par Mohamed Ghriss*
Kateb Yacine est né le 6 ou 27 août 1929 à Constantine, son grand-père Ahmed Bel Ghazali ne l’ayant inscrit que plusieurs jours après sa naissance. Tout jeune, il suit les déplacements de sa famille.
A Sedrata, il passe de l’école coranique à l’école française, la «gueule du loup» comme il la qualifie dans son célèbre roman Nedjma, son passage à Sétif le marquera à jamais : A dix ans il rédige avec un camarade un roman d’amour «Le Maghrébin errant». Et depuis, le poète prédestiné de l’errance a multiplié les voyages, vivant constamment l’exil, aussi bien extérieur qu’intérieur. Deux ans après avoir écrit son roman, Kateb est reçu à l’examen des bourses et accède ainsi au collège de Sétif où il sera pensionnaire.
Dans l’établissement des élèves distribuent des tracts et lisent des brochures sur la vie de l’émir Abdelkader. D’autres cernent les contours de la personnalité de Jugurtha au travers des traductions latines .Alors qu’il est en 3ème au lycée de Sétif, il n’hésite pas à prendre part aux manifestations du 8 mai 1945 dans la région et est mis aux arrêts. Kateb dira que dès ce moment il sentit son nationalisme se cimenter. Après sa libération, il publie en 1946 à Bône (Annaba) son premier recueil de poèmes «Soliloques, «milite au sein du PPA et donne des cours du soir pour illettrés. Voyageant en France pour la première fois en 1947, il entre en contact avec des milieux littéraires français de gauche et donnera à la salle des Sociétés Savantes une conférence sur Abdelkader et l’indépendance algérienne. Et en janvier 1948, Le Mercure de France fait paraître «Nejman ou le poème ou le couteau».
De retour en Algérie, il est recruté comme journaliste par «Alger Républicain «y publiant, jusqu’à 1950, articles et poèmes, voyageant entre-temps en Russie (ex URSS), puis de nouveau en France (1952) ou il s’initiera au théâtre au contact du dramaturge Jean -Marie Serrault. En 1954 il écrit le cadavre encerclé qui sera publié la même année dans la revue Esprit .Et lorsque la Révolution algérienne est déclenchée en Novembre 1954, il saura y participer par sa plume et son engagement au service de sa patrie
Aux lendemains de l’indépendance, il continuera son combat d’intellectuel engagé, et ayant opté pour le langage populaire dialectal, il se retrouvera directeur du théâtre de Sidi Bel Abbés, après avoir signé plusieurs œuvres théâtrales avec sa troupe «Le théâtre de la mer» qui s’était muée en «Action culturelle des travailleurs» sous l’égide du Ministère du Travail. Et en 1980, quelques mois avant la mort de sa mère, il revient s’installer à Alger d’où il entreprendra d’incessants va et vient vers Bel- Abbès. Après avoir reçu en 1963 le prix jean Amrouche décerné par le congrès méditerranéen de la culture, Kateb Yacine reçoit en janvier 1987, le grand prix national des Lettres décerné par le ministère Français de la Culture. Ce qui l’impulse, à monter en 1988, en France, (à Avignon), dans le cadre du bicentenaire de la révolution de 1789, une pièce sur Robespierre : «Le bourgeois sans – culotte ou le Spectre du parc Montceau».
Le grand écrivain et dramaturge algérien à l’œuvre d’une portée absolument universelle rendit l’âme le 28 octobre 1989 à Grenoble (France), laissant derrière lui une œuvre remarquable. Kateb qui devait une certaine dette à la tradition orale et spirituelle de son peuple, a laissé quelque part cette confidence passée inaperçue pour beaucoup : «Lorsque je mourrai seul le Coran m’accompagnera au cimetière».
