Leïla ou la femme de l’aube
Extraits
Donne-moi une terre
Moi qui ai renoncé aux frissons du dehors, je m’empare de la vie de Nada avec frénésie.
Désormais Iteb, je te raconterai les confidences de ma copine, son histoire de conquête d’une ville agenouillée à ses pieds. Elle dit: «Il vient vers moi, seigneur de la terre des caravaniers, psalmodiant mon prénom, il se prosterne à mes pieds et les pierres glorieuses de sa cité s’inclinent à mon passage. »
Iteb, moi qui n’ai ni histoire d’aïeux, ni passé glorieux. Moi qui n’ai pour mémoire que les cris des femmes battues et les détritus du quartier crasseux qui a célébré ma naissance, je m’approprie le destin fabuleux de Nada, la favorite d’un jeune homme en délire, qui se croit chevalier de la mystique Kairouan. Cette ville des oraisons, où retentissent encore les sabots des colons qui profanèrent sa mosquée; cité engloutie dans la plaine, habitée par les écrits des soufis, hantée par son déclin tel un châtiment pour un crime oublié. Moi, qui ne connais ni les sabres en or, ni les parchemins en soie, ni les cliquetis des métiers à tisser, ni les berdâa, selles brodées au fil de cuivre et d’argent, je te conterai, Iteb, la fièvre de l’amour interdit dans la ville aux mille coupoles où résonnent encore les cris déchaînés de la horde disparue.
Mais, j’aimerais d’abord répondre à la délicate question formulée dans ta toute dernière lettre. A quoi je ressemble maintenant ? Je vais te répondre avec la même emphase que Nada affectionne depuis qu’elle croit s’être réconciliée avec les mille et une nuits : j’ai coupé ma longue chevelure pour que plus jamais un Oriental ne puisse en décrire les volutes. Cette mutilation, j’en souffre encore mais je l’assume. J’ai erré, aboyé et poignardé mes phantasmes pour qu’il n’y ait plus en moi la moindre nostalgie des arcades perfides de l’Orient déchu. Te voilà rassuré de me savoir plus laide que jadis et moins courtisée !… En réalité, j’ai eu envie de changer de look, je me suis payée une coupe à 100 euros chez un coiffeur huppé de Paris, et depuis, je tente vainement de retrouver le même port de tête. Les coiffeurs tunisiens sont nuls et je me rattrape en changeant de couleurs. Tu vois, je suis plus coquette qu’avant, mais les filles du pays sont tellement belles qu’il est difficile de ne pas avoir de complexes.
Maintenant, laisse-moi te rapporter la dernière visite de Nada, la belle enfant au regard couleur de l’abîme. Nous nous sommes rencontrées à la terrasse de l’International, récemment rénovée. Il y avait la fine fleur de Tunis, les journalistes éméchés dès quatorze heures, ivres des dépêches quotidiennes de la TAP, les artistes entretenus grâce aux aides ministérielles et les femmes libérées, maniaco-dépressives et en rupture de ban. Nada est arrivée, déguisée en indienne, aux couleurs foudroyantes de sari. Elle a ramassé les plis généreux de son immense jupe, les a négligemment posés entre ses genoux, dans un geste d’une grâce insolente. Sous l’arcade de son sourcil, ses yeux pétillaient de malice. Le silence de Nada est devenu un supplice pour ma curiosité et sa parole une révélation. Elle déplia sa lettre et se mit à lire, la dernière missive de son amant kairouanais :
« Adossé aux colonnes de marbre de la grande mosquée, il essuie ses larmes et prie. Si le seigneur le veut, il sera blanchi de ses fautes, mais il se sait damné. Il a trahi sa bien-aimée pour deux grains d’orge et il vient de la perdre… Nada, la pure.
Donne-moi une terre.
Mais ma désirée, peut-on donner une terre à un palmier ? Tu es l’oracle du poète et par ta grâce, je ressuscite… »
Nada souleva son sourcil, tira une bouffée d’air. Instinctivement mes yeux se posèrent sur son décolleté généreux. C’est vrai, les Orientales ont un buste majestueux et le mythe a encore de beaux jours devant lui. Lorsque j’ai relevé la tête, l’expression de Nada avait changé. Exaltée, les joue empourprées, elle me lût le passage suivant. Tu sais, il est profondément triste, me dit-elle en guise d’introduction. Elle soupire et reprend la lecture :
Ma terre…
C’est mon enfance…
Un olivier planté dans un sol désolé
Les sanglots de ma mère sur la dépouille de son frère toiletté pour l’éternel
Ma terre est sebkha
Croûte de sel gercé qui brille comme du mercure
Ma terre est poussière…
A quoi te sert, Nada, cette étendue froissée, ravinée, ouverte à toutes les conquérantes, reines d’un plaisir furtif ?»
« Tu vois Leila, il m’écrit des choses trop tristes. Il est blessé. Ces années de prison et de torture à El Borma l’ont affreusement marqué. Il était de gauche et il a payé très cher ses années de militantisme estudiantin. » Un moment j’ai cru que Nada allait sombrer dans la mélancolie. Son tempérament de feu prit le dessus. Elle se leva : « Je lui ai écrit une réponse. Je veux le sortir de son marasme. »
Nada m’a plaquée là, sans le moindre ménagement, elle est partie poster sa lettre, mais avec la promesse de me revoir pour me raconter la suite des événements.
Je pense, Iteb, que son amoureux est un pauvre con, un schizophrène doublé d’un grand paresseux qui adore scruter son nombril. Je n’ai pas eu le temps de le lui dire. Je vais préparer mes arguments et te raconter la suite dès que je la reverrai.
19 octobre 2009
1.Extraits