par Boudaoud Mohamed
De par le nom de Dieu, Tout-Miséricordieux, Tout-Compatissant. De Kaddour Ould Mrah, à ses honorables frères du Gouvernement de notre Patrie, salutations et la compassion de Dieu et Ses bénédictions.
Ô mes frères, sachez d’abord que chaque fois que je désire emprunter un chemin, surgissent des individus qui se mettent à s’attaquer à mon dessein, à le noircir, comme s’ils étaient actionnés par une force invincible qui a pour but de démolir mes projets, de m’empêcher d’agir. C’est ainsi que lorsque je lui apprends que j’ai décidé de vous écrire, lorsque je l’informe du contenu de ma lettre, Benkerma Larbi, mon voisin de palier depuis 15 ans, allume une cigarette, aspire deux longues bouffées, souffle la fumée qu’il a gardée au fond de sa poitrine pendant un moment, puis se comporte comme il a l’habitude de le faire, en bouche dégoulinante d’aigreurs, crachant des paroles acides et saliveuses. Même les mains impitoyables d’un tortionnaire ne pourraient pas m’arracher les mots qu’il a employés pour vous décrire. Cet individu rempli de haine ne doit pas être un musulman. Comme ces mendiants qui exposent aux regards des passants la plaie purulente qui leur pourrit la jambe, il ne rate pas une occasion pour vomir sa misère rancunière et haineuse, poussant des grognements qui laissent entendre que vous êtes responsables des poux qu’on devine grouiller joyeusement chez lui. Ne fallait-il pas le laisser croupir jusqu’à la fin de sa vie dans le trou étouffant où il suffoquait avant que vous lui octroyiez un adorable F2 ? Quelle sale manière de remercier ses bienfaiteurs ! Mais que pouvons-nous attendre, ô mes frères, d’un type qui n’a pas participé à l’inoubliable joie qui a fait danser et chanter tous les Algériens le 18 novembre ? Ce poison que personne n’a vu brandir le drapeau national comme tout le monde ! Ce rabat-joie qui s’est contenté d’observer les gens festoyer, le visage plombé comme s’il avait sous les yeux le cadavre de sa propre mère. Ne dirait-on pas que dans ses veines coule du sang égyptien ? Je n’exagère nullement. Des signes le suggèrent. Sa fille cadette qui imite souvent la langue de ces traîtres que nous avions toujours considérés comme des frères. Ces chansons légères qui évoquent la danse du ventre et que son épouse écoute avec passion quand il est absent…
Mais, il n’y a pas que ce faux Algérien qui a failli me gâcher le plaisir de vous écrire, ô mes frères du Gouvernement, il y a aussi ma femme. Elle s’est mise à roder autour de moi en poussant des plaintes : « Le panier est vide. L’humidité suinte des murs. Nous pourrissons dans ce coin où jamais le soleil ne pénètre. Mes enfants mangent n’importe quoi et sont malades. Ils ont la peau sur les os. Ils sont noirauds. Ils portent les mêmes chiffons depuis des siècles. Les mouches nous tourmentent à longueur de journée. Les moustiques nous attaquent et nous vampirisent durant toute la nuit. Les cafards ont envahi la maison. Les souris rongent mes matelas. La fatigue a ruiné mes os. Même la prière m’arrache des cris de douleur. Je ne peux plus m’agenouiller et me prosterner devant Dieu. Je voudrais mourir et me reposer dans une tombe. J’ai envie de dormir éternellement. Mon linceul est prêt depuis longtemps. Ô ma mère où es-tu ! Le panier est vide… » Mais je l’ai laissée se répandre en gémissements, je me suis habitué à ses pleurnicheries. Ô mes frères, je n’ai rien à vous apprendre sur les femmes, vous êtes tous mariés. Cependant, la mienne est un peu particulière : ce jour-là elle n’a pas arrêté de me tourner autour, faisant naître dans ma tête le désir de tuer. Alors, avec un regard farci de menaces, pour éviter de commettre un crime, je lui ai fait comprendre qu’il fallait qu’elle la ferme, sa gueule ! Oui, mes frères, sachez que vous gouvernez des hommes, de vrais hommes ! Elle a saisi le message, la poule. Elle s’est éloignée, bec cousu.
