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BELGIQUE – Lettres françaises

30 septembre 2009

Non classé

Marcel Thiry (1897-1977) apporte une poésie plus inquiète, plus nerveuse, diverse et riche de matière. Son aventure de soldat sur le front russe de 1916-1917, d’où il revint en faisant le tour du monde, lui inspira d’abord une ivresse d’exotisme et, dans la suite, une séduisante nostalgie du voyage.

À cette épreuve tôt vécue, son œuvre devra de ne jamais se bloquer sur le moi mais de s’ouvrir infatigablement à une méditation du multiple. Bientôt Thiry, qui n’aime pas le facile et qui réagit à la moindre aspérité du réel, comprendra que la géographie n’est pas la seule muse, et il entreprendra le voyage profond de la vie en voyageur au regard à la fois attiré et libre, et à cause de cela pénétrant. Ce regard de l’étranger fasciné, il le posera sur tout ce qu’offre l’existence. Lucidité et amour se conjuguent, et une extraordinaire conscience d’artiste, toujours en éveil, contribuera à faire des butins perpétuellement renouvelés de ce regard une poésie d’une efficacité insolite. Entreprise de connaissance et entreprise technique sont liées, et si la technique poétique de Thiry a donné de plus en plus l’impression d’une gageure grave, c’est que ce poète-ci veut dire sans tricher, par mimétisme verbal, tout ce que l’occasion lui fait sentir et penser à propos de ce monde. L’expérience du marchand, celle des villes modernes, de la vitesse mécanique, de la guerre, du temps, de l’âge lui donnent l’occasion de planter en plein tuf de réalité les interrogations les plus aiguës du bonheur et de la morale. Toute son œuvre, de Statue de la fatigue (1934) à Âges et au Festin d’attente (1963), est un effort d’une honnêteté prodigieuse, servi par des dons qui dépassent l’ordinaire, et pathétique par la conscience des limites obligées de cet effort, pour saisir et comprendre l’unique réalité fuyante et précieuse. Le tragique de notre temps mais aussi le tragique permanent de la condition humaine y sont fixés avec un scrupule tendre par une intelligence qu’alerte et aiguille le cœur.

Le courant réaliste

Il faut retourner très en arrière si l’on veut esquisser l’histoire de la narration en Belgique. Après Charles De Coster il y avait eu d’abord Camille Lemonnier (1844-1913), contemporain et émule des grands romanciers naturalistes, que ceux-ci considéraient comme leur pair, et qu’une assemblée enthousiaste d’écrivains belges proclama un jour « maréchal des lettres ». Ses Charniers ouvrirent le chemin à La Débâcle de Zola, et son Happe-chair fut un premier Germinal. Écrivain abondant et vigoureux, personnalité très vivante, il a laissé un grand souvenir. Un mâle, Au cœur frais de la forêt, Le Vent dans les moulins, Comme va le ruisseau témoignent de l’ampleur de son registre. Le naturalisme de Lemonnier ne va pas sans un lyrisme descriptif qui le rapprocherait de Zola plutôt que de Maupassant, et l’on peut songer à Huysmans ou à Léon Cladel pour un certain luxe truculent de son vocabulaire. Cette union du réalisme et du « coruscant » se retrouve plus marquée encore chez son contemporain Georges Eekhoud (1854-1927), l’auteur de La Nouvelle Carthage et de Voyous de velours.

Le courant réaliste a produit en Belgique dans le premier quart de ce siècle de nombreuses œuvres, romans et nouvelles, qui cherchent leur vérité et leur charme dans l’observation régionaliste. André Baillon, Jean Tousseul, Charles Plisnier, Charles Paron, etc., se sont élevés très au-dessus de ce niveau général.

Il faut citer aussi Georges Simenon, ce réaliste voyageur. Liégeois né d’un père wallon et d’une mère flamande, il a réussi le tour de force de répandre aux quatre coins du monde un certain climat belge-moyen adroitement camouflé sous des habillages divers.

Mais la Belgique, même wallonne, est assurément très diverse puisqu’un autre Liégeois, Robert Poulet, a, vers 1930, lancé avec Handji le « réalisme magique ». Le grand représentant de cette tendance est cependant un Flamand de naissance, Franz Hellens.

Auteur fécond, Franz Hellens a maintenu la persistance d’un même esprit à travers une œuvre considérable et diverse de romancier, de conteur, d’essayiste et de poète. « Il fera, écrit Robert Kanters, le désespoir des historiens de la littérature et des critiques qui ont la manie du classement. » Mais il ajoute aussitôt que Hellens est « l’homme d’une seule œuvre, d’une œuvre d’une seule coulée et d’un seul souffle ». Ce souffle de fond est celui du réalisme magique, ou plutôt, pour reprendre le titre d’un de ses recueils de nouvelles, des « réalités fantastiques ». Pour Hellens la vérité est dans le rêve, mais cela ne le rend pas du tout aveugle à la réalité qu’aperçoivent les yeux ouverts. Toute l’œuvre de Hellens tend à exprimer cette bipolarité et à lui trouver un équilibre. Le Naïf, Moreldieu, Naître et mourir, pour ne pas parler de la poésie anticipative de Mélusine : voilà quelques-uns des points les plus brillants de la route suivie par ce grand écrivain.

Alexis Curvers, poète délicat, est venu à la prose narrative avec les récits de La Famille Passager et deux romans importants, Printemps chez des ombres et Tempo di Roma. Poète et narrateur aussi, Georges Linze.

Plus abondante est l’œuvre de Constant Burniaux, qui commença par des notations aiguës et nerveuses dans le « tempo » de Baillon, puis entama une longue suite de romans et de récits allant d’Une petite vie à Fille du ciel en passant par bien d’autres, notamment la série des Temps inquiets. Observateur sensible et même sensitif, il est de ces tendres qui se masquent d’ironie mais qui ne peuvent pas éternellement cacher leur jeu. Ses récits doux-amers adhèrent au vrai avec une sorte de souffrance, mais ils accueillent aussi la poésie et, dans certains cas, la féerie, tout en ne manquant pas de l’aiguiser aux résistances du réel. En prose comme en vers, car il est aussi poète, son rythme est celui de la saisie au vol des choses par une lucidité qui bondit et frémit.

