L’histoire fantastique de deux ennemis : Mon ami que je n’ai pas tué
Rien n’a bougé sur ces collines parsemées d’oliviers tordus. Au milieu des chaumes grillés par la touffeur estivale, Fathi et Yiannis n’ont aucun mal à se remémorer l’aube du 21 juillet 1974, quand le Chypriote turc a logé une balle dans la tête du Chypriote grec.
« Je lui ai tiré dessus, mais je ne ressens aucune culpabilité. Si je ne le tuais pas, c’est lui qui m’aurait tué », lâche Fathi Akinci, 59 ans, suscitant un hochement silencieux d’approbation de Yiannis Maratheftis, qu’il a cru mort pendant 35 ans. Il a fallu la traduction en turc d’un recueil de témoignages sur la guerre de 1974 pour que l’ex-combattant chypriote turc apprenne, fin juillet, que l’ex-soldat chypriote grec était toujours en vie et résidait à 30 km de chez lui de l’autre côté de la ligne verte qui divise l’île. Contacté par M. Akinci, Panicos Neocleous, auteur de Les oubliés : 1974, a alors proposé à M. Maratheftis, 56 ans, de rencontrer l’homme qui l’avait laissé pour mort. Le 6 août, dans un restaurant de la rue Ledra à Nicosie, « ils sont restés sans voix pendant quelques secondes puis ils se sont embrassés et n’ont pas arrêté de parler comme de vrais amis », rapporte M. Neocleous fier d’avoir provoqué ces retrouvailles. Les deux hommes ont alors décidé de revenir ensemble samedi pour la première fois dans ce champ de Lefke — une localité du nord de l’île sous occupation turque à 60 km à l’ouest de la capitale — où s’est noué leur destin il y a 35 ans, pour y déposer une couronne d’olivier. 20 juillet 1974, en réponse à un coup d’Etat de Chypriotes grecs soutenus par la junte grecque, la Turquie envahit Chypre. Yiannis Maratheftis, 21 ans, dont c’est alors le dernier jour de service militaire dans les transmissions, reçoit l’ordre d’aller avec 140 soldats prendre coûte que coûte l’enclave de Lefke. Armés de vieux fusils britanniques Martini, les Chypriotes grecs donnent l’assaut le 21 à l’aube.
« Le soleil s’est levé, on était à découvert », raconte M. Maratheftis. « J’ai vu deux personnes courir vers nous et j’ai tiré », enchaîne M. Akinci, alors âgé de 24 ans. « L’un s’est effondré et l’autre s’est plaqué au sol. Comme son casque brillait au soleil, je n’ai pas eu de mal à ajuster. » Après la retraite des assaillants, M. Akinci retrouve dans le champ la radio de Maratheftis et son casque, « percé d’un trou, avec du sang et des cheveux dedans ». Peu après, Lefke tombe lors d’une seconde offensive. Initialement prudent, l’homme a refusé fin juillet que les retrouvailles se passent au Nord. Il dit pourtant n’avoir conservé aucune rancœur de cette fusillade, seulement huit éclats de balle dans un coin de sa tête. M. Neocleous voit dans l’histoire un message de paix pour l’île, alors que les négociations en vue de sa réunification doivent reprendre jeudi. « Si deux personnes qui se sont tiré dessus pouvaient devenir amis, ceux qui n’ont pas vécu ce genre d’épreuve ne devraient pas avoir de mal à s’entendre », estime-t-il. Samedi, M. Akinci a invité à déjeuner toute la famille de Maratheftis, qui a en retour promis de convier son nouvel ami dans sa maison de vacances.
Edition du 3 septembre 2009
L’info. au quotidien
El Watan
Epoque
6 décembre 2010 à 1 01 05 120512
wow, quelle belle histoire