Parmi les œuvres de Kateb Yacine, citons, entre autres : Soliloques ( Bône 1946), l’Algérie opprimée (poèmes, Alger 1948), Nedjma (roman , Seuil, Paris 1956) , Cent mille vierges (poèmes, Paris Oswald1958 ), Le polygone étoilé (roman Seuil, Paris 1966),et entre autres pièces théâtrales : Le cadavre encerclé ( Seuil 1955), Le cercle des représailles; La poudre d’intelligence; Les ancêtres redoublent de férocité ( Seuil1959); La femme sauvage (1963); L’homme aux sandales de caoutchouc ( 1970); Mohamed prends ta valise (1971); Sawt Enissa ( Voix de femmes, 1972); La guerre de deux mille ans ( 1974); La Palestine trahie ( 1977); Le roi de l’Ouest ( 1976); Boucherie de l’Espérance. uvres théâtrales de Kateb Yacine ( textes établis par Zoubeida Chergui), éd. Seuil, Paris 1999; Minuit passé de douze heures. Ecrits journalistiques 1947- 1989. Textes réunis par Amazigh Kateb, éd. Seuil, Paris 2000.
Mais qui est Kateb Yacine connu pour être surtout l’auteur du fameux roman Nedjma ?
Nejman, l’histoire d’un amour impossible entre une cousine énigmatique et ses quatre amants au confluent de contradictions sociales générées par le conditionnement colonial et perturbations identitaires d’un passé ancestral occulté et violenté, représente en fait la quintessence de toute l’œuvre de Yacine, quelles que soient les différences de niveaux langagiers, poésie ou théâtre, ou roman.
Prenant ses distances avec l’écriture romanesque après sa pièce «l’homme aux sandales de caoutchouc «, Kateb adopta le style du langage populaire pour entrer plus directement en contact avec le public à qui il s’adresse, disons en langage approprié, celui du quotidien .C’est pour Kateb, dira -t- il un jour, un moyen d’échapper à la tentation de l’exil que vivent beaucoup de nos intellectuels et écrivains. Et l’arabe populaire, le dialectal algérien, lui permet également de prendre ses distances de l’écriture en langue française pour se consacrer beaucoup plus à l’expression populaire théâtrale dans le langage usité du quotidien.
Pour la circonstance, la troupe théâtrale, put aussi, produire la pièce «Mohamed prends ta valise «, pièce traitant des dures conditions de vie de l’immigration, et qui fut présentée dans plusieurs foyers d’immigrés, suscitant un engouement culturel extraordinaire parmi la communauté algérienne et maghrébine en France et en Europe. Cet engouement se prolongea en Algérie, ou dans les différents théâtres et institutions de technologies ou centres de formation professionnels, enthousiasmant des milliers de jeunes. Kateb et son équipe travaillent inlassablement , sillonnant le territoire national avec souvent deux représentations par jour , au lieu d’une seule dans les places publiques .Après la production de sa pièce «L’homme aux sandales de caoutchouc «Kateb réalise qu’il ne pourrait poursuivre son œuvre théâtrale en France .Ce travail aura exigé un effort considérable et continu tout au long de deux ans de recherche et de documents, études , livres , articles et tout ce qui se rapportait à l’histoire du Vietnam , sa civilisation , effectuant même des visites au pays pour réaliser finalement son œuvre .
Mais le dramaturge se rendit compte que le niveau dramatique et esthétique était hors de portée du grand public .Ce qui chagrina Kateb et qui se morfondit davantage lorsqu’il constate que la mise en scène entreprise par le TNA, dénuée de portée dramaturgique théâtrale, accentua encore plus l’échec de cette pièce. Et c’est cet échec, parallèlement à l’autre essuyé en France qui convainquit Kateb de s’adresser directement au public en langage populaire, simple, loin du style de l’écrivain des livres. D’où ce qui a motivé le recours à l’option théâtre populaire, appelé à toucher les travailleurs, les femmes et la jeunesse dans les villes et dans les compagnes, partout
Il était dit que cet écrivain doué, qui publia dès 13 ans son premier poème «Soliloques», à l’âge où il s’éprend de sa cousine Nedjma (qui le marquera toute sa vie) et qui dès 19 ans journaliste à Alger Républicain, devienne à la fois un génial romancier et un grand dramaturge, connu surtout pour son œuvre fondatrice Nejman.