Beaucoup plus douce et plus sage apparaîtra Marie Gevers, dont l’œuvre en prose nous a donné, mieux encore que ses vers, tout un trésor de connaissance amoureuse et précise des plantes, des eaux, des oiseaux et des saisons de la campagne flamande. On l’a rapprochée plus d’une fois de Colette pour cette notation des plus fins détails naturels, mais il s’agit là, semble-t-il, d’une égalité d’attention et de talent plutôt que d’une ressemblance de sensibilité. La sensibilité de Marie Gevers est tendre et comme maternelle, c’est un don de sympathie envers les choses et les gens. Dans La Comtesse des digues, Madame Orpha, La Grande Marée, comme dans Plaisir des météores ou Vie et mort d’un étang, elle nous fait aimer les peupliers et l’herbe des polders comme les adages des paysans de la Flandre anversoise (une vraie Flandre celle-ci, pas une Flandre de théâtre) parce qu’en aimant ce terroir, en y découvrant le pathétique des destins humains elle fait en sorte qu’il soit le nôtre tout le temps de la lecture. Et cela dans une prose si simple, si souple et si juste qu’elle semble n’être que la transparence de sa matière.

Franz Hellens, Constant Burniaux, Marie Gevers, Marcel Thiry, Jean Tousseul, Georges Linze… Beaucoup de romanciers belges sont en réalité des poètes, des poètes par la sensibilité de l’observation comme par celle du style. Là réside peut-être, à tout prendre, une remarquable particularité de la littérature belge. Il ne sera pas étonnant que nous la retrouvions dans le théâtre.

Le théâtre : Crommelynck et Ghelderode

Quoi de plus poétique que le théâtre de Maurice Maeterlinck (1862-1949), mais aussi que celui de Fernand Crommelynck (1885-1970). Paris lui donna une heure de gloire, en 1920, pour cette farce irréaliste et haute en couleur qu’était Le Cocu magnifique. Toutes ses pièces, depuis Le Sculpteur de masques et Les Amants puérils jusqu’à La Jeune Fille folle de son âme et Une femme qu’a le cœur trop petitChaud et Froid, même le caricatural Tripes d’or, sont poétiques par l’outrance symbolique du sujet, le pittoresque poussé des personnages, et surtout par le lyrisme continuel d’une invention verbale qui annonce Audiberti, par la danse des images et le coloris du décor. ou

Mais la truculence tragique triomphera surtout dans les cinquante pièces de Michel De Ghelderode (1898-1962), depuis La Mort du docteur Faust et Barabbas jusqu’à Magie rouge, Mademoiselle Jaïre ou Fastes d’enfer. Il y a un peu de tout dans le foisonnement du délire ghelderodien : du Shakespeare, du Maeterlinck, du Jarry, du Calderón, de l’expressionnisme allemand, du romantisme à la Pétrus Borel… Et tout cela est entraîné dans un carnaval macabre où fuse la facétie, dans une cruauté où se défoulent la peur de la mort et la folie ardente de la vie. Poésie donc ! Nous la retrouverons dans le Burlador de Suzanne Lilar, et jusque dans les pièces plus sages de dramaturges wallons comme Georges Sion, Jean Mogin, Charles Bertin.

Au terme de cette esquisse, une synthèse serait difficile, à cause précisément de la qualité d’authenticité qui, facteur commun de tant d’œuvres, fait l’intérêt principal d’une littérature sans écoles, sans groupes et sans stratégie. Chacun y va son chemin propre, attentif avant tout à soi-même, et trop retenu par les signifiés pour se jouer à bouleverser les modes du signifiant.

  • Robert VIVIER
  • En quête d’une identité

    Caractérisée par l’occupation quasi complète du territoire national, la Grande Guerre a notamment pour conséquence de disloquer la jeune institution littéraire belge constituée au xixe siècle sous la houlette de Camille Lemonnier. Celle-là procédait des combats de La Jeune Belgique et avait trouvé ses hérauts dans les figures de Verhaeren et de Maeterlinck. Surpris et révulsés par l’invasion allemande, les ténors de la littérature se mobilisent immédiatement pour la défense idéologique de la patrie. Ils le font avec d’autant plus de fougue que leur humanisme est internationaliste, et que leur imaginaire baignait dans la culture de l’envahisseur. La nouvelle génération littéraire se trouve quant à elle dépourvue des relais institutionnels habituels. Elle connaît trois situations matérielles fort distinctes : les tranchées, l’exil ou la vie en pays occupé. Les conséquences esthétiques de ces différents types d’insertions sont considérables. Elles se manifestent, en outre, dans un contexte nouveau. Le sacrifice des tranchées entraîne en effet l’instauration du suffrage universel qui impose l’existence d’un pays flamand et mine les structures du pouvoir comme les habitudes mentales de la bourgeoisie belge – laquelle parlait le français de part et d’autre de la frontière linguistique.

    Le refoulement des avant-gardes

    Cet ébranlement des assises sociales et culturelles du pays est perçu – et théorisé jusqu’à ses ultimes conséquences – par le jeune Clément Pansaers dans sa revue Résurrection. Publié en pays occupé à l’époque où triomphe, en Russie, la révolution d’Octobre, le périodique défend des points de vue internationalistes et révolutionnaires qui passent par l’abolition des frontières nationales. Le patriotisme n’a-t-il pas été le masque des expansionnismes industriels fauteurs de guerre ? Pansaers propose donc pour la Belgique l’abolition du cadre constitutionnel de la bourgeoisie unitaire et plaide en faveur de structures fédérales qui n’abriteraient aucun nationalisme. La revue publie d’autre part les textes de jeunes écrivains comme Ghelderode ou Verboom, de pacifistes français tel Jouve et d’expressionnistes allemands que Pansaers a l’occasion de connaître du fait de la présence dans les troupes d’occupation ou en Belgique d’écrivains tels Benn et Sternheim.

