par Mohamed BOUDAOUD
Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux. Au nom de Celui qui a fait de vous les guides de notre nation. Ô mes frères du gouvernement, que la paix soit sur vous.
Je l’avoue, je dirai la vérité : je me suis embarqué croyant naviguer vers un paradis, mais c’est dans un enfer que j’ai débarqué. Venez vite me chercher, je vous en supplie ; je veux retourner chez nous, je n’en peux plus. Ô mes frères, je n’arrête pas de pleurer, la nostalgie me grille. Ne laissez pas votre enfant dépérir loin de sa terre natale, venez à son secours. Dieu vous récompensera. D’autant plus que je vous adresse mes prières pendant le mois sacré de Ramadan, mois où Le Tout-Puissant accorde plus de bénédiction aux bonnes actions et à la charité. Je me rends compte maintenant de l’énorme bêtise que j’ai commise en fuyant mon pays. Que j’ai été stupide ! Pourtant, Dieu nous a dotés d’une cervelle pour réfléchir et nous méfier des idées empaquetées dans du joli papier parfumé, que Satan nous envoie de temps à autre, Dieu le maudisse. Mais, dites-moi ô mes frères, qui emploie sa cervelle chez nous ? Comme tous mes compatriotes, j’adore les mots quand ils sont bien tressés. Ils font une musique qui me coupe les jambes. Je ne suis plus alors qu’un tas de viande émue, ouverte à toutes les folies. Je sais que vous me comprenez très bien cette image parce que vous utilisez beaucoup la parole pour communiquer à la population les décisions importantes qui concernent son avenir. Vous êtes alors obligé de fabriquer de jolies phrases qui produisent des sons qui vous enchantent et enchantent vos concitoyens, comme ceux d’une flûte entre les mains d’un connaisseur. En effet, nous sommes un peuple qu’un discours bien ficelé peut faire larmoyer pendant sept jours et sept nuits. Ce que contiennent les mots ne nous intéresse pas, c’est la mélodie qu’ils peuvent former que nous aimons.
Dieu nous a créés avec des oreilles qui adorent être bercées par des phrases musicales. Bref, j’ai été emballé par les histoires idiotes qu’on raconte chez nous sur la belle vie d’ici. Il a fallu que je pose le pied sur cette terre pour découvrir combien mes compatriotes se trompent. C’est pourquoi, j’ai décidé, avec l’aide de Dieu, de leur arracher de la tête ces illusions derrière lesquelles ils courent, haletants et salivants, les imbéciles.
Ici, c’est plein de racistes. Ils sont aussi froids que de la viande congelée. Indifférents et silencieux, ils passent leur chemin et ne posent jamais le moindre regard sur votre carcasse. Ils donnent l’impression d’avoir un but précis qu’ils se sont promis d’atteindre en essayant d’éviter tout gaspillage de temps. Ce sont des machines, ces gens-là. Ensuite, ils sont très rares dans la rue. Jamais je n’ai rencontré un groupe d’hommes discutant joyeusement sur un trottoir. D’ailleurs, ils parlent très peu. Ils doivent avoir des lieux où ils se voient entre eux. Comme s’ils avaient peur de nous rencontrer. Depuis que je suis là, ô mes frères, j’ai à peine vu des enfants. On dirait qu’ils n’en font pas, des bébés. Sont-ils malades ? C’est sûr ! Sinon, comment expliquer cette absence presque totale de gamins dans leurs rues ? Ou alors, ils sont un peuple qui enferme ses petits. Il est possible que c’est là la raison de ce phénomène bizarre. Mais ils ne donnent pas le sentiment d’être aussi durs. Au contraire, ils semblent plutôt un peu mous. Il est certain qu’ils sont atteints d’une maladie qui les empêche de remplir les rues de garnements comme chez nous.
Encore cette chose si choquante : ici les femmes sont libres de sortir de chez elles. On les voit aussi avec des hommes, très décontractées, souples et énergiques. Elles sont belles mais habillées sans aucune retenue. Elles sont trop libres. Les hommes ne sont pas du tout gênés par ce fait. Ils semblent accepter la chose avec joie, les mollassons. Encore pire, ces hommes et ces femmes peuvent aller jusqu’à s’adonner à des gestes qui hérissent les cheveux et pourraient provoquer une émeute chez nous, que Dieu nous préserve ! Jamais je n’aurai cru qu’il y avait sur notre planète des créatures aussi mal élevées.
