, très malade. Elle doit être soignée. Pour ceux qui ont eu le privilège de l’approcher et de partager ses souvenirs et ses rêves, ses angoisses et ses espoirs, elle reste, malgré la douleur et l’ingratitude, un concentré de cette ferveur révolutionnaire qui a déserté nos contrées depuis bien longtemps. Sans haine ni esprit de vengeance. Dans son propos sorti des entrailles d’une Révolution trahie, les valeurs patriotiques perverties par un nationalisme sonore, agressif et rentier sont réhabilitées dans leur véritable signification. Ecouter Djamila Bouhired raconter avec humilité sa curiosité juvénile posant des questions en rafales sur l’avenir du pays à Abane et Ben M’hidi toujours à l’écoute, ou son attente sereine dans les couloirs de la mort, du rendez-vous fatal avec la guillotine, ou encore la voir pleurer à chaudes larmes ses « frères et sœurs » de combat comme s’ils avaient été exécutés la veille est une inestimable rencontre avec l’héroïsme, avec la dignité, avec l’histoire.
Mais aussi avec l’avenir. En un mot, avec l’Algérie. Au-delà de son état de santé déclinant, son appel de détresse a explosé comme le cri d’outre-tombe de Hassiba Ben Bouali, Abane Ramdane, Larbi Ben M’hidi, Ahmed Zabana et de tant d’autres héros trahis dans leur rêve d’une Algérie plurielle et juste, enfin réconciliée dans le respect de tous ses enfants. Il a eu l’effet d’un électrochoc sur un peuple humilié qui, malgré tout, n’a pas perdu l’espoir de renouer avec la grandeur et de retrouver enfin la liberté. En attendant, la colère gronde dans le pays profond. Les gestes de solidarité et de compassion qui parviennent d’un peu partout à Djamila Bouhired sont porteurs d’un même message de colère et de révolte : redéployez, disent-ils, l’étendard de nos libertés séquestrées et de notre dignité bafouée, des millions de sans-culottes et de damnés de la terre sont prêts à vous emboîter le pas.
L’auteur est : Journaliste
El Watan
Par
29 décembre 2009
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