par Mohamed Ghriss *
En d’autres circonstances jamais Abd el Kader ne se serait astreint à ce comportement dicté par les circonstance qui n’engageaient pas que sa vie seule, autrement les choses auraient pu se présenter autrement: Abd el-Kader, profond croyant, ne redoutant nullement la mort, a prouvé tout au long de dix sept ans de combat contre un farouche ennemi, son courage à toute épreuve, ayant toujours affronté le risque d’être abattu ,
en s’élançant le premier, en tête de groupe à l’assaut de l’adversaire. Fait extrêmement rare en Histoire qui nous apprend que ,généralement, les princes,sultans et puissants chefs, restent toujours protégés dans les abris des arrières-postes. Et quel prince fut cet émir,comme le rapportèrent ses divers biographes, qui, contrairement à la coutume des chefs ,dirigeants ou monarques de ce monde , avait pour trône douillet la selle ardente de son cheval impétueux , et pour voûte de palais et tapisseries de sol , le ciel et le sable du désert au contact de l’air libre , du vent sauvage dont il savait,malgré tout comme il le confiait à ses écrits, apprécier la psalmodie sacrée à la gloire d’Allah Er-Rahmane et la Liberté chérie. Ce n’est nullement chercher une excuse à l’émir accusé de s’être rendu à l’ennemi, en disant qu’il était contraint de le faire pour sauver les siens, mais les faits étaient tels qu’il ne pouvait plus,objectivement,continuer seul le combat, trahi par les chefs tribaux , pourchassé par le sultan du Maroc lui refusant refuge, traqué de partout et surtout lâché par maints chefs confrériques qui préféraient se la couler douce plutôt que de s’engager dans l’enfer des combats comme l’a accompli tout au long de dix sept années de djihad Abd el- Kader, soucieux exclusivement de chasser l’oppresseur colonial du territoire national à reconquérir des mains de l’étranger.
Dans ces conditions tout à fait particulières , convient-il de considérer comme une trahison ou acte hautement humain de l’émir ,le fait d’avoir négocié sa reddition en échange de la vie sauve des infortunées gens à sa traîne, une fois qu’il s’était vu acculé de partout, et refoulé même par ses ex-alliés frontaliers ? La proposition de maintenir en vie et de bien traiter les captifs de la cohorte d’hommes,de femmes et enfants sous sa responsabilité à qui il a tenu à faire éviter un massacre inutile importait -t-elle, à cette période des résistances populaires sporadiques non cordonnées, moins que la proposition de reddition de l’émir , aux yeux des radicaux qui le jugent d’acte de trahison, sans prise en considération aucune des circonstances et motivations conjoncturelles? N’a t-on, pas vu de par le monde pareils exemples rapportés par l’histoire ,sans que des intransigeants eussent crié gare ? ( Presque à la même période historique d’Abd el-Kader, n’a-t-on pas assisté aux Etats -Unis à des traités de cession de combat entre chefs de cavaleries US et chefs indiens autochtones qui déposaient les armes en contre-partie d’attributions de périmètres limités de réserves de chasse et pâturages sans que les contractants amérindiens soient considérés comme des capitulateurs par les leurs ?
Et bien au contraire ces chefs-guerriers signataires de traités réalistes, – permettant d’éviter conséquemment le massacre sans issue de leur peuple,- n’ont-ils as été salués comme des héros et de grands sages à l’image de Cochise ? De même que tout près de nous, ou chez nous , durant la célèbre bataille d’Alger pendant la guerre de libération nationale, un héros national n’a-t-il pas négocié sa captivité avec la soldatesque coloniale qui l’acculait dans un quartier populeux en menaçant de tout faire exploser s’il ne se rendait pas ? Ce qu’il fit ,bien entendu en échange de la préservation de la vie sauve à la population civile de la zone quadrillée de la Casbah, et nul doute qu’en d’autres circonstances moins contraignantes, ce résistant aurait engagé le combat jusqu’à son terme final.
De même que si l’émir s’était trouvé seul face à face à l’adversaire, ou avec seulement quelques uns de ses guerriers, sans la compagnie de la procession tribale des femmes, vieillards et enfants épuisés ,à sa suite, nul doute qu’il aurait engagé le combat jusqu’à la mort,en martyr comme il le souhaitait ardemment dans ses invocations du Seigneur des mondes, car n’ayant pas à se rendre pour sauver une multitude de misérables civils sans défense!)