    L’armistice de 1918 n’ayant pas débouché sur le triomphe de la révolution sociale mais sur la Société des nations, le jeune écrivain opte pour l’internationalisme des avant-gardes artistiques et rejoint les dadaïstes français. Tout de suite, il fait preuve dans ses théories d’un extrémisme qui sera la marque indélébile des meilleurs écrivains de la « Belgique sauvage ». Celui-ci n’est pas étranger à leur marginalisation au pays comme en France. Pansaers ne craint pas en effet, dès 1919, de critiquer le confusionnisme de Littérature, qui accepte les textes de Reverdy ou de Max Jacob. Il dénonce déjà les propensions de Breton au platonisme, comme à l’excommunication. Convaincu de la nature anti-institutionnelle du dadaïsme, et heurté par les nouveaux conformismes qui s’instaurent à Paris, le pamphlétaire publie en 1921 à Anvers un numéro spécial de la revue Ça ira, significativement intitulé : Dada. Sa naissance. Sa vie. Sa mort.

    L’émergence, à la fin des années soixante, d’une nouvelle génération littéraire, contemporaine de l’éclatement de l’État unitaire, fait sortir la figure de Pansaers des ténèbres où elle avait été précipitée dès sa mort en 1922. Cet obscur séjour échut d’ailleurs en partage, durant cinquante ans, à tous les écrivains belges de langue française qui se soucièrent de la libération ou de la dislocation du langage. Car le traumatisme inconscient causé par le recul des francophones et par l’échec de la Belgique latine mais mixte n’engendra pas seulement des réflexes politiques aberrants : il pesa sur le devenir même des lettres au point de contraindre à l’exil, intérieur ou extérieur, les vrais libertaires.

    En dépit de la figure symbolique et conciliatrice du roi Albert, l’effritement des assises culturelles de la Belgique francophone est tel que l’essentiel de la littérature qui a pignon sur rue durant l’entre-deux-guerres n’est ni nationaliste ni même régionaliste. Tout au contraire, il s’agit pour les écrivains d’effacer dans leurs textes toute trace de leur appartenance belge – fût-ce dans les sites décrits – et de chercher la dilution dans le rassurant espace français. Un humanisme vague enveloppe généralement cette démarche qui trouve en 1937 une expression idéologique dans le Manifeste du Lundi et se retrouve dans l’appellation, pour le moins ambiguë, de « littérature française de Belgique ». Conjointement se mettent en place les rouages d’une institution littéraire autochtone, enclose sur elle-même. La plupart des écrivains en question ne se font pas faute d’utiliser ces structures douillettes qui mèneront, après 1950, à un académisme totalement anémié : ne se paie-t-on pas le luxe d’écarter des écrivains du format de Ghelderode ou de l’inventivité de Jean Ray ?

    Dès lors, ceux qui sont rejetés par l’establishment littéraire se regroupent, en dehors de tout esprit d’exaltation nationale, sous l’étiquette de « Belgique sauvage » exprimant durant cinquante ans une indéniable singularité artistique tandis que les jeunes qui se dressent en 1976 contre la sclérose du monde littéraire en place se rassemblent sous l’étiquette de « L’Autre Belgique ».

    Au moment de dégager les courants nouveaux ou refoulés des lettres de langue française en Belgique, on se doit en tout cas de rappeler l’exemplaire radicalité du comportement de Michaux  BELGIQUE - Lettres françaises td_photo. L’auteur de Plume est proche de Franz Hellens, ce grand bourgeois francophone des Flandres qui perçoit très vite les conséquences du processus linguistique, forge la notion de « littérature française de Belgique » et joue durant un demi-siècle le rôle d’éminence grise des lettres. Avec lui, Michaux dirige, au milieu des années vingt, la revue Le Disque vert, mais finit par s’installer définitivement à Paris et rompt absolument avec la mère-patrie. Ce faisant, il suit rigoureusement la logique des conceptions de Hellens tout en créant une œuvre dont la langue ne peut s’expliquer en dehors des références belges. La violence même des dénégations du poète à l’égard de ses origines atteste d’ailleurs leur emprise. Mais il est tout aussi évident qu’il n’existait à cette époque d’autre issue que l’exil, dès lors que l’auteur de Lointain intérieur choisissait d’abstraire sa quête du souci de la révolution sociale et entendait se tenir en marge de toute avant-garde « structurée ». La grandeur de Michaux est de l’avoir compris : libre de tout compromis casanier, il était désormais apte à explorer en paix les interstices du sujet qu’avait sans doute contribué à lui révéler une éducation partiellement au contact de l’autre langue nationale.

    Le déploiement des avant-gardes s’effectue d’abord en Belgique autour d’Anvers. Bilingue et cosmopolite, la grande métropole portuaire se ressent moins des pesanteurs du pays. Dans les années vingt, elle s’ouvre en outre rapidement aux courants artistiques nouveaux grâce à la proximité de la Hollande, qu’a épargnée la guerre, et où vont triompher les artistes groupés autour de la revue De Stijl. Sans être révolutionnaires, les revues qui y paraissent font preuve d’une ouverture et d’un anticonformisme inusités. Tel est le cas du périodique Lumière, animé par Avermaete, mais surtout de Ça ira, où Pansaers publia en 1921 son numéro spécial sur Dada. Paul Neuhuys, jeune poète découvert par Elskamp, est l’âme de cette revue qui prolonge son action par la publication de plaquettes où paraît notamment le premier texte de Michaux, Les Rêves et la jambe. De même que les langues se mêlent, les disciplines s’entrecroisent au cœur de ce monde bigarré où l’on voit le dadaïste Paul Joostens recourir fréquemment aux arts plastiques. Écriture et travail plastique se retrouvent également chez l’abstrait Seuphor, l’apôtre de Cercle et Carré, qui rédige une pièce, L’éphémère est éternel, destinée à être jouée dans des décors de Mondrian. L’auteur quitte toutefois Anvers pour la France dès que le rôle artistique central de la cité scaldienne a commencé à péricliter. Les nationalismes linguistiques y opèrent déjà leurs premiers ravages : Seuphor les répudiera avec force.

