Djamila El Djazaïria, notre fierté !
Je ne sais pas ce qu’auront été les réactions des autres algériens, à la lecture de ces deux lettres de Djamila, l’une à Bouteflika et l’autre à nous tous, ses frères et sœurs du peuple qu’elle a contribué à libérer du joug colonial, et dont elle a été, avec quelques autres de nos héros, un si beau symbole.
Personnellement, j’ai éprouvé de la honte. Un sentiment diffus d’impuissance et de rage. Et de la honte!
Il est vrai que des malfaiteurs, des lâches et des cloportes ont détourné à leur seul profit
les fruits de indépendance. Il est vrai qu’ils n’ont reculé devant aucun moyen, ni aucune forfaiture, fussent-ils les plus horribles et les plus sanglants, pour nous ravaler à une situation encore plus humiliante, et plus injuste, que celle où nous avait réduit le colonialisme. Plus dégradante et plus humiliante parce qu’ils ont pris de nos propres rangs les forces qu’ils ont lancées contre nous, parce qu’ils nous amené à applaudir leurs turpitudes, et même à nous entredéchirer pour les quelques os qu’ils nous ont jetés.
J’ai honte, aujourd’hui, après cette gifle retentissante de notre soeur Djamila, mais j’en suis fier aussi.
J’ai été fier, et ému, par le ton affectueux qu’elle prend pour nous interpeller, nous ses frères, ses sœurs, ses enfants.
Elle n’a pas voulu de l’aide, pourtant fraternelle et désinteressée de nos coreligionnaires du Golfe, des princes, mais à nous, qu’elle aime, qu’elle chérit, et qu’elle n’a jamais voulu trahir, fut-ce au prix de sa propre santé, elle n’hésite pas à nous demander notre aide.
J’ai eu honte, mais j’ai été fier, fier, fier!
Fier de ce ton hautain, méprisant, et de ces paroles cinglantes qui ont claqué comme autant de coups de fouet, lorsqu’elle s’est adressée à Bouteflika. Elle ne lui pas mendié les moyens qui lui permettront de se soigner, et de vivre digne, mais elle a exigé de lui de ne plus les humilier, elle et ses frères et sœurs de combat. Et quel combat !
C’est un cri de colère qu’elle lui crache à la face: « vous ne pouvez ni ne voulez connaître leur dénuement. Ces frères et sœurs, dont l’intégrité est connue, n’ont bénéficié d’aucun avantage… »
Et pour cause ! Parce que comme elle, ces frères et ces sœurs dont certains sont morts dans l’indigence, ont refusé de trahir leur peuple, en se laissant acheter par ceux là même qui étaient embusqués à Oujda et Ghardimaou, au moment où les vrais moudjahidines tombaient par milliers sous le feu de l’ennemi, ou dans les dans les geôles sanglantes de la « question ».
Djamila Bouhired n’a pas eu le bonheur de tomber au champ d’honneur, car heureux furent les moudjahidines qui n’ont pas vu ce qui allait être fait de ce peuple qu’ils ont libéré.
Djamila Bouhired a dû boire le calice jusqu’à la lie. Voir tout un pays tomber entre les mains des plus lâches et des plus vils d’entre les Algériens. Voir comment les belles valeurs qui gonflaient les voiles de la révolution algérienne, ce vent-debout qui portait tout un peuple, tomber brusquement jusqu’à ne devenir qu’un vent mauvais, un souffle d’agonie, un persiflage odieux.
Elle a vu, la mort dans l’âme, certains de ses frères et soeurs de combat baisser les bras devant l’odieuse mainmise sur tout le pays.
Elle a vu comment certains, parmi les plus braves, ont rejoint la masse des profiteurs et des opportunistes, et comment ils ont permis que leurs noms, leur passé, leur héroïque combat, servent de facades honorables et de trompe l’oeil à ce qui n’est rien d’autre qu’une colonisation du peuple algérien.