Nedjma : œuvre fondatrice de la littérature algérienne contemporaine
Nedjma, l’œuvre géniale de Kateb Yacine, apparaît dans le champ de la littérature algérienne contemporaine, de par sa structure cogitante en spirale mettant en scène l’intrigue complexe de sa trame, façonnée comme un système solaire au centre duquel la «femme fatale» brille tel un soleil fixe, attirant les satellites qui s’en rapprochent plus ou moins, courant le risque d’être brûlés ou illuminés par l’astre flamboyant. Ou autrement dit, à l’image des personnages multiples, dans l’oeuvre maîtresse de Kateb Yacine , évoluant par rapport au personnage central de Nedjma, dans un constant attrait fascinant et répulsif à la fois, chaque personnage étant possédé, comme le dit Jean Dejeux, «par le désir arachnéen d’avoir Nedjma pour soi, la fille de la Française juive au père indéterminée qui en font la possession collective de la «tribu des Keblout», qui symbolise aussi l’Algérie déchirée et son identité morcelée, qui, drainant les confluents des fruits de son métissage doit remonter le fil jusqu’aux sources régénératrices pour pouvoir s’affranchir souverainement des jougs oppresseurs et aliénants et reconstituer enfin l’unité originelle des tribus dispersées.
Celle des «frères ennemis» qui s’excluent et s’ignorent, aliénés qu’ils sont, frères rivaux convoitant Nedjma (l’Algérie) chacun pour soi, à l’image des partis politiques d’avant 1954, qui découvrent «leur échec chargé de gloire» et débouchent à leur époque, «sans modèles paternels et qui s’érigent un mythe des ancêtres, sur un pays défloré, tragique, déchiré et impuissant à reconstituer l’unité des tribus dispersées», mais «dans un dernier sursaut historique, le pays se redresse pour chasser le dernier occupant agrippé depuis cent trente ans. Et la forme neuve de la nation naît enfin, fruit de la greffe douloureuse» (Jean Dejeux, in Littérature maghrébine de langue françaises, Ottawa, Editions Naaman 1973, Bibliothèque nationale du Québec, Montréal, Canada).
Dans le bref compte rendu analytique sur NEDJMA de L. PINHAS (Cf. Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty, Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française, Bordas, Paris 1994 ), l’ œuvre Katébienne est jugée immense et complexe: «dont nulle lecture ne saurait prétendre épuiser le sens, éditée en pleine guerre d’indépendance, après des années de gestation et de remaniements, Nedjma est apparue d’emblée comme le symbole incandescent de l’identité algérienne déchirée, en même temps que comme l’un des monuments littéraires de ce siècle», y lit-on notamment.
Néanmoins, préviennent les auteurs, «Nedjma ne saurait être considérée explicitement comme un document sur la guerre d’Algérie, pas plus que sur la colonisation qui l’a précédée et provoquée, même si les deux dates emblématiques du 8 mai 1945 et du 1er novembre 1954 l’encadrent virtuellement,», car s’agissant, ici, «d’un récit fondateur, un récit des origines qui disloque le temps pour rejoindre le mythe, et, désagrégeant la narration linéaire, lui substitue quatre voix autonomes qui tissent les fils épars d’une mémoire enfouie, de manière à permettre l’émergence d’un présent collectif.».
D’ ou l’originalité d’un récit qui tient «à la fois roman, poème et épopée, mêlant la légende tribale à la narration événementielle et aux monologues intérieurs, débordant sur l’inconscient et rejoignant la réalité historique», de l’avis de L. PINHAS, qui évoquant la structure du texte de Nedjma – dont le mouvement cyclique, tout autant que ses structures narratives, ont déconcerté plus d’un lecteur occidental, – nous en expose un aperçu qu’il serait utile de présenter au lecteur , reformulé comme suit, en respectant globalement son schéma d’esquisse structurelle proposé :
Comportant plusieurs parties, [celles particulières III et IV de Nedjma se composent de deux séries de 12 séquences, dont la numérotation recommence à 1 une fois atteinte la fin de la première séquence.]
