par Mohammed GUÃTARNI*
« Le machiavélisme est le nom de la politique en tant qu’elle est le mal » Claude Lefort
Il est notoirement connu que l’opinion publique porte un jugement dépréciatif sur la pensée politique de Machiavel en ce qu’elle repose sur une combinaison fondée, à la fois, sur les lois et sur la force, voire le crime mafio-politique organisé. D’où, l’expression courante : « C’est un Machiavel », qui signifie un homme d’État cruel et sans scrupule envers tous ceux qui le contestent, dépourvu de tout sentiment humaniste. Or, cette opinion est pauvre en éclairage sémantique lorsqu’on veut accuser M nt, mais dans une signification conjoncturelle.
En effet, Machiavel n’hésite à dire « du bien du mal » lorsqu’il est utilisé à bon escient et avec pondération, sans pour autant prôner l’un ni faire l’éloge d’autre par le simple fait qu’ils ne sont pas statiques mais circulants en fonction des conjonctures sociopolitiques. Il faut rappeler que l’Italie de Machiavel était morcelée en plusieurs principautés. Ce qui laisse supposer que le « bien » et le « mal » peuvent constituer un « bon alliage » dans l’action politique. Selon lui, ni le bien ni le mal ne doivent être, dans l’exercice d’une bonne politique, une fin en soi. Par contre, un dosage sain et équilibré des deux peut assurer une stabilité des forces sociales et politiques. Selon Héraclius : « La violence est juste là où là douceur est vaine ».
La vertu du « Prince » en tant que valeur de l’excellence de sa personne et aussi en tant que haute qualité princière est, pour Machiavel, la meilleure (sinon l’unique) panacée en matière d’économie du mal lorsqu’il est dévoué pour son peuple. Cependant, si ce Prince est sans science ni conscience, il ruine son pays en ce qu’il devient le porte-drapeau de la discorde, la désunion, la division, la sédition. En un mot,… du conflit civil. Voilà pourquoi, un souverain averti doit impérativement répondre aux attentes de son peuple avant de satisfaire ses ambitions personnelles effrénées et qu’il se doit, d’ailleurs, de dominer plus que ses sujets s’il veut sauvegarder son trône.
Dans son ouvrage Le Prince – qui reste encore d’actualité sans prendre une ride -, le penseur florentin montre qu’une bonne « gouvernementabilité » commence par assurer l’application effective d’une Justice équitable pour tous dans le territoire de sa principauté et répartir le bonheur entre tous ses sujets s’il veut en faire une société citoyenne. Il rejette l’idée de la cité modèle de Platon qui relève plus du fictif que de l’effectif. Machiavel rédige une sorte de guide pour les gouvernants où il consigne des règles de conduite à suivre pour qui veulent conserver leur pouvoir. Ce qu’il faut retenir est que Le Prince était destiné, à l’origine, à Laurent Médicis, maître de Florence et, par là même, aux grands esprits éclairés appelés à gouverner leurs peuples rationnellement même s’il leur arrive de faire usage de la force si la raison d’État l’exige.
Machiavel considère que le monde est régi par des appétits inextinguibles de domination. Le souverain, dans ce cas, se voit réduit à manquer à sa parole, à duper, à ruser, à frapper par derrière et par surprise quitte à commettre des crimes abjects sur ses propres sujets. Bref, faire usage de tous les stratagèmes qui ne sont rien d’autres que des « intrigues mafio-politiques » pour conserver le Pouvoir « croûte que croûte ». Il devient, de ce fait, un être éminemment dangereux pour son peuple. Cependant, cette vision médiévale des choses, normalement, n’a plus prise à notre ère. Un pareil État sombre doucement et sûrement dans « l’absolutisme ». Exercer le mal pour le mal est un mode de gouvernance barbare. D’où, pour beaucoup de ses spécialistes, Machiavel était le précurseur, voire l’initiateur d’une politique rationnelle très prisée, aujourd’hui, par les systèmes démocratiques.