    C’est l’heure où se développe à Bruxelles le groupe surréaliste belge. Immortalisé par la peinture de René Magritte, ce rassemblement d’hommes, tels Goemans, Scutenaire, Mesens, Souris, Lecomte ou Colinet, s’opère autour de la forte figure de Paul Nougé – celui-là même qui, en 1929, ose mettre en garde Breton en ces termes : « J’aimerais assez que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu l’effacent. » Poète, Nougé est un intellectuel rigoureux, fasciné par Valéry, et un homme engagé qui participe en 1919 à la fondation de la section belge de la IIIe Internationale. Ce chimiste de formation ne partage pas la confiance de ses pairs français dans les jeux du langage qui, selon lui, nous domine plus que nous ne le maîtrisons. Il refuse donc de se livrer à l’automatisme verbal et lui préfère une démarche oblique, susceptible de révéler sans cesse de nouvelles différences et de piéger ce qui aliène notre lucidité et notre vie.

    Aussi commence-t-il en 1924 par rédiger avec Goemans et Lecomte des tracts qui débusquent les clichés d’écriture des maîtres (Paulhan, par exemple). Sa célèbre Conférence de Charleroi consacrée à la musique essaie de même de dépister les poncifs de la perception, de la critique ou du discours des créateurs afin de dégager une théorie de l’art capable de retrouver le périlleux, de libérer les possibilités enfouies de l’homme et d’être une morale innervant l’action de l’artiste. Car cet homme qui récuse au parti le droit de lui dicter les lignes de son art estime en revanche que celui-ci consiste toujours à prendre parti. C’est pourquoi il se désolidarise du type d’arguments choisi par Breton en 1932 pour défendre Aragon dans l’affaire de Front rouge. Puisque le poète est un terroriste, il doit avoir le courage de ne pas jouer à l’esthète. Avec ces moyens limités que sont les mots isolés ou les groupes de mots, il doit créer des « objets bouleversants » qui modifieront la vie d’autrui. Pour ce faire, Nougé recourt au poème bref et aux imitations perverses, par exemple les slogans publicitaires remaniés.

    À l’opposé de cette attitude qui frôle sans cesse les limites de la littérature, le parcours de Marcel Lecomte, que par ailleurs l’ésotérisme attirait, s’apparente à celui de l’auteur des Cartes transparentes dans sa volonté de sortir des sentiers battus de la littérature mais s’écarte de lui par la conviction qu’il importe, pour y parvenir, de passer par elle. Aussi, loin de recourir au laconisme éclaté des brefs poèmes de Nougé, Lecomte écrit-il de courts récits à la phrase longue et maniérée, parfois même alambiquée. Ceux-ci se concentrent autour d’un phénomène apparemment ordinaire dont ils révèlent, par un subtil jeu de miroirs souvent anxiogène, la part d’inquiétante étrangeté que le phrasé met en relief.

    Peu compris par la branche hennuyère du surréalisme belge (Chavée-Dumont) qui fait confiance, dix ans plus tard, à l’automatisme cher à Breton comme aux slogans du P.C. stalinien, le dessein radical de Nougé trouve un écho transformé à la génération suivante, dans l’œuvre de Christian Dotremont. Âme du mouvement Cobra qu’il fonde en 1949 pour dépasser les impasses politiques et esthétiques du « surréalisme révolutionnaire » dont il avait été un an plus tôt l’instigateur avec Chavée, Noël Arnaud et d’autres, Dotremont invente ensuite une forme personnelle capable de prolonger son expérience cobriste des peintures-mots et de produire un objet bouleversant à la matérialité avérée : le logogramme. Sur de grandes feuilles blanches, l’écrivain déploie un large paraphe qui occupe l’espace de la page et trouve sa minuscule paraphrase, aisément déchiffrable, dans le bas de la feuille. Dotremont entend ainsi rendre au poème la dimension de signifiance impliquée par son tracé matériel et ne plus se contenter de la forme abstraite, ou simplement typographique, qui prévalait chez Nougé. Son travail concret avec des plasticiens comme Jorn, Appel ou Alechinsky – là où Nougé s’était fait le critique éclairé de Magritte ; son attention extrême au rythme du corps, rendue inéluctable par sa tuberculose ; sa plus grande distance, liée à l’époque, vis-à-vis des idéologies en voie de pétrification ou des dynamiques collectives ont permis au solitaire de Tervueren d’aboutir à cette forme singulière capable de synthétiser l’expérience de Cobra, le travail des textes strictement poétiques et l’imaginaire nordique régulièrement revivifié par les voyages de l’auteur en Laponie. L’expérience du tremblé de l’œuvre s’y joua dans une farouche volonté de demeurer au pays en dépit de la méconnaissance profonde qu’elle rencontra dans le milieu littéraire.

    La tradition des avant-gardes irrespectueuses et profondément novatrices, dont Pansaers, Nougé ou Dotremont constituent les parangons, alimente durant l’après-guerre les travaux de ceux qui refusent l’académisme dominant sans atteindre pour autant l’originalité absolue de la grande œuvre. Animée par Théodore Koenig, la revue Phantomas parvient ainsi à offrir à nombre de talents le lieu où publier textes ou aphorismes que leur gaillardise verbale éliminait d’office des circuits officiels. Edda de Jacques Lacomblez ou Temps mêlés du pataphysicien André Blavier, cet ami de Queneau, constituent des initiatives, plus individuelles que celle des « types en or » ; destinées surmonter l’impasse formelle des années 1950 que ne remettent pas en cause des écrivains engagés tels Paron ou Scheinert.

