Le Coran, une méditation continuelle
En Islam, écrire, comme tout autre acte, exige un plein engagement et une totale responsabilité. Dans cette exigence, le rapport du Prophète à la Révélation a été résumé par Aïcha : son caractère était le Coran. Une foi absolue et une sincérité sans faille dans ce qu’il a lui-même transmis à l’humanité.
Ecrire donc sur le Coran nous met dans une prise de conscience d’avoir probablement failli à ses préceptes, à ses commandements et à sa compréhension. Car écrire n’est transmissible en Islam que si celui qui écrit ou parle est exigeant d’abord avec lui-même. C’est cet effort constant qui permet aux intellectuels musulmans d’atténuer les « maints exemples d’incohérences intellectuelles » relevées ironiquement par Aldous Huxley chez les grands penseurs (Aristote, Hegel, etc.).
La crise moderniste
La crise moderniste qui éclata en Europe au début du XXe siècle souleva entre autres les questions de l’authenticité et des variations des écrits de la Bible, sur l’origine et la composition des Evangiles. Le père Lagrange, pionnier de l’exégèse historico-critique écrit : « La critique estime que l’Evangile canonique de saint Matthieu a été écrite en grec ; la tradition ancienne rapporte que l’apôtre Matthieu écrivit son évangile en araméen, ce n’est donc point le même ouvrage. On ne peut recourir à l’échappatoire d’une traduction, mais la critique admet volontiers un original sémitique, source partielle des Evangiles de saint Matthieu et de saint Luc. Elle ne saura jamais très exactement en quoi consistait cet évangile, elle ne prouvera jamais que son auteur n’ait pu être l’apôtre Matthieu. Il n’est donc pas impossible d’imaginer un accord entre la critique et la tradition et il serait bien plus sage de s’écarter ici de l’autorité de l’église ancienne. Après saint Matthieu, on attaque surtout saint Jean. Mais ici, les auteurs catholiques sont loin de se rendre. » Plus loin, le père Lagrange ajoute : « Puisque Jésus n’a pas lui-même fixé son enseignement par écrit, il était impossible que les termes en fussent toujours conservés d’une façon mathématique. Ceux des évangélistes sont en partie empruntés à l’Eglise ; elle les fournit et les accepte ; l’auteur y a mis de sa pensée, mais l’Eglise y reconnaît la sienne qu’elle sait être de Jésus. Et c’est pour cela aussi que saint Augustin ne croyait à l’Evangile que d’après l’autorité de l’Eglise » Ce qui a fait dire : « Il devient, pouvons-nous dire, de plus en plus difficile de croire en la Bible sans croire à l’Eglise. » Sur la pluralité des sources écrites, le père Lagrange ne dressera pas la liste, mais parlera bien du double récit, des chiffres concernant les tribus, l’armée, etc. Un autre chrétien, Alfred Loisy, par la publication de son ouvrage L’Evangile et l’Eglise sera considéré comme le déclencheur de la crise moderniste, il écrit : « Les conceptions que l’Eglise présente comme des dogmes révélés, ne sont pas des vérités tombées du ciel et gardées par la tradition dans la forme précise où elles ont apparu d’abord. L’historien y voit l’interprétation des faits religieux, acquise par un laborieux effort de la pensée théologique. » On lui reproche entre autres d’avoir dans cet ouvrage abordé avec légèreté la théorie des deux sources. Le Saint-Office l’excommunia pour avoir voulu « ruiner l’Eglise catholique ». Mgr Mignot, une autre figure de la crise moderniste écrit : « Comment nier les faits s’ils sont réellement prouvés ? Le Pentateuque n’est pas de Moïse, Daniel date les Macchabées, Isaïe est de plusieurs auteurs, les Rois sont une compilation, il n’y a pas de chronologie biblique, le déluge universel n’est pas historique, les premiers chapitres de la Genèse ne sont pas historiques mais mythiques. » Cette critique sur l’origine, la valeur historique et la composition des Ecritures, à ne pas en douter, fit réagir le pape Pie X lui-même dans son encyclique Pascendi Dominici Gregis où il dénonça « les erreurs des modernistes ». Sur un autre registre et toujours dans le même ordre d’idées, le commentaire du Livre des Nombres de P. de Hummelauer nous renseigne que le texte biblique pouvait subir des ajouts ou des retouches. Pour lui, les chiffres sont exagérés ; il concluait qu’un copiste sottement pieux (scriba aliquis inepte pius) avait multiplié (sic) tous les chiffres par 100. On se serait trompé de quelques centaines de mille, selon la remarque du père Lagrange, mais on aurait conservé fidèlement les unités. Le jésuite Henri