Il plaidait pour une politique, à la fois, vertueuse parce qu’équitable et celle de la raison d’État qui, dans des conjonctures difficiles, garantit moins la liberté de l’individu que la sauvegarde de l’entité de l’État. Aujourd’hui, beaucoup de « Princes » font, dans le même temps, le panégyrique des lois qu’ils promulguent (souvent à leurs avantages) et l’apologie de la violence, voire de la ruse politiques. Les fraudes électorales endémiques et pandémiques, sous nos latitudes à dessein de conserver le Koursi à vie, en sont l’exemple manifestement avéré par la praxis. Beaucoup de nos Princes prennent (peut-être sciemment) l’immoralisme pour du civisme. Ce ne sont rien d’autres que des États corrompus et affaiblis par leur cupidité, leurs ambitions insatiables, leurs luttes intestines parce qu’ils ont ravalé la vertu civique et le progrès moral au dernier rang jusqu’à ignorer leur existence. Il est tout à fait clair que lorsque « n’importe qui » se voit hissé indûment au sommet de la pyramide du pouvoir par simples accointances et non par ses compétences, il fait « n’importe quoi » sans se soucier de l’avenir, ni du devenir du pays. Une pareille politique n’augure rien de prometteur par ce que la société est dirigée par ses rebuts.
C’est, en somme, la voie royale vers la violence en ce que deux désirs impétueux s’affrontent violemment : celui de dominer chez les dirigeants et celui de refuser d’être dominé chez la plèbe. Voilà une des raisons qui justifie la persistance du terrorisme, dans nos contrées, qui continue encore à faucher, sans discernement, des vies innocentes. Faut-il rappeler que celui-ci est une aubaine pour nombre de régimes arabes qui trouvent prétexte pour domestiquer leurs peuples récalcitrants, museler l’Opposition et permettre, ainsi, à leurs systèmes haïs et honnis de s’éterniser et, par là même, veiller sur les avantages sacrés et intouchables de la « société léonine » au pouvoir. Ce que Machiavel refuse et dénonce.
Une lecture cursive de l’ouvrage Le Prince – qui est devenu, avec le temps, la Bible de nombre de tyrans parmi lesquels des Musulmans (au lieu que ça soit le Saint Coran. Quel paradoxe !!!) – leur donne l’illusion démentielle d’être des despotes éclairés ayant pour mission divine (???) de conduire leurs peuples au Paradis à coups de pied et de crosse. Par contre, une lecture en filigrane met en exergue plutôt le dithyrambe machiavélien d’un « vivre-libre ».
Cela veut dire que les peuples acceptent d’être gouvernés, certes, mais refusent d’être opprimés. La tyrannie, pour Machiavel, est la fermentation organique, par excellence, du divorce entre l’éthique et la politique, c’est-à-dire entre les États et leurs peuples. Ce dernier (divorce) ne manque pas de tirer la société vers le bas et l’empêche d’avancer, d’évoluer, encore moins de s’émanciper et/ou s’épanouir ni intellectuellement, ni culturellement, ni économiquement, ni même politiquement. Autrement formulé, une pareille politique consacrée du divorce non seulement favorise mais, en sus, maintient et nourrit la décadence que vit, aujourd’hui hélas et mille fois hélas, le monde arabe en dépit de sa position géographique stratégique des plus enviables (le canal de Suez) et ses richesses naturelles (agriculture, pétrole, gaz, minerais…).
En clair, il y a conflit d’intérêts entre les Clercs qui aspirent s’éterniser dans leur pouvoir et les peuples qui refusent de s’y soumettre. Il n’y a jamais de consensus démocratiques, mais toujours (ou souvent) des rapports de force Pouvoir/Société. Dans pareils régimes, l’idée d’une société réconciliée, unifiée et démocratique, que défend Machiavel, devient illusoire.
Le réalisme machiavélien, on ira le chercher du côté de la liberté individuelle, c’est-à-dire la démocratie qui favorise et valorise la diversité des opinions.
Ce que les princes arabes refusent mordicus parce qu’ils n’acceptent pas l’esprit d’opposition, encore moins de leur demander des comptes. Ils n’ont pas été élevés dans cette culture d’ouverture d’esprit. Ils gouvernent de manière rigide, sans même respecter la volonté de leurs peuples. Ce qui explique le présent instable que vivent les pays arabes.
