Rencontré au 14e Sila lors d’une vente dédicace, le poète tranchant et sans concessions, Yussef Bazzi, évoque dans cet entretien son livre témoignage et/ou journal de guerre, son projet poétique et le poids du souvenir.
Liberté : Yasser Arafat m’a regardé et m’a souri est le journal d’un combattant. Vous y relatez votre expérience de la guerre alors que vous étiez enfant. C’est un témoignage très poignant sur une expérience bouleversante…
Yussef Bazzi : Ce texte a toujours vécu en moi. Il y avait comme une cohabitation entre nous. D’ailleurs, je racontais certaines des anecdotes dans ce livre à des amis et à des personnes que je croisais lors de conférences ou autres. Je considère cette partie de mon parcours personnel comme étant la plus importante dans mes souvenirs. J’ai d’ailleurs utilisé et investi cette mémoire dans mon projet poétique. Mais je suis arrivé à un point où il fallait que je me libère poétiquement de cette mémoire. Pour ce faire, j’ai décidé d’écrire d’un trait, entièrement, de manière concise et sur un ton tranchant, et approximativement, avec un style littéraire. J’ai produit ce texte pour dépasser la thématique de ce souvenir, pour mon projet poétique. J’ai fait cela afin de trouver d’autres lieux et d’autres thématiques dans mon projet poétique ; autre que ce souvenir-là. Ce livre est un besoin personnel plus qu’une proposition aux autres. Un besoin personnel de se débarrasser d’un poids ; du poids de ce souvenir sur mon écriture et sur ma personne.
Est-ce que vos souvenirs de cette période vous encombraient et vous empêchaient d’aborder sereinement votre projet poétique ?
Cette idée m’envahissait et était d’un grand poids sur moi. Mais en plus de se libérer de ce souvenir, moi, qui appartient à la génération de la guerre, j’ai écrit ce texte dans une période où je me sentais en rupture avec la génération qui a acquis sa conscience après la guerre. J’ai aimé cette idée de lien avec la nouvelle génération, en leur transmettait un témoignage sur ce que l’on a vécu comme génération de la guerre. Pas seulement comme une expérience personnelle, mais comme une expérience qui peut être généralisée. Je n’ai pas vécu une expérience singulière et personnelle, mon expérience traduit ce qu’a vécu et enduré toute une génération. Je voulais, par ce livre, présenter un témoignage comme une expérience politique, culturelle, sociale et historique à une nouvelle génération qui n’a pas connu cette période, d’autant que les Libanais sont encore incapables d’écrire l’histoire de la guerre, dans le sens de conscience collective et d’histoire commune. Celle-ci demeure encore problématique et en débat. J’ai essayé, individuellement, de présenter des détails à cette histoire, pas l’histoire d’une guerre. Des détails personnels qui peuvent contribuer à comprendre le passé.
En même temps, vous êtes dans le littéraire ; et le fait littéraire rapporte le fait historique par le biais de la mémoire…
Bien sûr, nous ne sommes pas les historiens. Mais la littérature est à l’opposé de l’histoire. Les historiens écrivent les faits, la littérature est ce qui donne du sens à l’histoire en l’interprétant. L’écrivain n’est pas fiable, parce qu’il trahit les faits historiques, pour l’imagination, la fantaisie. Mais cette trahison a du sens dans la mesure où elle interprète l’histoire. Et c’est en cela que réside la force de la littérature.
Vous avez écrit ce texte d’un trait et vous avez été sans concessions. Ceci s’apparenterait presque à de l’écriture automatique des surréalistes. Est-ce le cas ?
Possible. Mais l’écriture automatique des surréalistes n’était pas consciente, tandis que mon écriture l’est totalement. J’ai écrit dans un état de conscience total ; j’ai été clair et sans imagination. J’ai aussi écrit d’un trait. Dans la technique, il est possible que mon écriture s’apparente à celle des surréalistes.
Après avoir fait le deuil de la guerre dans le texte, pensez-vous maintenant vous mettre au roman ?
En aucun cas. Je suis très fidèle à la poésie et je me sens incapable jusqu’à présent — même au niveau de la réflexion — d’écrire un roman. Je suis actuellement en train de préparer un recueil de poésie dans lequel je m’intéresse à ce que nous avons vécu ces dernières années à Beyrouth. J’entends par là le mouvement social, politique et culturel à Beyrouth, entre 2000 à 2005 et de 2005 à nos jours. À présent, la lutte politique et culturelle est ce qui domine ma langue et mes questionnements de poète, maintenant que je suis débarrassé de mes souvenirs de la guerre. Mais le roman, je n’y pense en aucun cas.
S. K.
Yasser Arafat m’a regardé et m’a souri, journal, 127 pages, éditions Chihab, Alger 2009, 400 DA |
10 novembre 2009
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