Première des œuvres publiées par Gustave Flaubert (1821-1880), Madame Bovary (1857) vaut d’emblée à celui-ci un procès pour outrage à la morale et à la religion, mais aussi un succès important qui ne se démentira jamais, même si l’accueil fait par la critique, mis à part un Baudelaire enthousiaste et un Lamartine bouleversé, s’avère plus réservé. C’est ainsi que son héroïne rejoint vite la galerie des personnages les plus célèbres de la mythologie romanesque
Lorsqu’il s’attelle, en 1851, à l’âge de trente ans, à la rédaction de ce roman, Flaubert a déjà beaucoup écrit. Mais ses textes de jeunesse, souvent autobiographiques, marqués d’influences voyantes dont surtout celle du romantisme, lui paraissent trop imparfaits pour être publiés. Aussi, achevant la première œuvre qu’il juge accomplie, La Tentation de saint Antoine, la soumet-il à l’avis de ses amis écrivains, Maxime du Camp et Louis Bouilhet. Ceux-ci rendent un verdict sévère : Flaubert se fourvoie dans des sujets trop ambitieux, d’un lyrisme outrancier. Il lui faut s’imposer plus de discipline : « Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine. »
C’est la faute de la fatalité » dit Charles avant de disparaître. Et c’est bien le sentiment d’un implacable engrenage qu’a voulu rendre Flaubert, avec la froideur d’un greffier et la minutie d’un médecin légiste. Cette apparente impassibilité impressionne les premiers lecteurs dont Lamartine, désolé de la fin impitoyable infligée à Emma. L’auteur d’ailleurs en rajoute, prétendant avoir fait une « œuvre d’anatomie ». Tout au long de la rédaction du roman, il ne cesse, dans ses lettres, de se plaindre de la dureté de la tâche et de ce que l’exercice qu’il s’impose, un « tour de force inouï », va contre sa nature : « Ce livre, tout en calcul et ruses de style n’est pas de mon sang » ; « Nul lyrisme, pas de réflexions, la personnalité de l’auteur absente » ; ou encore : « Sujet, personnages, tout est hors de moi ».
En fait, ce n’est pas parce que Flaubert ne dit pas « je », ne fait pas irruption dans le récit et ne prend pas parti qu’il est absent de son œuvre. Dès la première phrase du roman, il est là, dans la salle de classe où entre le jeune Charles, et il restera toujours au premier plan, mais en filigrane. Au travers d’un réalisme éminemment subjectif, il détermine le regard porté sur les choses, en donnant aux objets, comme la casquette de l’élève Bovary, plus d’humanité qu’à certaines figures du roman, ou encore en interprétant les paysages au gré des humeurs d’Emma. L’écrivain s’infiltre ainsi au plus secret de ses personnages, révélant, grâce à l’emploi subtil du style indirect libre, leurs songes et leurs divagations. Il croque ironiquement, aux limites de la caricature, la bêtise d’un Bernisien et surtout d’un Homais, en épinglant les stéréotypes et la rhétorique pompière qui caractérisent ce personnage. Bref, comme Dieu dans sa Création, Flaubert est partout. D’où la célèbre formule : « Madame Bovary, c’est moi », qui ne se comprend bien qu’au regard de cet autre aveu : « Aujourd’hui, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par un après-midi d’automne sous des feuilles jaunes et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait et le soleil rouge. »
L’écriture ou, pour Flaubert, le « style » transcendant le réel, on peut rêver d’un livre qui n’existe que par ses seules phrases et ne fasse référence à rien. Le sujet au fond importe peu, Yvetot vaut bien Constantinople. Certes, après Yonville, l’écrivain se consacrera à Carthage avec Salammbô (1862) et reviendra à La Tentation de saint Antoine. Mais il fera aussi L’Éducation sentimentale (1869) et Bouvard et Pécuchet (1881), son œuvre la plus ambitieuse, peut-être, qu’il laissera inachevée. Dans ces romans, il n’y a plus de drame et presque plus d’histoire. Avec Madame Bovary, il a pris conscience qu’en mettant en scène des êtres médiocres menant des existences mornes dans des villages improbables, on pouvait aussi faire une grande œuvre. De cette prise de conscience date peut-être le début de la littérature moderne.
27 septembre 2009
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