La grille de lecture démocratique de Machiavel se trouve chez Rousseau, Montaigne, Montesquieu… Cette idée de Démocratie remonte très loin dans le temps. Pour Confucius : « Aimer ce que aime le peuple [...], cela s’appelle être le père du peuple ». Toujours selon le même sage : « Seule la Justice [sociale] et la vertu des hommes d’État rendent un État fort et prospère » et non les richesses du pays, ni moins encore son armée. Si Machiavel défend la liberté, il s’oppose, par là même, au despotisme même le plus éclairé.
Pour Machiavel, un État imposant impose son respect, sur la scène internationale, par son respect à son Intellectualité et jamais par ses fourberies. Celles-ci n’entraînent que chaos et barbarie. Un État fondé sur « l’intellectuabilité » met son intelligentsia sur le même pied d’égalité que ses hommes politiques pour être considérés et consultés sur les grandes décisions du pays car le rôle de l’intellectuel est, justement, de transformer le Savoir en Pouvoir.
Dans ce cas, Machiavel peut être considéré comme un stratège de la démocratie moderne parce que lui-même était « un homme de plume », donc « un homme de paix et non d’épée ». C’est-à-dire un homme de culture et non de combat. Voilà pourquoi, il parle du nécessaire rétablissement du dialogue entre les armes et les lettres. Ces dernières sont à même de faire taire les premières.
Le refus du dialogue favorise souvent l’oppression qui provoque des troubles sociaux à répétition, voire la scission au sein de la même société. Il serait difficile, sinon impossible, à une pareille société de connaître la stabilité politique en tant que vecteur de décollage sur divers fronts (social, économique, culturel…).
Cependant, force est de remarquer que les ouvrages de Machiavel sont adressés à l’attention des responsables politiques. C’est un dialogue, ou pour le moins, un (ré)ajustement entre l’action et la connaissance, c’est-à-dire entre la théorie et la praxis de gouvernance à dessein d’amortir le rythme galopant de la politique du pire. Loin d’être le suppôt des tyrans ou des prédateurs du pouvoir, comme veulent le faire croire certains de ses détracteurs, Machiavel tente de trouver un équilibre entre le séculier et le régulier, c’est-à-dire entre la Religion et la politique, pour former un homme nouveau car l’Église médiévale était puissante et il lui arrivait de commettre des bavures. A titre d’exemple, Galilée était condamné à l’échafaud par l’Église, pour avoir découvert que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil et non l’inverse. Ce qui explique le jour et la nuit et les quatre saisons. Ceci était, pour le pouvoir ecclésiastique de son temps, une hérésie impardonnable. Cela lui a couté la tronche.
Pour Machiavel, le Prince est un homme qui joue avec l’ombre. Un souverain acquiert le pouvoir par la force des armes, la fortune ou la vertu. Le pouvoir des armes entraîne l’oppression, celui de la fortune la misère et, son corollaire, la corruption. Seul le pouvoir acquis par la force de la vertu assure, à la fois, la grandeur de l’âme du souverain et celle de sa nation.
Ce dernier aime son peuple comme un père aime son enfant et son peuple l’aime comme l’enfant aime son père. L’État court à sa perte dès que le Prince s’enferme, par égoïsme, dans sa tour d’ivoire, au lieu de rédimer son pays et son peuple.
C’est la meilleure manière de perdre le pouvoir en ce que son comportement devient incohérent avec sa mission. Machiavel souligne le rôle important de l’Histoire. Elle comporte des exemples du passé qu’il faut retenir et reproduire en raison de leur valeur sociopolitique telle que la gestion des quatre Khalifes et, particulièrement, celle d’Omar Ibn El-Khattab. Il convient, aussi, d’éviter de répéter inutilement, voire dangereusement les mauvais tel que le coup d’État de Mouâwiya Ibn Abi Soufiane contre Ali Ibnou Abi Talib, pour ne rester que dans l’Histoire Sainte de l’Islam. Cependant, il ne faut pas, non plus, placer le but plus haut que les moyens de l’action à entreprendre. C’est ce que Mirabeau appelle « la politique de haute mer », c’est-à-dire éviter la politique de l’échec.