Comme l’ont observé des esprits avisés, il est aisé de juger hâtivement de l’apparence trompeuse du manège mouvementé du monde, mais il est la plupart du temps difficile de déceler ce qui anime intimement son ordre d’arrière-plan ! C’est pourquoi aujourd’hui, ils ne sont pas des moindres , parmi les éminents de ce monde , à considérer l’acte de reddition de l’émir comme tout à fait compréhensible car intervenu dans des circonstance exceptionnelles, Abd el-Kader n’ayant dénoncé personne ,ni livré aucun secret,ou autre mais seulement proposé en échange de sa reddition la vie sauve à son groupe et la déportation ailleurs pour les siens : ce qui a été perçu, rapportent les correspondances de l’époque , comme un acte éminemment humain par les gens d’esprit et de grandeur d’âme qui ont su apprécier le peu de cas que faisait l’émir de la postérité de son prestige comparativement à la vie sauve de ses infortunés compagnons ,sans gîte et sans pitance,condamnés à l’errance éperdue dans le désert.
Avis s’étant manifesté à l’époque en faveur de l’émir, et que la destinée fabuleuse de ce dernier allait conforter universellement plus tard, lorsque en exil à Damas, usant des vertus de la tolérance en Islam authentique, Abd el -Kader parviendra à éviter à temps la perpétration par des coreligionnaires musulmans zélés , d’un autre massacre, menaçant des étrangers cette fois, c’est – à-dire des chrétiens de Syrie, et que ,encore une fois, certains esprits fanatiques ont perçu d’un mauvais oeil,allant plus tard jusqu’à accuser l’émir de faire partie de la franc-maçonnerie !!! Ce qui était évidemment absolument faux, comme le démontra Mohamed Cherif Sahli et d’autres historiens, pointant du doigt des esprits mal intentionnés qui ont vu derrière la considération internationale mondiale dont a joui l’émir Abd el-Kader auprès de sommités mondiales, après son acte humanitaire de Damas, une accointance avec la franc- maçonnerie.. d’aucuns s’en sont tenus au portrait et photographies de l’émir en France représenté notamment avec la fleur emblème de la société secrète alors que cette iconographie a été spécialement conçue par le portraitiste célébrant symboliquement l’évènement et l’immortalisant en honneur du grand homme, dont beaucoup cherchaient à s’affilier l’adhésion. Mais nulle part,ailleurs les historiens et investigateurs n’ont trouvé trace de son appartenance à une quelconque loge maçonnique, que ce soit en Orient ou en Occident. Les interviews de l’époque de l’émir peuvent à tout moment être consultés et soigneusement vérifiés sur l’Internet pour une idée sur l’homme qui a habilement su être sur ses gardes face aux propagandistes sournois qui croyaient aisément pouvoir le manœuvrer
Quant au reste, il aurait laissé à la postérité ce cri lancé devant les flots tumultueux du Nil comme pour répondre à ses détracteurs futurs qui se contentent souvent de dénigrer seulement sans jamais avoir tenté , au préalable, en ce qui les concerne d’essayer de comprendre le pourquoi et le comment des choses, ni entrepris ce qui pourrait être constructif pour le pays, en s’informant auprès des instances internationales des sciences et savoirs, s’il le faut, avant de s’aventurer à balancer des jugements hâtifs , préjudiciables, en fin de compte ,à l’appréciation de leur propre savoir qu’à la mémoire de l’émir dont l’esprit spiritualiste et promoteur des droits humanistes légendaire a désormais conquis d’autres peuples de l’Humanité dont des représentants viennent , de nos jours, en Algérie se recueillir à sa mémoire. Ce cri d’appel à la continuité de la résistance , répercuté par la tradition populaire, et repris jusque dans la littérature chez un Mohamed Dib ou Kateb Yacine, c’est cette fameuse vocifération à l’adresse des colonialistes Français «Dussiez vous rester deux siècles , vous sortirez tôt ou tard de l’Algérie» : message reçu par son petit fils l’émir Khaled qui fut à l’avant garde des prémices du Mouvement National, lorsqu’il adressa notamment dès 1919 au président Wilson , ( voir Le Nationalisme Algérien, du regretté Mahfoudh kaddache) un plaidoyer en faveur de l’indépendance de l’Algérie ! Et depuis, commença la formidable aventure moderne du Mouvement National Algérien dont certaines figures , sont,aujourd’hui, à l’instar de celle de l’Emir , universellement connues ,pour avoir été à l’avant-garde du combat anticolonial libérateur et qui se doit d’être prolongé aujourd’hui par la continuation du projet de parachèvement du dessein assigné de l’édification d’une République Algérienne démocratique souveraine.