Ah ! j’allais oublier ceci : le soir, on voit de vieilles personnes se promener seules ou accompagnées d’un chien. Abandonnées par leurs enfants, elles vivent avec des bêtes. C’est malheureux. J’en ai pleuré pendant des heures il y a quelques jours. C’est vrai qu’on ne voit aucun signe de tristesse sur leur visage. Ces vieux et ces vieilles donnent même l’impression de ne pas s’en plaindre. Mais ils ne peuvent pas tromper le regard d’un Algérien, ils souffrent intérieurement, c’est sûr. Mais ce n’est pas fini ! J’aurais aimé vous éviter le choc, cependant, il s’agit d’une chose trop grave pour ne pas être révélée. Ils ne jeûnent pas ! Oui, vous avez bien lu, ô mes frères du gouvernement, ils ne jeûnent pas du tout. Les restaurants, les cafés et les bistros sont ouverts ! Ils mordent dans leur sandwich avec un culot qui fait bouillonner le sang ! Qui aurait cru qu’il existe sur la terre des habitants qui n’observent pas le carême pendant le mois de Ramadan ? Pourtant, je me rappelle maintenant, nos enseignants nous en parlaient beaucoup, de ces gens qui vivent en dehors du droit chemin, mais je n’ai jamais été un élève sérieux et concentré. Je le regrette infiniment. Des terriens qui ne sont pas musulmans ! Ô mes frères, voyager est la pire des choses qui puisse arriver à un être humain. On s’expose à des séismes qui peuvent fissurer dangereusement la jolie et chaleureuse petite maison que nos parents bâtissent dans notre tête. Certes, le pays est beau. Ils ont de très beaux jardins avec des bancs et des fontaines publiques. Les arbres et les fleurs sont taillés admirablement comme par des mains divines. Les rues sont propres. Les maisons sont jolies. Des toilettes publiques sont mises à la disposition de la population à intervalles réguliers. Tout est soigné avec amour. C’est parfait. Mais il n’y a pas mieux que chez soi. Non, je ne veux pas rester ici ! Ô mes frères du gouvernement, venez me délivrer de ces images qui déchirent mon coeur. Votre fils se meurt ici. Accourez, ne perdez pas de temps ! Je ne veux pas être enterré avant de crier chez nous l’enfer que je vis ici. Non, ce n’est pas comme chez nous où les gens suivent et détaillent du regard tous les passants, particulièrement les femmes ; saluant sans arrêt ; prêts à bavarder un coup, chaleureux ; criant un nom quand ils avisent une connaissance ; soufflant innocemment la fumée de leur cigarette sur les gens ; tenant à la main un verre jetable contenant du café, oisifs et peinards ; bourrés de destin ; se rassemblant sur un trottoir durant des heures ; les formidables diables de mon pays. Non, ce n’est pas comme chez nous où les rues grouillent d’enfants qui hurlent à longueur de journée ; s’agitant sans trêve comme s’ils étaient possédés, nerveux et débordant de vie ; couverts de poussière et inventant des jeux qui annoncent un avenir très mouvementé, et sûrement plein de surprises. Ah ! combien ils sont adorables, ces gamins brûlants de fièvre que l’on fabrique chez nous sans lésiner.
J’ai la nostalgie du tapage qui règne sur mon pays. Vous ne pouvez pas savoir combien je regrette ces coups de klaxon diaboliques que les vendeurs ambulants arrachent à leur voiture déglinguée et chargée d’objets que personne ne peut nommer. J’ai envie de revoir ces motocyclettes qui pétaradent jusqu’au matin, conduites par des écervelés passionnants, contents de jouer avec l’accélérateur. Ces semi-remorques et ces tracteurs qui envahissent les quartiers dans un vacarme vivifiant qui vous donne envie de hurler de joie. Oui, cette merveilleuse animation me manque. Il n’y a pas mieux que mon pays, je le répéterai jusqu’à la fin de ma vie, maintenant que j’ai vu. Nous n’avons pas de jardins publics ? Et alors ? Nous n’avons pas de toilettes publiques ? Et alors ? Nos rues sont défoncées et sales ? Et alors ? Nos maisons sont laides ? Et alors ? La poussière a tout envahi ? Et alors ? La misère pousse de plus en plus d’Algériens vers les bras de la mendicité ? Et alors ? Sont-ce là des raisons pour fuir son pays ? Non ! Je le sais maintenant. Il n’y a pas mieux que chez soi. Je ne veux pas rester dans un monde où les hommes sont incapables d’avoir des enfants. Où les femmes sont libres d’entrer et de sortir. Je ne pourrai jamais demeurer parmi des gens pareils qui, ô honte, vont jusqu’à abandonner leurs parents, les poussant à vivre avec des chiens et des chats. Ces mécréants qui ne jeûnent pas. Même si leur pays est joli comme une image.