Pour Machiavel, un bon gouvernement est celui qui évite, par souci d’équité, les séditions civiles qui sont la maladie chronique des cités, dans le temps et dans l’espace. Les guerres civiles sont plus nocives que les guerres contre des armées d’envahisseurs. Celle-ci unit le peuple contre l’ennemi commun. Tandis que la guerre civile nourrit l’animosité entre les enfants du même pays, de la même cité, voire du même quartier. L’Algérie connaît parfaitement cette expérience douloureuse pour l’avoir vécue dans sa chair.
Durant la Guerre de Libération, tout le peuple était uni comme les doigts d’une main sous la bannière du FLN contre l’ennemi colonial pour le recouvrement de la souveraineté nationale. Après l’Indépendance, le même peuple s’est vu divisé durant la décennie sanglante où l’ennemi était invisible. La société s’était désunie au point où « Ahmed tuait Mohammed ». Force est de remarquer que ces deux prénoms, attribués au Prophète (QSSSL), sont cités dans le Saint Coran. Cette situation dramatique était due à l’insolence odieuse de nos clercs et leur soif inextinguible du pouvoir sans partage et, surtout, sans mélange car le pouvoir est un cercle fermé seulement pour eux, entre eux et autour d’eux. Le résultat macabre est là. Pourtant, Machiavel mettait en garde les souverains contre l’évolution de pareilles situations dangereuses pour qui voulait le comprendre. Il rappelle que le Prince doit gouverner son peuple sans le dominer, encore moins le domestiquer. Il compare la société à un corps humain.
Ce dernier risque de contracter des maladies en raison des excès. Un Prince aimé et respecté par son peuple est d’abord une Autorité morale. L’exemple du Prophète (QSSSL) est illustre. Il est moins un chef qu’un médecin qui veille sur la bonne santé de sa société qu’il vénère au moyen de l’exercice d’une politique sage, équitable et surtout éclairée. S’il a, à l’instar de tous ses compatriotes, deux oreilles et une seule bouche, il lui appartient, donc, d’écouter deux fois plus qu’il ne parle s’il veut garder le lien conjonctif avec ses sujets et épargner la division et l’animosité dans sa Cité. Le caractère du pouvoir absolu débouche assurément sur des cruautés inhumaines inqualifiables.
En conclusion, un bon Prince, pour Machiavel, est celui qui sert son peuple sans l’asservir. Pour accomplir dignement sa mission, il doit être vertueux, car la vertu permet d’atteindre des objectifs nobles et élevés tant pour la personne du Prince lui-même que pour la nation tout entière. Il privilégie le bien commun, c’est-à-dire l’intérêt public à l’intérêt particulier de la classe dirigeante.
Les individus sont mortels, mais la nation est éternelle. Il n’oeuvre pas, exclusivement, pour lui et sa progéniture, mais pour les générations à venir. Il ne doit pas, non plus, négliger le côté vertueux de la religion qui garantit la grandeur de la Cité. Pour Machiavel, l’absence de religiosité, dans la politique des Médicis de Florence, a ouvert la porte à la corruption de l’âme du Prince. Cependant, il convient de ne pas faire de Dieu un Être politique. Les fortunes colossales des Clercs et les inégalités sociales sont le terreau fertile aux dissensions sociales. Si le dictateur se met au-dessus des lois, c’est parce qu’il règne sans légitimité. Sa paix, c’est son épée. Il n’y a pas de cohérence entre les lois et les institutions. C’est le développement accéléré du chaos. Sans prétendre être le Machiavel du 21° siècle, j’aimerais, juste, rappeler nos Princes qu’ils n’ont pas besoin de lire Le Prince.
Il leur suffit simplement de lire, comprendre et suivre, avec abnégation, les princ-ipes du Coran et ceux du Prophète (QSSSL) pour sauver leurs âmes et se garantir à eux et à leur nation les deux paradis : terrestre et céleste. Mais… ont-ils l’aval de leur Maître-Occident ? Cela est une autre affaire… à faire. Pendant ce temps, les peuples arabes continuent, hélas, à souffrir encore les maux des Florentins, au lieu et place de vivre le bonheur des… Italiens. Mamamiaaaa !!!
*Docteur ès Lettres
Maître de Conférences
Université de Chlef.
10 septembre 2009
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