    Les « golden sixties » engrangent, quant à elles, suffisamment de contradictions pour libérer quelques détonateurs dans le landernau belge : le situationnisme trouve ainsi en Raoul Vaneigem un de ses plus brillants théoriciens. Son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), qui préfigure et résume l’expérience de Mai-68, prolonge la réflexion rimbaldienne sur les rapports entre politique et poésie. Optant résolument pour l’irruption de celle-ci au cœur même de la vie, Vaneigem abandonne le type de distance réflexive chère à Nougé, que les situationnistes français des années 1950 ont rencontré et cité. Le Livre des plaisirsL’Histoire des frères du Libre-Esprit (1986) et l’Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire (1990) témoignent en outre de la recherche d’une déconstruction radicale de l’univers contemporain dominé par l’économique. (1979),

    La rage existentielle, fondée sur une croyance littérale aux préceptes de la modernité artistique et non sur un discours critique différencié, débouche, quant à elle, sur l’irruption abrupte, éphémère mais tonitruante, du Théâtre laboratoire vicinal (1969-1974). Avec les pièces signées Frédéric Baal s’opère, au théâtre, un travail de dislocation linguistique porté par le seul jeu de l’acteur.

    Alors que Baal cesse pratiquement d’écrire, un poète venu des rives hyper-telquelliennes de T.X.T. et du militantisme maoïste donne à ce que l’on a fort justement appelé « la Belgique sauvage » des textes dont le baroquisme verbal ne s’était plus fait entendre depuis De Coster et de Ghelderode. Chez Jean-Pierre Verheggen, le travail des avant-gardes postmodernes sur le signifiant et les fleurons de la langue noble s’articule avec les « basses langues » que l’enfant a entendues dans les campagnes wallonnes. Après Le Degré zorro de l’écriture (1978) et Vie et mort pornographiques de Mme Mao (1981), Verheggen donne, en effet, une extraordinaire trilogie de ses enfances : Porches, Porchers (1983), Pubères, PutainsStabat mater (1986). (1985) et

    Issu d’un parcours intellectuel assez proche, Paul Emond propose, dans le domaine romanesque, une Danse du fumiste (1979) époustouflante de renversements langagiers et un Tête-à-tête (1989) où la présence-absence de l’époux amnésique permet à la femme d’assembler, en un texte continu de cent pages, toutes les variantes de la litanie des récriminations conjugales.

    Les nautoniers de la mémoire perdue

    Essentielle en poésie, la modernité travaille d’une façon moins visible, mais tout aussi profonde, les autres genres littéraires : les francophones de Belgique s’efforcent de les adapter à la transcription d’une histoire et d’une réalité qui se sont construites aux antipodes de celles qui ont modelé l’Hexagone. À ce titre, les années soixante se révèlent essentielles. La décolonisation bâclée de l’empire belge d’Afrique centrale, le déclin du sillon industriel wallon fondé sur le charbon et l’acier, la révision de la législation linguistique en 1963, qui assure les droits des locuteurs de langue néerlandaise en incluant les préceptes archaïques du droit du sol, constituent une série de détonateurs qui rendent malaisée la perpétuation de la conscience unitaire belge.

    En dépit du pouvoir que continuent de détenir ses tenants dans l’institution littéraire, on voit dès lors s’effriter l’esthétique « néo-classique » qui avait prévalu dans l’après-guerre. Le grand public accède de son côté, et définitivement, aux charmes de « l’école belge de l’étrange » que le cinéma va également incarner en la personne d’André Delvaux. Quoi de plus pertinent, en effet, que le « réalisme magique » si l’on désire rendre perceptible l’inquiétante étrangeté d’un réel qui correspond moins que jamais aux discours censés l’escorter et le produire ? Michel De Ghelderode et Jean Ray, Lecomte même connaissent ainsi un début de profonde reconnaissance. Grand maître de l’esthétique classique en poésie, Marcel Thiry trouve également dans le conte fantastique une réponse aux avanies du moment. Son Échec au tempsNouvelles du grand possible (1960). (1945) s’appelle cette fois

    Mais le maître du réalisme magique est sans conteste, à cette époque, Paul Willems. L’enchanteur des années cinquante, l’auteur d’Il pleut dans ma maison (1958) a parfaitement intériorisé la rupture historique des années soixante. À partir de WarnaLa Ville à voile (1967), maintient encore un apparent équilibre, Les Miroirs d’Ostende (1974), Nuit avec ombres en couleursLa Vita breve (1991) révèlent de plus en plus crûment quelle aphasie homicide menace le sujet au cœur d’une telle tension. Cette hantise de la fêlure, qui débouche chez Willems sur un vertigineux jeu théâtral des doubles, manifeste une insidieuse action de l’autre que Guy Vaes, autre francophone des Flandres, a symbolisée dans un roman plein de méandres, Octobre long dimanche (1957). Cette perte d’identité, Jacques-Gérard Linze cherche également à l’actualiser dans La Conquête de Prague (1965). (1963), son univers dramatique ne cesse d’approfondir la césure croissante entre réel et imaginaire. Si son chef-d’œuvre, (1983) ou

    Ce travail sur l’errance et la mémoire brisée trouve des illustrations adoucies chez d’autres écrivains, moins immédiatement marqués par le poids de l’antagonisme linguistique ou par l’obsession formelle. Les conséquences esthétiques sont claires. Si Willems essaie de conserver à ses pièces une construction impérieuse que minent ses dérives langagières, si Vaes se coule volontiers dans le moule narratif anglo-saxon, les Rolin, Juin ou Moreau s’approprient au contraire les techniques du nouveau roman pour sortir de la narration classique. De la sorte, ils aboutissent progressivement à ce qui, pour chacun, constitue sa mémoire perdue. Ainsi parviennent-ils à restituer peu à peu à une collectivité spécifique son assise trop longtemps occultée par une esthétique et un discours de la dénégation de soi. Du nouveau roman, esthétique en soi, les Belges retiennent les techniques permettant de sortir du carcan narratif traditionnel pour l’appliquer au plus intime de leur mémoire subjective. C’est Dominique Rolin remontant à sa prime enfance (L’Infini chez soi, 1980), à la geste familiale (Lettre au vieil homme, 1973 ; Deux, 1975 ; Le Gâteau des morts, 1982), à la saga mythique des provinces belges (Dulle Griet, 1977 ; L’Enragé, 1978), voire à ses amours essentielles (Le Lit, 1960 ; Trente Ans d’amour fou, 1988). C’est Hubert Juin évoquant dans le cycle Les Hameaux (1978) les villages gaumais de son enfance, sans tomber dans les poncifs passéistes du roman régionaliste. C’est Marcel Moreau éructant son enfance boraine et faisant affleurer le fonds pulsionnel qui demeure étranger à la loi, dans Quintes (1962). Mêlant le laconisme presque aphoristique des fragments au souffle relatif des suites, c’est encore ce fonds perdu que cherche à atteindre en poésie une autre hennuyère, Claire Lejeune (Mémoire de rien, 1972).