Et trop souvent, malheureusement, les désenchantements des lendemains de l’indépendance de l’Algérie ne sont pas objectivement reliés à leurs directs responsables mais mis sur le dos des anciens qui auraient «fauté»,selon certains révisionnistes ? Le courage a manqué pour certains plumitifs pour faire cas des graves déviations enregistrées et conduit le pays là ou l’on sait, et ont préféré surtout s’en prendre à l’émir par exemple. D’aucuns l’ayant même accusé de faire partie de la franc-maçonnerie pour l’enfoncer davantage. Mais, encore une fois, les faits d’histoire sont têtus, ils ne se prêtent pas longtemps aux falsifications des manipulateurs qui finissent toujours par se retourner contre leurs propagandistes et blasphémateurs.
Et pour avoir une idée assez nette de la pensée de l’émir, rien de mieux que l’étude de son œuvre, si modeste soit elle, et tout particulièrement sa fameuse «Lettre aux français», qui demeure,hélas, à ce jour , méconnue par beaucoup de ces soi disant savants pamphlétaires ou analystes politologues et autres parmi ses coreligionnaires , qui préfèrent curieusement, se référer et se fier constamment aux apports des anciennes presciences , affabulations mythologiques, juridictions rigoristes et littérales, etc., plutôt que d’entreprendre l’effort salutaire de la réflexion critique productive d’idées allant de l’avant , susceptibles de contribuer à un vent salutaire de réformisme et d’Ijtihad.
Et en commençant d’abord,et avant tout par promouvoir et autonomiser l’université, les savoirs,cultures plurielles ,les libertés de culte et citoyennes,comme au temps d’El Ma’moun et de sa Maison de sagesse receleuse des savoirs et traductions universels sans frontières, mais qui constitue,hélas, une parenthèse vite refermée dans ce sacré monde arabo- musulman des mille et une nuits qui continue à rêver en plein jour ! Et pour cause le primat dans ces infortunées contrées a toujours été accordé à l’ancien,voire à l’obsolète, jamais au nouveau du renouveau scientifique et culturel, jamais à l’effort d’Ijtihad el-Akbar qui consiste à se purifier et nettoyer soi d’abord des inhumanités, perversités et agressivités avant de prétendre pouvoir éduquer les autres sans risques majeurs de contrainte et d’intolérance tyranniques.! Et pour comble de malheurs lorsque de temps à autre des polémiques éclatent dans ces contrées se parant de plexi – glace en guise de modernité et de burkabikini en guise d’ijtihad, il n’est jamais question de débats portant sur des sujets brûlants d’actualité ou d’ordre spirituel, culturel, scientifique, etc. orientés vers l’avenir et le projet sociétaire, etc., mais concerne toujours, hélas, des considérations relevant des sempiternels débats ancestraux tournant autour du «Hallal» et de «La yadjouze», alors que ces superbes messieurs incitateurs de polémiques stériles n’ont dit mot, quand il le fallait, du grand «Haram» de la tragédie des harragas fuyant un pays riche mais pour les apparatchiks et leurs clans, ni qu’ils étaient présents lorsqu’il fallait condamner l’immonde bête du terrorisme sanguinaire ? Le soin ,bien sur, étant laissé aux plumes et voix porteuses de la classe moyenne laminée des universitaires , journalistes, enseignants, artistes et des pauvres intellectuels ,en général, de s’en charger,comme d’habitude, quant aux dividendes, le privilège va toujours pour ceux qui se sont toujours le moins impliqués aux temps de fournaise, comme si les décideurs en chefs de ce pays, passés et présents, ont de tout renié ses hommes et femmes laborieux et efficients du terrain , et jamais cherché à se regarder objectivement en face? Sinon pour se donner illusion et continuer à considérer l’Histoire sous les œillères trompeuses du mythe des grandiloquences qui empêche toujours de voir lucidement les choses.
Ainsi, et en dépit de la valeur spirituelle et culturelle du rôle important des zaouias qui pourraient être d’un grand apport dans l’éducation des jeunes, et particulièrement leur l’initiation à la tolérance sociale par notamment la promotion des savoirs et courants diversifiés de la religion, il ne faut pas négliger le fait qu’à moyen ou long terme ,comme c’est prouvé en zone Afrique ,que le développement des ramifications de ces confréries à d’innombrables niveaux sociaux,n’est pas sans risquer de mettre en péril les institutions modernes de la République : l’exemple africain d’adeptes confrériques au sein de divers corps d’armée étatique mais aux ordres infaillibles du chef Soufi confrérique vénéré, est là pour prévenir de ce danger du communautarisme revivifié, qui menacerait en sourdine la cohésion des rangs unitaires de l’armée nationale populaire Républicaine. C’est là mon point de vue strictement personnel, car j’estime,en mon âme et conscience , que si priorité il y a à donner actuellement dans la société moderne actuelle , pour la mission des savoirs , cultures, spiritualités,etc., c’est aux institutions publiques étatiques qu’échoit le rôle de cette mission éducative. Quant aux activités des zaouias confrériques, astreintes en principe au même statut que celui des associations culturelles, elles ont ,dans ce contexte un rôle éducatif et social considérable à jouer,mais qui ne saurait nullement se substituer à celui stratégique à revaloriser des compétences de l’avenir de l’Université.