Aperçu sommaire des parties résumant la «trame» globale :
I. Quatre amis, Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha, sont employés comme manœuvres dans un village de l’Est algérien. Frappant dès son embauche M. Ernest,, son chef de chantier, Lakhdar est mis au cachot mais réussit à s’évader. Quelque temps après, Mourad tue le vieil entrepreneur libidineux Ricard venant juste d’épouser la séduisante Suzy, fille du contremaître M. Ernest. A son tour, il est emprisonné, alors que ses trois amis s’enfuient du village et se séparent (séquences 1-9). Les évènements amèneront par la suite, Rachid, porté déserteur, à retrouver Mourad en prison (10-12).
II. Malmené par M. Ernest, Lakhdar réplique, et se retrouve, conséquemment en prison (1-2). Il se remémore alors sa première arrestation, à la suite de la manifestation du 8 mai 1945 (3-7).
Par la suite, il met le cap sur Bône, où se trouvent Rachid, Mustapha et Mourad, comptant y dénicher un refuge chez sa cousine Nedjma, qui s’avère être également celle de Mourad (8-12).
III. Dans sa prison, Mourad médite ce qu’il se rappelle des propos de Rachid lors de son arrivée à Bône (1-7). Il y venait à la poursuite de Nedjma, fille d’une Française successivement enlevée par quatre amants, dont le père de Rachid et l’impénitent séducteur qu’est Si Mokhtar. C’est dans une grotte où ces derniers avaient conduit la Française, que fut conçue Nedjma, au cours d’une nuit particulière à l’issue de laquelle fut retrouvé le cadavre du père de Rachid (8-12). Rachid reprend alors ses réminiscences, pour évoquer sa première rencontre avec Nedjma, à Constantine (1-3), ses tribulations avec Si Mokhtar lors d’un pèlerinage à La Mecque (4-9), ainsi que le récit que lui a fait ce dernier des origines de leur tribu commune, les Keblouti (10-12).
IV. Dans sa cellule, Rachid en proie à l’emprise de songes ancestraux, est sujet à une vision plus vraie que nature du vieux Keblout légendaire (1-2). Il narre comment, avec Si Mokhtar, il a enlevé Nedjma et l’a entraînée au Nadhor, terre originelle des Keblout, comment Si Mokhtar a été tué par le nègre gardien du lieu; comment Nedjma y a été retenue, tandis que lui-même en était chassé (3-8). Une fois libéré, Rachid reprend le chemin de Constantine et s’installe au fondouk d’Abdallah (9-12). Rachid devient le gérant de l’hôtel, lequel abrite une fumerie (1-2). Dans les effluves d’herbe, il développe pour un écrivain un entrelacs de récits qui remontent jusqu’à l’antique Numidie et à la défaite de Jugurtha (3-12).
V. C’est ensemble que Lakhdar et Mustapha ont grandi dans la campagne des environs de Sétif (1-8), puis poursuivi leur scolarité au lycée de la ville (9-10) jusqu’au jour, ou pour avoir dénoncé la colonisation dans une dissertation, Mustapha est exclu ,huit jours, de l’établissement (11-12).
VI. Avènement des manifestations du 8 mai 1945 auxquelles Mustapha et Lakhdar y participent (1-2). Mustapha est arrêté (3-4). Les quatre amis convergent vers Bône où ils se découvrent tous amoureux de Nedjma (5-12). S’ensuit une nuit de confusion dans la villa de Nedjma, au cours de laquelle Lakhdar, jaloux d’une photo de soldat qui sort du sac de la jeune femme, l’enferme au salon avec Mustapha, qu’il a pris pour Mourad (1-4).En quête de travail, les quatre amis partent se faire embaucher comme manœuvres (5-7). Ayant porté la main sur son chef d’équipe Français arrogant, Lakhdar est écroué (8). Les voies de ses trois compagnons, Mourad, Rachid et Mustapha, se séparent (9-12).» ( Cf. L. PINHAS, Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty., Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française.» Bordas, Paris 1994, langue française: NEDJMA. Roman de Kateb Yacine (Algérie, 1929-1989), publié à Paris aux Éditions du Seuil en 1956.)