Il n’y a pas mieux que chez soi. Cette phrase devrait couvrir tous les murs de notre pays. C’est la première chose que je vous propose de faire. Cette phrase doit être écrite en plusieurs couleurs, avec à côté d’elle la photographie d’un adolescent au visage éclatant de santé et souriant. Je sais que c’est très difficile de dégoter un type pareil chez nous, mais en cherchant bien vous en trouverez certainement un qui ferait l’affaire. Il n’y a pas mieux que chez soi. Quelle jolie phrase ! J’accepterais aussi d’être l’invité de plusieurs émissions télévisées. Il faudra réunir autour de moi beaucoup de journalistes étrangers. J’aurais besoin certainement d’interprètes. Je répondrais à leurs questions avec joie et courage. Je dirais tout. Je dévoilerais impitoyablement aux téléspectateurs du monde entier la vérité sur la misère qu’on appelle émigration clandestine. Je chanterais mon pays avec des mots que j’arracherais à ma chair.
Je vous informe aussi que je suis prêt à jouer dans un feuilleton qui aurait pour titre « Ô pays bien-aimé ». J’écrirai moi-même le scénario. Les copains ont toujours trouvé que je savais raconter des histoires. J’aurai le rôle principal. Celui du harrag rongé par les regrets, comme par une meute de rats, parce qu’il a osé fuir sa patrie. Je suis un très bon acteur. Nous pourrions noircir un peu les aventures puisque notre but est noble : faire aimer aux jeunes leur pays. Ô mes frères, n’est-ce pas que l’idée est bonne ? Vous en conviendrez, un film sur les illusions d’un harrag, c’est mieux que ces idioties programmées par la télévision pendant le mois sacré. Des navets payés chèrement par de l’argent puisé dans les caisses de l’Etat. Moi, je ne vous demanderais pas beaucoup d’argent. Je serais également ravi de parcourir notre pays pour donner des conférences dans nos écoles et nos universités sur le sujet. Certes, je n’ai pas eu une longue scolarité, mais je sais user de la parole. Comme beaucoup de responsables chez nous, ô mes frères du gouvernement. Nos élèves et nos étudiants ont besoin de connaître la vérité. Ils sont si naïfs. Pourtant, nous avons des milliers d’écoles et les meilleurs enseignants du monde. Comment se fait-il qu’ils n’arrivent même pas à leurs inculquer l’amour de la patrie ?
Mais je saurais moi comment leur ôter du cerveau ce ver qui les ronge et les démange, cette idée de partir. Je leur apprendrai qu’ils doivent s’estimer heureux d’appartenir à une terre comme la nôtre. Je trouverais, ô mes frères, les mots qu’il faut pour leurs enraciner dans le crâne qu’il vaut mieux être un misérable chez soi qu’un milliardaire chez les autres. La drogue, l’ennui, le chômage, les insultes, la mal-vie, l’exiguïté du logement, les horizons bouchés, la corruption, le piston, tous ces maux sont supportables et bénins en face de ce qu’ils endureraient là-bas si jamais ils arrivent à traverser la mer. Il me faudra évidemment une voiture et un chauffeur. Des bons d’essence et un peu d’argent pour subvenir à mes besoins. Je ne demanderai pas un salaire aussi élevé que celui d’un député. Je serais beaucoup moins exigeant que ces citoyens qui vident sans retenue le Trésor public. Avouez que vous les gâtez, mes frères ! Votre générosité pourrait les endommager. Evidemment, je plaisante. Subitement, j’ai eu envie de vous taquiner un peu. Vous me pardonnerez ces petits bonds joyeux hors du chemin du respect que l’on vous doit.
Je disais donc que je suis prêt à vous aider. C’est le devoir qui m’appelle.
Depuis que j’ai eu cette idée, je brûle d’impatience. Je veux servir notre gouvernement qui cherche comment retenir tous ces jeunes cinglés qui veulent partir. Car je sais que vous n’arrêtez pas de réfléchir à comment les empêcher de fuir ainsi le pays. Vous devez être très tourmentés par cette hémorragie qui vide notre terre bénie de sa force vitale. Je vous comprends, ô mes frères. Travailler d’arrache-pied pour que le peuple soit heureux, et constater au contraire qu’il devient de plus en plus malheureux, est un enfer.
Je ne voudrais nullement être à votre place. Quand j’entends les gens vous critiquer et dire du mal de vous, j’ai une envie folle de les démolir. Quelle ingratitude ! Mais pardonnez-moi ce mot vulgaire. C’est la colère. Je suis donc à votre disposition. Je vous attends. Venez vite. Ne perdez pas de temps. L’heure est grave. Voici mon adresse.
Voilà ce que j’avais envie de vous dire. Et ne croyez surtout pas qu’il s’agit d’une blague. Jamais je n’ai été aussi sérieux. Vous pourriez me prendre pour un mauvais plaisantin. Un blanc-bec qui veut attirer l’attention sur sa petite personne effacée. C’est compréhensible. En effet, il est difficile de croire qu’un harrag a décidé de revenir chez lui après avoir bravé la mort et atteint cette rive. Non, je dis la vérité, ô mes frères du gouvernement. Je désire vraiment retourner dans mon pays. Mais il faut maintenant que je vous quitte. Que Dieu vous donne la patience, et que la paix soit sur vous. Amen.
10 septembre 2009
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