    L’histoire en lambeaux

    Si le principe des séquences brèves caractérise également l’écriture de Jean Louvet, le travail auquel s’attellent ses pièces à partir de 1962 vise aussi la mémoire annihilée d’un peuple qu’il n’entend réduire ni à sa particularité biographique ni à sa quintessence métaphysique. Enfant du prolétariat wallon, Louvet porte à la scène cette classe sociale alors que l’histoire est en train de lui retirer, en Belgique, et son gagne-pain, et les assises de sa vision du monde. Du Train du bon Dieu (1962), évocation des grandes grèves de soixante, à L’Homme qui avait le soleil dans sa poche (1982), remémoration du député communiste républicain Julien Lahaut assassiné peu après la prestation de serment du roi Baudouin, en passant par la pièce autobiographique Conversation en Wallonie (1976) qui retrace et mythifie l’histoire du fils d’ouvrier contraint de sortir de sa classe pour conquérir le savoir, le théâtre de Louvet ne cesse, à la fois, de retracer sans emphase le digne désespoir d’un peuple abandonné par ses élites et de s’interroger sur la déliquescence du symbolique comme sur le porte-à-faux contemporain des intellectuels de gauche. Un Faust (1985) est exemplaire de cette double interrogation que le dramaturge a notamment poursuivie avec l’active complicité du rénovateur du théâtre belge de langue française après 1968, Marc Liebens.

    L’irruption de l’histoire au sein des textes dramatiques se manifeste en outre, à la même époque, dans l’œuvre de René Kalisky. Celle-ci convoque sur le plateau toutes les infamies du siècle qui a mis à mal – et sans doute à mort – le sujet occidental issu de l’humanisme renaissant et du judéo-christianisme. Soucieux par ailleurs de sortir du postbrechtisme qui fige la langue et le jeu, Kalisky tente de mettre sur pied – en dialogue avec Antoine Vitez dès 1974 – un théâtre de structure plutôt baroque, jouant de toutes les ressources de « la séduction pour tuer le mensonge », que celui-ci soit politique ou social. L’acteur y incarne un personnage démultiplié dans le temps historique (un juif de Brooklyn et le roi David par exemple), de la même façon que le texte se doit d’être une partition polyphonique, capable de pulvériser le jeu vériste ou dogmatique qui sévit alors sur les scènes occidentales. Tour à tour seront convoqués le stalinisme dans Trostsky, etc. (1969), le nazisme dans Jim le Téméraire (1973) ou le fascisme dans Le Pique-nique de Claretta (1974). L’emprise médiatique des masses à travers le sport est tout aussi crûment mise en exergue dans Skandalon (1970). De même, le dramaturge n’hésite pas à interroger le sionisme (Dave au bord de mer, 1977). C’est que ce fils d’un des martyrs d’Auschwitz se préoccupe de récuser tous les simplismes contemporains et choisit d’occuper une place dérangeante, comparable à celle de Pasolini, auquel il consacre une de ses pièces les plus complexes. Puis, l’homme qui a mis en scène dans Europa, autour d’un échiquier, l’horreur allemande et le miracle mozartien achève sa fulgurante trajectoire sur un triptyque : Charles le Téméraire, ou l’échec du pays d’entre-deux (cette Belgique pourtant réelle qui choisit toujours l’imaginaire) ; Sur les ruines de Carthage (1980), ou l’échec de l’intellectuel renaissant et de l’individu nomade ; Falsch (1983), enfin, où se formule la question du « qui suis-je ? » après l’holocauste.

    Autour des années quatre-vingt, l’Allemagne commence à faire retour dans le champ littéraire belge, aussi bien chez Gaston Compère que chez François Weyergans, chez Thierry Haumont que chez Francis Dannemark. Cette présence se manifeste particulièrement dans Les Éblouissements (1987) de Pierre Mertens  td_photo, roman qui, à travers un des grands poètes de ce siècle, Gottfried Benn, scrute les errements auxquels a pu mener le nazisme. Mertens, qui incarne parfaitement le rapport d’amour-haine éprouvé par les élites belges à l’égard de leur pays, et qui aime s’attacher à des figures confinant à l’abjection ou à l’échec (Perdre en est la quintessence et la transsubstantiation), doit significativement recourir au regard d’un étranger déraciné pour décrire la Belgique réelle (Benn dans Les ÉblouissementsTerre d’asile, 1978). pour le Bruxelles de 1914-1918 ou pour le Knokke des années cinquante ; un exilé chilien pour la Belgique contemporaine dans

    L’écrivain belge francophone Pierre Mertens.