La structure extraordinairement complexe de Nedjma et de sa modernité littéraire constatable, a souvent fait penser aux œuvres prestigieuses et déconcertantes de Joyce, de Faulkner, ou de Dos Passos, ou encore du Nouveau Roman. Mais quoi qu’il en soit de ces rapprochements, «l’œuvre de Kateb participe d’un mouvement qui refuse la narration univoque et son déroulement chronologique pour construire, à travers l’indécision de l’énonciation et la multiplication des points de vue, une «fiction objective» qui dénie toute notion de vérité absolue et laisse une large place au travail du lecteur», observe L.PINHAS, qui poursuit «Nedjma, si l’on suit les analyses de Marc Gontard, se construit autour de deux axes perpendiculaires. L’axe syntagmatique s’attache à retracer les aventures des quatre amis de Bône et sur le chantier – par où débute et se clôt le roman -, en même temps qu’il les relie à la situation historique de l’Algérie colonisée, entre la répression sanglante de l’insurrection du 8 mai 1945 et le début de la guerre d’indépendance, le 1er novembre 1954. L’axe paradigmatique, quant à lui, se fait plongée dans la mémoire mythique et dans l’inconscient collectif des descendants de Keblout, auxquels appartiennent, à des titres divers, les quatre amis, de même au demeurant que Kateb lui-même. Par là se manifeste une dimension biographique du roman qui peut alors se définir, si l’on se réfère aux propos de l’écrivain rapportés par Jacqueline Arnaud, comme une «autobiographie au pluriel», et qui renvoie à la naissance de la prise de parole par Kateb.
Ne donne-t-il pas lui-même, en effet, sa propre arrestation à l’issue de l’insurrection de 1945 comme expérience centrale, lorsqu’il déclare: «J’ai découvert alors les deux choses qui me sont les plus chères, la poésie et la révolution»?» ( Cf.L. PINHAS , Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty. «Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française.» Bordas, Paris 1994″
En d’autres termes, le roman de Nedjma se caractérise surtout par son style d’écriture innovant,en son temps,par la rupture qu’il introduit, tant au point de vue contenu lié au contexte de lutte anti-coloniale qu’au point de vue normatif esthétique , s’opérant principalement suivant les propriétés narratives s’apparentant singulièrement au mythe vraisemblablement : étant donné la structure déconcertante de son récit éclaté, basé essentiellement sur l’oralité qui a su admirablement retracer l’évènement, en le récréant et transfigurant à travers une construction cyclique judicieuse de va et vient incessant entre réalisme, symboles, mythes, éléments biographiques, interrogations identitaires,etc., ou la parole expressive intensive prime sur l’écrit descriptif extensif. Soit toute une panoplie de procédés stylistiques, à travers lesquels «on retrouve à la fois l’unité et la dispersion de la tribu».