Mais, ce n’est pas pour vous parler de ces deux aigris que j’ai pris la résolution de vous écrire, ô mes frères. Le sujet, sur lequel j’ai éprouvé un besoin impératif de vous entretenir, concerne notre Honorable Equipe Nationale de Football. Modestement, la grandissime victoire du 18 novembre m’a inspiré un certain nombre d’idées que je voudrais vous proposer, ayant la certitude qu’elles vous plairont. J’ai toujours rêvé de servir mon pays, de pouvoir un jour vous donner un coup de main. Louange à Dieu, l’occasion s’est présentée. Voici donc sans plus tarder les fruits de ma méditation patriotique sur comment immortaliser le grandiose événement footballistique que nous venons de vivre.
Ô mes frères, en premier lieu – je vous demande d’excuser mon ton impératif – nous devons rompre immédiatement toutes les relations que nous avions avec le pays de la danse du ventre. C’est déshonorant pour notre vaillant peuple de rester lié à des individus qui ne savent que pleurer et gémir, danser et chanter, comme le montrent si bien les films qu’ils produisent sans discontinuer, où l’on voit des hommes mous, une fausse moustache touffue leur couvrant la moitié du visage, lécher les pieds à de grosses gonzesses hurleuses, viande qui minaude et se tord comme une chatte dévoyée.
D’un autre côté, je vous propose de dresser partout dans le pays des statues aux joueurs de notre Honorable Equipe Nationale et à son entraineur. Elles seront érigées à l’intérieur de jolis petits jardins ménagés loin du tapage, agrémentés de bancs publics et soignés quotidiennement. Dans la beauté et le calme de ces lieux, en contemplant nos héros en bronze, les citoyens apprendront comment survivre aux coups de fouet du destin. Là, ils puiseront le courage de continuer à respirer.
Pour graver mieux ce souvenir dans les mémoires, je vous propose aussi de faire du 18 novembre de chaque année une journée chômée et payée. Ce jour-là, la télévision nationale repassera le match de football qui nous a rendus notre dignité. Ses animateurs donneront la parole à tous les grands joueurs qu’a produits notre nation. Des personnalités politiques et des diplomés de chez nous seront invités sur ses plateaux pour nous parler du lien qui existe entre un ballon en cuir et l’amour du pays. Par ailleurs, des manifestations culturelles et sportives seront programmées sur notre immense territoire.
Tous les maires liront au même moment le même discours à l’honneur des lions qui ont rafistolé notre dignité. On permettra au peuple de sortir dans la rue pour chanter, danser et klaxonner à loisir. Bref, il faut faire en sorte que cette mémorable journée soit une fête qui fasse revivre en nous le souvenir de l’exploit qui lui a donné naissance.
Il serait également intelligent d’engager un grand metteur en scène américain qui serait chargé de la réalisation d’un feuilleton sur les événements footballistiques importants que nous avons vécus ces derniers temps. J’ai longuement pensé au titre. C’est celui-ci qui me semble convenir : Gloire aux Verts ! Ah ! J’allais oublié. En ce qui concerne les relations sentimentales, il faudra insister essentiellement sur l’amour qui lie les enfants aux parents, et les parents aux enfants.
Voici encore une autre idée : faire, de toutes les photos qui concernent notre Honorable Equipe Nationale, un joli album qu’on imprimera à des millions d’exemplaires qui seront offerts aux citoyens.
Mais, c’est cette dernière proposition que je désirais surtout vous communiquer. Ô mes frères, il faudra penser à programmer dès l’année scolaire prochaine un cours sur le football. Pour animer ces leçons, l’enseignant sera secondé de temps à autre par un joueur de l’équipe locale. Pendant ces séances, des matchs seront projetés et commentés par l’ensemble de la classe. Le livre scolaire concernant cette nouvelle matière insistera fondamentalement sur le lien entre le foot et l’amour de la patrie.
Ô mes frères du Gouvernement, il est temps que je vous laisse vaquer à vos nobles tâches. C’est ma fille ainée qui a rédigé cette missive sous ma dictée. Elle est en terminale. Mais elle a peur de rater son bac par la faute de ces enseignants qui n’arrêtent pas de se mettre en grêve. Que veulent-ils ? Des sous ? Que donnent-ils à la nation pour demander à gagner beaucoup d’argent ? Les mollusques ! Les parasites !
Que Dieu vous assure Son succès. Que la Paix soit sur vous et la clémence de Dieu et Ses bénédictions.
Le Quotidien d’Oran
10 décembre 2009
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