    Pour les romanciers d’un pays qui refuse de se laisser nommer, l’emprise du pays reste malaisée à formaliser distinctement. Souvent, elle se mêle en outre aux idéaux tiers-mondistes d’une génération qui n’avait pas hésité à défiler sous le slogan : « nous sommes tous des étrangers ». Cette étrangeté à soi-même et au monde peut donc prendre des formes variées. Venu tard à l’écriture, un Jean Muno la projette dans le quotidien en décrivant la monotonie petite-bourgeoise des Belges dans Ripple-Marks (1976), ou en traçant l’ubuesque caricature de leur propension à l’académisme dans Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982). Une touche de fantastique ou de grotesque irise son propos alors que, chez Conrad Detrez, qui prend partiellement l’histoire pour matière de ses récits, ces accents trouvent un relief accru. Car l’évocation de l’histoire s’accommode mal, en Belgique francophone, des codes narratifs qui transcrivent l’histoire à la française. Aussi la remémoration d’une enfance wallonne dans Ludo (1974), de la scission de l’Université catholique de Louvain dans L’Herbe à brûler (1978) ou du reflux des guérilleros de l’Amérique latine dans La Lutte finale (1980) revêtent-elles des caractères oniriques et picaresques – et cela, même chez un homme qui lutta physiquement au Brésil contre la dictature, et qui osa s’affronter dans Les Plumes du coq (1975) au tabou de la question royale.

    Faute d’un soi, la belgitude ?

    Fruit de décennies de dénégation, ce malaise éprouvé autant avec soi-même qu’avec l’histoire est renforcé par le jeu ambigu d’une institution littéraire qui cultive à la fois le « ghetto » et la fusion mythique avec la France. On en aperçoit toutes les conséquences contradictoires lorsque l’émergence d’une nouvelle génération littéraire coïncide avec une restructuration de l’État belge qui contraint les francophones à se définir enfin ouvertement et spécifiquement. Le numéro des Nouvelles littéraires composé par Pierre Mertens en 1976 sous le titre « L’Autre Belgique » tend en effet à rompre avec l’académisme et à autoriser l’expression d’une spécificité qu’il inscrit à l’enseigne d’un terme construit sur le modèle du vocable senghorien de la négritude : la belgitude.

    Expression d’une spécificité, refus de l’« idée » nationaliste, renvoi nostalgique à ce qui se délite, rattachement au seul terme qui permette aux francophones de Belgique de ne pas procéder à une ablation d’eux-mêmes, vocable ambigu au regard du jeu flamand, mais transcription d’une spécificité sans identité monumentale qui ne trouve donc à s’exprimer qu’à travers le modèle choisi par d’anciens colonisés, ce vocable cristallise une appartenance qui se formule alors moins pathétiquement que chez Jacques Brel, qui meurt à ce moment (1978). Elle indique la difficulté de l’entreprise, largement due à l’absence de supports institutionnels suffisants.

    C’est que l’apprentissage quasi exclusif – et l’intériorisation ! – du modèle français, alors que l’histoire et le champ social belges sont faits de centres fuyants, hâtivement superposés, entraîne un vertigineux divorce entre les mots et les choses. Filles des contradictions des deux décennies précédentes, les années 1980 enregistrent toutefois, à travers l’action de l’éditeur Jacques Antoine, puis des éditions Labor, une réappropriation du patrimoine littéraire propre aux francophones de Belgique.

    Plusieurs œuvres poétiques d’envergure voient le jour à la même époque. Elles situent apparemment leur chant comme en dehors de l’histoire. C’est, d’une part, la méditation philosophique et cosmique de François Jacqmin dans Les SaisonsMaîtres et maisons de thé (1979) de Werner Lambersy, cérémonial et chant de maîtrise fondé sur le rituel japonais. C’est enfin la totalité du parcours littéraire et philosophique de Max Loreau qui débouchera en 1989 sur la publication d’une somme philosophique, La Genèse du phénomène. (1979). C’est, d’autre part,

    L’infralangagier, qui confine à la mélopée – mais une mélopée striée par le pulsionnel – anime par ailleurs la plume d’Eugène Savitzkaya (Mentir, 1977 ; La Traversée de l’Afrique, 1979 ; La Disparition de maman, 1982), lequel se dégage définitivement de l’influence qu’avait eue sur lui la poétique mélodieuse de Jacques Izoard. C’est encore l’infralangagier qui travaille, jusqu’au scatologique parfois, l’œuvre polymorphe de Gaston Compère. Secrètement obsédée par le modèle musical, très au fait de tous les procédés de la rhétorique dont elle joue savamment, cette œuvre trouve dans la structure formelle le cadre où inscrire les processus de dissolution qu’elle met en scène, par exemple, dans La Constellation du serpentMarcher au charbon, 1978 ; En Orient, 1986). (1983). De façon moins alambiquée, c’est ce que William Cliff cherche en poésie dans le maniement presque parodique de l’alexandrin pour soutenir la description de la dérive homosexuelle (

    Ces processus de dilution de soi ou d’errance se multiplient dans les textes, sous des formes bien sûr différentes. Au théâtre, avec Faust de Louvet, Jocaste (1981) ou Tausk (1987) de Michèle Fabien ; et, un peu plus tard, Neige en décembre (1988) de Jean-Marie Piemme. En prose, alors que Pierre Mertens vient d’obtenir le prix Médicis pour des Éblouissements, ce sont les Mémoires d’un ange maladroit (1984) de Francis Dannemark, Les Petits Prophètes du Nord (1980) ou Le Conservateur des ombres (1984) de Thierry Haumont, et toute la production de Jean-Claude Pirotte (Sarah feuille morte, 1989, La Pluie à Rethel, 1982).

    Cette propension s’étend significativement à la nouvelle génération, qui cherche par ailleurs à se situer de nouveau sur des positions désengagées. Que ce soit sous la forme distanciée d’un Jean-Philippe Toussaint, ou sous la forme carnavalisée et haute en couleur d’un Philippe Blasband, elle entraîne également des attitudes de refus. Celles-ci tentent de redessiner une figure, de recomposer un corps malgré l’emprise du vide, des ombres, du désert, de l’échec. Chez Bertin, cela prend, dans Les Jardins du désert (1981), la forme d’une crispation autoritaire chez le chef spirituel et temporel d’une collectivité qui a survécu à un cataclysme. Chez Jacqueline Harpmann ou chez Françoise Collin, l’entreprise recoupe les procédures de remémoration que l’on a vues à l’œuvre dans les années 1960. La première reconstitue ainsi, autour d’une infirme, un groupe d’adolescents inventifs que la vie adulte a essaimés et meurtris, tandis que la seconde cherche, dans Le Rendez-vous (1988), à retrouver un socle personnel dans le dialogue mère-fille. Frans De Haes procède de même en poésie en convoquant l’ombre contradictoire du père mort et en prenant fond sur une relecture inspirée de la Bible.