Pour Charles BONN, spécialiste émérite de la littérature algérienne d’expression française, la modernité de Nedjma introduite en 1956, par Kateb Yacine constitue, effectivement, une rupture radicale avec le modèle du roman réaliste français. «Plusieurs actions et plusieurs récits se croisent dans ce roman, sans succession chronologique. Il n’y a pas de personnage central, ni de narrateur central. Pas d’unité du point de vue; L’identité même du narrateur de tel ou tel récit est parfois difficile à établir. Et les modèles narratifs s’y subvertissent les uns les autres. Le roman y est, par exemple, subverti par le récit époque, lui-même mis en scène d’une manière qui en tourne en dérision la fonction identitaire. L’oralité est omniprésente dans la mise en scène de la narration de tel ou tel récit par les différents personnages. Et surtout ( ) le roman ne comporte aucune description. ( ) Cette rupture généralisée du modèle romanesque fait porter l’accent sur la nécessaire invention d’un récit de l’identité, non pas par le dire explicite d’un discours, mais par la mise en situation des différents récits les uns par rapport aux autres, ou à l’intention des différents récits emboîtés les uns dans les autres dans les troisième et quatrième parties, selon une structure qui n’est pas sans rappeler celle des Molle et une Nuits : double subversion, alors. Celle du roman par un texte emblématique de l’oralité. Celle des récits qui racontent surtout l’histoire de quelqu’un qui raconte l’histoire de quelqu’un qui raconte, et ainsi de suite : le signifiant prend le pas sur le signifié, et cette spécularité du texte, même si le procédé – les Mille et une Nuits en témoignent! – est ancien, est bien avec la rupture une des caractéristiques essentielles d’une écriture de la modernité ( )» (Charles BONN, Intertextualité et émergence de la littérature algérienne de langue française , dans ouvrage collectif, Interférences culturelles et écriture littéraire, p.51 – 52 , Actes du Colloque organisé au siège de l’Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts, du 7 au 9 Janvier 2002, groupe de chercheurs «Beit El Hikma», Carthage 2003).
Et ,ce qu’il faut signaler surtout, c’est que la rupture katébienne avec le modèle de la littérature antérieure, ou son conflit littéraire avec le système colonial, est beaucoup moins situable sur le plan thématique que sur celui ,autre, ayant trait à ses types originaux d’écriture, essentiellement. Et c’est en ce sens, comme le souligne Charles Bonn, spécialiste émérite de la littérature du Maghreb et de l’émigration, que «le roman véritablement fondateur, pendant la guerre d’Algérie, fut Nedjma,de Kateb Yacine, dont la notoriété fit vite de son auteur l’image de l’écrivain militant, alors même que comme thème, la guerre d’Algérie est absente du roman : c’est par le «style heurté de l’intellectuel colonisé», tel que le définit Fanon dans Les Damnés de la terre, ( Cf. Maspero, Paris 1961) que Nedjma développe en effet avec le genre romanesque importé un face-à-face conflictuel d’autant plus signifiant que Kateb ne l’érigea jamais en système. Toutes les caractéristiques du modèle romanesque importé y sont en effet mises à mal : pas de chronologie unique, pas de narrateur central, pas d’étude psychologique des personnages, pas de description, mais au contraire subversion de ce modèle par l’irruption d’autres modèles dans son «carnaval» : l’épopée tribale ou les récits emboîtés des 1001 Nuits entre autres, tout en étant eux aussi mis en doute ensuite, apparaissent en tour cas au cœur de ce roman comme des subversions génériques majeures, qui dans ce contexte historique prennent une signification politique évidente» (Cf. Charles Bonn, «Le roman algérien de langue française», chapitre V 2- Violences Représentations dans ouvrage La guerre d’Algérie 1954-2004, la fin de l’amnésie de Benjamin Stora et Mohammed Harbi, Chihab Editions, Alger, 2004; Editions Robert Laffont, S.A, Paris, 2004).
Oeuvre fondatrice donc, L’oeuvre de Nedjma est loin de se limiter à ce roman exceptionnel , les péripéties de sa trame complexe s’étendant , comme l’a vu à juste titre l’universitaire Najet Khadda, à ses autres compositions prosaïques et théâtrales, tels Le polygone étoilé,( roman), le cadavre encerclé (théâtre), le cercle des représailles ( théâtre ),etc. Car, son ample récit enchevêtré se distinguant de par la particularité de son caractère d’épopée légendaire, lyrique, allégorique, extensible aux évènements historicisants, traditions orales et éléments biographiques typiques de l’auteur ( alias le personnage de Lakhdar ) , etc., somme de paramètres qui se fondent tous dans un moule commun ,englobant et générant une complexe signification multidimensionnelle , insufflant alors à l’œuvre katébienne globale , les attributs spéciaux-il va sans dire- inhérents à la particularité du Mythe.