A ce propos, que l’on me permette avant de clore,cette digression anecdotique que j’ai déduite d’une parabole soufie, sans prétention aucune de la part de titiller des esprits qui me dépassent, mais si je me trompe j’assume pleinement mes erreurs ! Voilà,il s’agit de la fabuleuse parabole soufie de l’éléphant,de Djalal ud-Din Rumi qui relate :
«Des Indous avaient amené un éléphant ; ils l’exhibèrent dans une maison obscure. Plusieurs personnes entrèrent,une par une,dans le noir,afin de le voir. Ne pouvant le voir des yeux, ils le tâtèrent de la main. L’un posa la main sur sa trompe, il dit : «Cette créature est telle un tuyau d’eau.». L’autre lui toucha l’oreille: elle lui apparut semblable à un éventail. Lui ayant saisi la jambe, un autre déclara : «L’éléphant a forme de pilier.». Après lui avoir posé la main sur le dos, un autre dit: «En vérité, cet éléphant est comme un trône.» De même,chaque fois que quelqu’un entendait une description, il la comprenait d’après la partie qu’il avait touchée.
Leurs affirmations variaient selon ce qu’ils avaient perçu : l’un l’appelait dal , l’autre alif. Si chacun d’eux avait été muni d’une chandelle, leurs paroles n’auraient pas différé. L’œil de la perception est aussi limité que la paume de la main qui ne pouvait cerner la totalité (de l’éléphant)( )»(Cf. Anthologie du soufisme, p. 23, Eva de Vitray Meyerovitch, Editions Sindbad , Paris 1978).
En clair, la symbolique de l’Unicité de la réalité ultime échappe toujours à l’esprit superficiel qui ne se fie qu’aux apparences. Soit !Considérons à présent la version moderne de ce conte, que le lecteur voudrait bien me pardonner la fantaisie de reformuler, en l’adaptant autrement,aux nouvelles réalités du troisième millénaire,en quelque sorte:
«Des animateurs d’un cirque ont érigé sur une place publique leur chapiteau et exhibèrent en plein jour ,devant tout le monde, les instruments suivants: un tuyau d’eau, un éventail,un pilier et un trône, tous correspondant, laisse-t-on entendre , aux parties constitutives d’un éléphant dont la totalité invisible est accessible seulement aux esprits clairvoyants.
Plusieurs personnes entrèrent sous le chapiteau avec l’idée de percevoir l’énigmatique éléphant. Mais ne pouvant le percevoir d’emblée dans sa totalité , chacun d’entre eux se met à tâter de la main les divers instruments exposés, soi-disant correspondant à ses membres constitutifs de son ensemble invisible au regard de l’oeil !
L’un posa la main sur le tuyau d’eau et dit : «ce tuyau d’eau est une fausse apparence et je devine qu’il voile la trombe de l’éléphant»
L’autre toucha l’éventail : il lui apparut semblable à une oreille d’éléphant.
Ayant saisi le pilier, un autre déclara : «ce pilier voile la jambe de l’éléphant»
Après avoir posé la main sur le trône exhibé, un autre dit : «En vérité , ce trône est comme le dos d’un éléphant»
De même , chaque fois que quelqu’un entendait une description de l’éléphant, il la comprenait d’après la partie d’instrument exposé qu’il avait touchée.
Leurs affirmations convergeaient dans la référence commune à l’éléphant selon ce qu’ils avaient perçu au contact des instruments disparates mais interprétés autrement , intérieurement, de façon harmonieuse totalisante suivant leur conviction communautaire.
Si chacun d’eux avait été muni de la chandelle de l’éveil lucide, leurs paroles auraient différé : ils se seraient rendus compte de la réalité concrète qui les entoure et libérés de la mystification soporifique qui leur fait tout interpréter à travers la grille surannée de la scolastique repeinte au goût du jour !
Le vox -populi du 21 è siècle, souvent au courant de bien des choses,
,comparativement aux gens d’auparavant (la modernité et progrès technologiques n’étant pas étrangers à la nouvelle situation) galvaude cette autre histoire instructive à sa manière : A un cheikh qui lui reprochait sa bêtise de faire traverser la rivière à un mulet chargé d’un sac de sel qui allait à coup sur se dissoudre au contact de l’eau , un jeune paysan répondit : « Ne vous en faites pas, grand-père , on fait des sacs en plastic de nos jours !».
Suite et fin
* Auteur de textes journalistiques, dramatiques et littéraires
9 novembre 2009
Colonisation