LITTÉRATURE FÉMININE Taos Amrouche, une figure de l’Antiquité, une pythie… |
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A travers la lecture de l’oeuvre de Taos Amrouche, il m’apparaît intéressant de relever la question de la place et du rôle de la femme dans la société maghrébine en général, vue et vécue par les femmes elles-mêmes. Dans son cas, Taos Amrouche savait déjà pertinemment qu’elle n’aurait pas sa place parmi les individus socialement et culturellement désignés pour accomplir les différentes tâches relatives à la vie quotidienne mais aussi à la promotion sociale et à la politique par exemple même si elle ne prétend pas en faire, loin s’en faut. Les structures sociales étant des structures mentales intériorisées, pour paraphraser Bourdieu, Taos a dû se contenter, à son époque, de s’engager autrement, à un autre niveau de lutte concernant les problèmes culturels et ceux de l’identité féminine. Elle était également une chanteuse, conteuse et écrivaine. Elle incarne la résurgence du génie berbère, en chantant dans les différents festivals et récitals des chants recueillis de la bouche de sa mère Fadhma Ath Mansour Amrouche. Tout comme sa mère, de qui elle tient beaucoup, Taos possède aussi le don de la transmission : contes, berceuses, récits… qui ont fait l’objet d’un livre entier : Le grain magique.[1] En interprétant ces chants, Taos fait revivre des mélodies plus anciennes qu’on ne le pensait. Les spécialistes n’hésitent pas à desceller : « L’éternité qui semble être suspendue à la vibration, à l’émission du son de sa voix accomplie et qui nous relie au fond des âges »[2]. Elle nous relie, avec le mystère de ces résonances dont certaines nous viennent d’au-delà l’Antiquité, selon certains chercheurs dans le domaine de la musique ancienne, à une chaîne de plusieurs générations précédentes. Taos s’y investit corps et âme dans ce domaine avec une énergie et un dévouement qui n’ont d’égaux que ceux d’un cavalier numide et se qualifie elle-même « de guerrière ». Dans le même ordre d’idées, sa fille, Laurence Bourdil, la compare, lorsqu’elle la voit monter sur scène, à : « Une figure de l’Antiquité, un mélange de Cassandre, d’Hercule et de Kahina. Elle était l’incandescence ! »[3] […] Son enthousiasme et sa détermination légendaires font d’elle : « […] une pythie… »[4] A propos du choix de la langue justement, pour les Amrouche, le problème se pose différemment par rapport à d’autres écrivains de leur génération et même à ceux d’après l’Indépendance, leurs compatriotes, en somme, puisque cette langue, le français, leur sert d’instrument de libération, y compris la libération d’euxmêmes, pour reprendre Mammeri. Ils ont un autre rapport tout à fait différent, un rapport particulier avec cette langue. Jean El Mouhoub disait qu’il concevait tout dans cette langue (le français) mais qu’il ne pourrait pleurer qu’en kabyle. C’est l’une des raisons qui font peut être que Taos affiche une certaine obstination toute fragile à cette héritage ancestral. Qu’elle se sent partagée entre deux mondes, deux cultures, deux mondes que tout sépare. D’où le masque qu’elle arbore fièrement pour faire de l’ombre à sa vulnérabilité. Une fois de plus c’est sa fille Laurence Bourdil qui nous la peint de façon précise : « Elle était barbare, préhistorique, elle venait d’un autre monde, d’un autre temps, son âme était un roc, un morceau de Djurdjura mais son coeur était celui d’une toute jeune fille… »[5] . Cette partie d’elle même-la jeune fille- est justement l’objet de ces quatre romans. Elle s’y présente sous forme d’une jeune héroïne toute fragile et fiévreuse, notamment dans Rue des Tambourins. Cette énorme sensibilité, ces apparents paradoxes constituent justement toute son essence et meublent toute sa vie faite de déchirements, de séparations forcées, d’espoirs évanouis, d’attentes vaines et désespérées… Cependant, ils constituent des facteurs de motivation, des catalyseurs à son imaginaire créatif en remuant le couteau dans sa plaie béante d’exil et d’apatride. Le choix de la langue française implique, dans ce contexte précis, consciemment ou non une prise de position idéologique. En optant pour une manière de dire, l’écrivain choisit forcément une manière d’être. Ce que Taos vit mal et ressent au plus profond de sa chair et de son âme. Elle n’en sort pas indemne puisqu’elle est morte en emportant avec elle sa douleur… Sur ce point, M. Khair- Eddine apporte une précision de taille : « Taos tire ce qui fait de l’histoire un miroir réversible, une culture terrienne immémoriale que tous, depuis les Phéniciens et les Romains, ont tendance à effacer pour mieux imposer des systèmes strictement politiques et mettre ainsi la main et le pied sur l’âme des Maghrébins, les empêcher d’être autre chose que les éléments obéissants d’une structure qui n’est pas faite pour eux, ni pour leur salut »[6]. Le miroir réversible est cet instrument de communication qu’est la langue et qu’elle avait adoptée pour mieux se voir et surtout examiner à travers elle les autres, ceux qui « veulent imposer leur système ». En se regardant dans ce miroir, elle a pu non seulement se voir mais aussi se redécouvrir, découvrir ses racines et sa vraie culture en allant la déterrer et la disputer aux aléas de l’oubli qui la menaçait indéniablement. [1] – Le Grain Magique, recueil de chants, de contes et de proverbes berbères, Ed. Maspero, 1968. |
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Yidir Oufella Le Courrier d’Algérie |
Taos Amrouche, une figure de l’Antiquité, une pythie…
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29 novembre 2009
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