Et ce n’est pas,donc, à tort que l’œuvre proéminente de Kateb Yacine a été perçue par maints spécialistes littérateurs, fonctionnant comme un véritable mythe moderne. Le mythe chez Kateb, étant, pour ajouter cette clarification de Khatibi, «cette médiation qui,tout en soulignant le décalage entre l’histoire et l’activité de l’imaginaire, constitue cette volonté de tricher avec l’histoire, de la violenter, de la contourner, de la brouiller dans une atmosphère ludique», et derechef , «le mythe en tant que tel traduit un comportement», qui au-delà d’une histoire vériste, «vient au secours de l’histoire en devenant un élément historisant» ( Cf. Khatibi , Le roman maghrébin).
D’une manière générale, l ‘œuvre monumentale de Nedjma enchevêtrant récits mythiques, traditions orales, autobiographie psychologique, dimension spirituelle religieuse populaire, actualité historique, lyrisme, allégories et métaphores littéraires… etc., nécessite pour sa saisie globale, de l’avis de spécialistes et critiques littérateurs avertis, plusieurs approches interconnectées, entre autres l’approche psychosociologique (souvenirs d’enfance de l’auteur, la mère, la cousine -soeur Nedjma, visions fantasmatiques ,etc..), l’approche socio-historique (Nedjma symbolisant l’Algérie et ses quatre jeunes protagonistes : les partis politiques nationalistes d’avant 1954 qui se disputaient entre eux ?), l’approche autobiographique et événementielle qui révèle que l’auteur est également au centre de l’oeuvre (représenté par le personnage de Lakhdar , nom lui- même symbolique, signifiant «vert» en français et renvoyant aux couleurs de l’emblème national de l’Algérie résistante ), l’approche mythographique recourant au mythe, au folklore et autres, la tradition orale notamment… etc., etc. Tout se passe comme si chacune des différentes étapes du roman, se référaient directement par quelques signes précis aux trois grandes directions majeures de l’oeuvre romanesque Katébienne, les différentes parties n’étant pas contiguës mais continues, alors que les sous – parties adjacentes sont souvent reliées ,entre elles, par des liens de transitions transfigurateurs.
La troisième partie qui boucle le roman se signale particulièrement par ce procédé de «structure en spirale» dont a parlé Kateb, par cette coïncidence de la fin du roman avec son début, ou le retour à l’origine de Nedjma qu’il écrit, peut-être, comme une façon de désigner la troisième tentation Katébienne, la plus constante, la plus importante: l’auto-analyse de Nedjma et d’une certaine manière du «Cadavre encerclé» et du «Polygone étoilé».
Comme le dit si bien Jean Dejeux, à l’image d’Antée, l’exilé ne sera lui-même et fort que revenu et rattaché au sol natal et il en pourra se réconcilier avec lui-même qu’en retournant au fond de la caverne -matrice de la Terra genetrix: «l’amour d’une mère, dit Kateb , c’est au fond l’amour du pays». Le talent de Kateb est d’avoir ici fondé la patrie en se servant du mythe afin de le réinsérer dans l’histoire. A la fin du roman, et «à l’opposé du retour à l’enfance, à la chaleur du sein maternel et au temps prénatal, se présente l’évasion vers les horizons lointains et étranges (…), le temps ayant fait son oeuvre, la «blessure au coeur» à cause de Nedjma s’étant peu à peu refermée, le poète déraciné géographiquement est sorti du cercle: «Lakhdar s’est échappé de sa cellule» (début et fin de Nedjma).
C’est donc le recouvrement de la liberté pour la poète reprenant l’errance où il retrouve après avoir récupéré Nedjma, c’est-à-dire la patrie, le fondamental.