    Entre mythe et histoire

    Impact d’une réforme institutionnelle

    Le tournant des années 1970-1980, marqué par les débats autour de la belgitude, a également vu la mise en place et l’autonomisation des instances fédérées (régions et communautés) du royaume de Belgique, dont les effets commencent alors à se faire sentir. À l’exception toutefois de la région de Bruxelles-capitale qui devra attendre 1989 pour sortir du « frigo » constitutionnel dans lequel entendait l’enfermer une classe politique flamande soucieuse – après avoir opéré une sorte de coup d’État institutionnel fusionnant région flamande et communauté flamande – de « reflamandiser » à long terme la ville.

    Cette tentation séparatiste, favorisée par la supériorité économique et démographique de la Flandre, va de pair avec la croissance inquiétante, dans la partie flamande du pays, du Vlaams Blok, un parti nationaliste, raciste fascisant, condamné par la Cour de cassation, mais parfois proche de devenir la première force politique du nord du pays.

    À l’inverse, les francophones entendaient, non seulement ne pas fusionner région et communauté, mais maintenir deux régions distinctes, Bruxelles et la Wallonie. À cet effet, ils choisirent Namur comme capitale de la Wallonie, alors que le « coup d’État » institutionnel flamand a installé à Bruxelles, région à part entière, non seulement les instances communautaires flamandes – les francophones s’y trouvent également – mais aussi régionales.

    En revanche, l’appellation constitutionnelle que les parlementaires francophones ont retenue pour désigner les francophones de Belgique ne manque pas de poser problème et d’indiquer un rapport non résolu à la France. Parler de Communauté française de Belgique est certes tout le contraire d’une définition nationaliste mais indique à suffisance le rapport ambigu entretenu par les élites avec une idée de la culture et de la langue françaises qui réduit au périphérique ou à l’inexistant tout ce qui n’est pas proprement hexagonal. Cela avait d’ailleurs amené, dès 1979, le romancier René Swennen, par ailleurs militant rattachiste, à écrire un Belgique requiem, réédité en France (2005) par Jean-Claude Pirotte. À l’autre extrémité de l’arc-en-ciel des positions, cela devait pousser une série d’intellectuels, dont Jean Louvet, à signer en 1983 un Manifeste wallon tout en défiance à l’égard de la Communauté française de Belgique et à prôner le droit, pour le sud de la Belgique (hors Bruxelles donc), à une culture spécifique.

    Cible des adeptes du néoclassicisme, tels Charles Bertin ou René Swennen attachés à la notion de la littérature française de Belgique et convaincus d’être des écrivains français à part entière, la belgitude et ses défenseurs mirent à nu des problèmes qui avaient à voir, non seulement avec l’histoire de la Belgique, mais aussi avec le système littéraire de langue française ; et donc, avec le destin littéraire et culturel des francophonies. Le choix par les enfants d’une ancienne puissance coloniale d’un terme forgé sur le modèle du mot « négritude » n’était évidemment pas dépourvu de signification. Il représentait entre autres choses une façon de désigner la marge d’autonomisation relative qui est jusqu’à présent, volens nolens, propre à l’ensemble des littératures francophones. Dussent certains, en Belgique et ailleurs, s’être hâtés de donner au mot belgitude un sens équivalent à celui de belgité, qui n’était pas celui de ses tenants (lesquels revivaient à certains égards l’aventure de leurs ancêtres de la Jeune Belgique et de leur devise « Soyons nous » et se trouvaient une nouvelle fois confrontés aux dérives de la désignation dans un pays où n’a jamais primé l’univoque mais le baroque), le fait est que ce qui se met en œuvre à partir de cette revendication est foncièrement de l’ordre du non-homogène. Rien d’étonnant dès lors si les adeptes de la belgitude ont joué, globalement, le jeu des institutions de la Communauté française de Belgique, homologue à plus d’un égard à leur propre situation comme à leur problématique. Rien d’étonnant non plus si les œuvres qui voient le jour dans les décennies 1980-1990 en portent assez visiblement la trace.

    De la belgitude à la belgité ?

    Cette perception du monde et de soi a bien sûr trouvé chez Pierre Mertens des transcriptions romanesques plus qu’intéressantes. Ainsi peut-on tout d’abord interroger Une paix royale (1995). Ce livre voit le jour après le bref et pur roman d’amour crypté que sont Les Lettres clandestines (1990), une fiction qui va de pair, dans le temps, avec la parution de l’essai L’Agent double (1989), qui ouvre de nouvelles perspectives quant aux façons propres à son inventeur d’habiter le mot belgitude.

    Une paix royale, ce fort roman qui valut à Mertens un procès intenté par la seconde épouse du roi Léopold III, s’attache au quatrième roi des Belges. De sa figure il ne restitue ni celle, idéalisée à souhait, de ses défenseurs à l’époque de la question royale, ni celle, tout aussi noircie à souhait, de ses adversaires, mais bien celle d’un homme qui, comme l’Œdipe sur la route de Henry Bauchau, advient à lui-même et au monde au moment où il est sorti de l’Histoire par l’abdication. Cette considération, l’écrivain ne manque pas de la relier au destin des « petits pays ». Le jeu d’identification du narrateur avec la figure royale ouvre à un espace qui, tout en touchant à l’Histoire, peut être qualifié d’autofictionnel – une autofiction où l’identification de la vie du narrateur avec celle de son pays va loin. Le roman ne s’achève-t-il pas, alors que les eaux vont effacer de la carte, et le royaume, et ce narrateur qui s’est identifié à des figures presque impossibles ?

    Ce type de