Elle a vu comment ces braves se sont couchés dans le lit d’une honteuse servitude, juste pour dormir dans la soie, au moment où le peuple qu’ils avaient libéré entrait dans l’indignité. De plain pied!
Et elle a vu, Djamila, elle a vu se pavaner comme des paons, se rengorger comme des dindons, les nouveaux maîtres du pays.
Toute honte bue, ils s’étaient inventé un passé qu’ils n’ont jamais eu.
Ils ont capté le cours tumultueux et libérateur de la victoire pour en faire un cloaque nauséabond.
Et Djamila a vu, elle a vu le désespoir naître dans les yeux de ceux qui sont nés dans un pays soumis à une atroce domination.
Elle a vu ces jeunes algériens se cogner aux murs de leurs prison à ciel ouvert, comme autant de papillons de nuit qui ne connaissent pas le jour, et qui se brûlent aux flammes en croyant aller vers la lumière.
Elle a vu Djamila, elle a vu naître une violence inouïe dans les cœurs aigris par l’injustice. Et elle a vu les maîtres autoproclamés du pays retourner cette violence qui les visait contre ceux là même qui voulaient s’en servir pour les chasser.
Elle a vu, Djamila, elle a vu des fleuves de sang versés dans les cloaques de l’oppresseur. De ce sang généreux versé en vain. La peur, la violence, la douleur ont étreint tout le pays de leurs serres d’acier.
Et elle a vu, Djamila, elle a vu que pendant que la mort déferlait comme une marée soudaine, emportant la vie jusqu’à ses lendemains, les Maîtres autoproclamés du pays, continuaient à dépecer la bête sanglante qu’était devenue sa chère patrie. Ils la déchiraient à pleines dents, au moment même où ils lâchaient la mort contre les plus faibles des Algériens.
Puis elle a vu, Djamila, elle a vu toute la jeunesse du pays, ce sang neuf qui avait été versé dans des combats fratricides, elle a vu cette sève montante tourner ses regards vers ailleurs. La jeunesse algérienne, plutôt que de tuer l’autre algérien, préférait allait se suicider dans la mer, en tentant de la franchir, pour rejoindre d’autres pays, plutôt que de vivre dans le propre sien.
L’ Algérie était comme une dépouille, un butin de guerre, jeté aux pieds de charognards qui ne voulaient rien y laisser qui palpite seulement.
Nous étions nombreux, ceux qui connaissaient la pudeur et la droiture de Djamila Bouhired, et Djamila Boupacha, entre quelques rares autres à ne pas avoir succombé aux sirènes de l’indignité, nous étions nombreux à nous interroger sur le silence de ces survivants de la plus grande épopée du peuple algérien. Nous ne comprenions pas bien pourquoi ils et elles assistaient sans rien dire à la lente agonie de leur peuple, à cette déchéance sans nom.
Nous pensions qu’à l’instar des rares Justes qui étaient encore parmi nous, elles étaient écœurées, non pas par l’ignominie des barons du régime, mais par notre honteuse passivité.
Et voilà que Djamila écrit, coup sur coup, deux lettres, comme pour dissiper tout malentendu. Une à Bouteflika qu’elle gifle du haut de sa stature, et l’autre à nous, son cher peuple, avec lequel elle use de mots doux et chaleureux.
Et elle vient, de tout son corps, et de toute sa belle âme, se blottir entre nous. Nous ses frères, ses enfants, ceux qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. Et elle nous dit qu’elle est de notre sang et de notre chair. Et elle n’a pas honte de nous demander de l’aider, nous, et personne d’autre. Et nous, nous l’aimons. Nous qui n’avons pas su nous dresser contre le monstre, contre l’ogre qui mange nos vies, nous qui avons semé notre dignité d’hommes au gré des turpitudes, nous pleurons de rage…
Djamaledine BENCHENOUF.
26 décembre 2009
Colonisation