Comme maints littérateurs l’ont dit, Nedjma fonde et cimente le communauté… tournée désormais vers l’avenir: l’étoile solitaire convoitée par les frères- ennemis est devenue «polygone étoilé», c’est-à-dire une nation algérienne de tribus autochtones unifiées dans une patrie souveraine reconquise (le polygone symbolisant l’Algérie indépendante et la multiplicité d’étoiles l’ornant représentant les peuplades ou ethnies réunifiées à l’intérieur d’un même territoires national aux frontières délimitées par le tracé de la carte géographique algérienne à l’aspect d’un polygone convexe). Cette multiplicité d’étoiles issues de l’étoile – mère Nedjma (l’Algérie) représente, il va sans dire, ses filles qui ont grandi tout comme les fils de ses quatre ex-prétendants: tous naturellement peuvent se prévaloir d’en être les héritiers, mais aucun ne peut s’arroger le droit d’en être l’unique héritier légitime, le seul digne (des descendantes de Nedjma) de se décréter «polygame» en quelque sorte et du coup exclure ses autres frères -concitoyens, faisant ainsi courir le risque au pays de basculer dans une autre aliénation, non moins mutilante et dangereuse que la précédente coloniale, porteuse de graves dérives et schismes culturels -identitaires qui s’excluent et s’affrontent au lieu de s’unir pour le progrès dans la plénitude de la richesse de leurs diversités complémentaires, à l’image du symbole illustratif Katébien de l’Unité nationale retrouvée regroupant les diversités culturelles et régionales (ex-tribales) sur l’ensemble d’un territoire délimité et souverain: l’allégorie du «polygone étoilé» faisant clairement allusion à l’Algérie indépendante reconquise.
(L’étoile originelle Nedjma) titre, allusif probablement, (au-delà de la cousine de l’écrivain) à l’Etoile Nord-Africaine, précurseur du Mouvement National, c’est-à-dire renvoyant au symbole de l’étoile primitive unitaire (Nedjma) dans le contexte colonial et à l’éclatement en une pluralité d’autres telle une supernovae chassant toutes les zones d’ombres dans le contexte de l’indépendance nationale reconquise, illuminant tout le territoire national souverain: «le polygone étoilé», symbole de la patrie libérée… mais sujette à d’autres problèmes et désillusions: la fosse dans laquelle sont tombés Lakhdar et ses compagnons, forcés à l’exil par la suite…
Comme l’ont attesté d’éminents littérateurs, l’oeuvre mémorable de Kateb Yacine est absolument incontournable, plus que toute autre, dans l’histoire de la littérature algérienne en général, en ce sens qu’elle est fondatrice, «polylangagière» et multidimensionnelle, et rendant compte de façon admirable de l’enchevêtrement, à la fois complexe et interdépendant, des diversités nationales culturelles, linguistiques, patrimoniales… etc., qui se sont agglomérées dans cette «île» (El Djazaier), terre d’élection d’Algérie au visage pareil à celui évoqué, allégorique de Nedjma de Kateb Yacine, qui n’est, somme toute, que le reflet de celui des femmes et des hommes qui la font, aujourd’hui, comme hier au demain dans le futur, dans le continuum du temps, apparemment consacré, des habitudes et des ruptures de la stabilité et de l’errance, de la citadinité et du nomadisme, de la résignation et de la rébellion… etc.
Comme une sorte de fatum, en fait, mais en apparence seulement, car il est incessamment battu en brèche, l’homme de Lettres algérien, pareil au légendaire Sisyphe de Camus, le Nobel natif d’Algérie, réactualisant à chaque fois son combat, changeant et innovant également par-delà les temps nouveaux des nouvelles générations, des cultures renouvelées… etc. Et par-delà les mutations des autres sens de l’esthétique cela s’entend.
Extraits du roman NEDJMA
Le cuisinier et l’économe s’étaient enfuis.
Ils avaient peur de nous, de nous,de nous.
Les manifestants s’étaient volatilisés.
Je suis passé à l’étude. J’ai pris les tracts.
J’ai caché la vie d’Abdelkader .
J’ai ressenti la force des idées.
J’ai trouvé l’ALGÉRIE irascible.
Sa respiration.
La respiration de l’ALGÉRIE suffisait
Nedjma , Seuil , France 1956.
* Auteur indépendant de textes journalistiques, dramatiques et littéraires
( presse nationale indépendante et sur le Net)
7 novembre 2009
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