Sonier de Lubac, dans son ouvrage Surnaturel. Etudes historiques, sera interdit d’enseignement et ses livres confisqués, il posera le problème du surnaturel dans le christianisme ; de même que Renan lorsqu’il écrit : « La négation du surnaturel est devenue un dogme absolu pour tout esprit cultivé (…) Entre la christianisme et la science, la lutte est donc inévitable ; l’un des deux adversaires doit succomber. » Un autre problème lié au mode de composition des Synoptiques et leur valeur historique se pose en ces termes : « Sont-ils des récits de témoins oculaires et auriculaires qui se bornent à rapporter exactement ce qu’ils ont vu et entendu ? Ou bien ont-ils été écrits par des historiens qui ont puisé à des sources et utilisé d’autres documents ? Autrement dit, sont-ils œuvres de première main ou œuvres de seconde main ? Et s’ils sont œuvres de seconde main, quelle est la valeur de leurs sources ? Ceux de qui ils tiennent leurs renseignements sont-ils dignes de foi ? Cette question, nous sommes d’autant plus amenés à la poser que les trois premiers Evangiles présentent entre eux des ressemblances frappantes tandis qu’ils diffèrent entièrement du quatrième. » Ces événements et cette lecture des passages puisés dans les ouvrages nous renseignent sur le souci et la préoccupation de certains penseurs chrétiens, et non des moindres, d’atteindre par la critique l’authenticité du texte sacré et de poser les problèmes liés à l’origine des Ecritures. On voit bien aussi que la Bible est une proie facile pour la critique quant à l’histoire de son écriture.
Le Coran
Nous verrons que ces problèmes n’existent pas en Islam, parce que l’histoire de l’écriture du Coran est totalement différente de celle de la Bible. Sa définition simple, pourrions-nous dire, fait toute la force de son argumentation. Tout tient à l’origine, à l’histoire du texte, qui est la source fondamentale de la critique comme l’écrit justement Vaganay : « L’établissement du texte est fonction de l’histoire du texte ». Mohammed Hamidullah écrit que le Coran est « la parole de Dieu, révélée par fragments à Muhammed, pendant 23 ans de sa mission de messager de Dieu. » Quant à l’histoire de son écriture : « Toutes les fois qu’il recevait une révélation, un fragment du Qur’an, il appelait un de ses scribes, et lui dictait ce qui lui avait été révélé. Muhammad précisait, en outre, où il fallait placer la nouvelle révélation dans la collection des fragments antérieurs (…) Il ordonnait non seulement de transcrire ces passages du Qur’an — et d’en multiplier les copies pour les membres de la communauté — mais aussi de les apprendre par cœur. » « La copie officielle, préparée moins d’un an après la mort du prophète, resta d’abord chez le calife Abü Bakr, puis, à sa mort, chez son successeur le calife Omar. » « C’est ce texte, écrit Hamidullah, du temps d’Abû Bakr, officiellement diffusé par Uthman, que nous possédons maintenant. Et c’est le même texte dans le monde entier. » A ces deux méthodes rigoureuses, pour la conservation du texte coranique, vient s’ajouter une autre infaillible : celle de Dieu : « Nous avons fait descendre le Rappel. Nous en sommes les gardiens » (CoranXV, 9)
Pourquoi cette intervention divine ?
A cet égard, il nous semble intéressant de relater l’expérience réalisée au Congrès de psychologie de Gôttingen : « Non loin de la salle des séances, il y avait une fête publique avec un bal masqué. Tout à coup, la porte de la salle s’ouvre, un clown se précipite comme un fou, poursuivi par un nègre, revolver au poing. Ils s’arrêtent au milieu de la salle. Le tout avait à peine duré vingt secondes. Le président pria les membres présents d’écrire aussitôt un rapport, parce que sans doute il y aurait enquête judiciaire. Quarante rapports furent finalement remis. Un seul avait moins de 20% d’erreurs relatives aux actes caractéristiques ; 14 eurent de 20 à 40% d’erreurs, 12 de 40 à 50 et 13 plus de 50%. De plus, dans 24 rapports, 10% des détails étaient purement inventés, et cette proportion de l’invention fut plus grande encore dans dix rapports (…). Bref, un quart des rapports dut être regardé comme faux. Il va sans dire que la scène avait été convenue et photographiée d’avance » Les témoins étaient « tous psychologues, juristes et médecins plus maîtres de leur pensée et de leur plumes qu’un public ordinaire. » (voir A Van Gennep, La Formation des légendes, Flammarion, 1920). « Il y a lieu de faire la remarque suivante par rapport au temps : le témoignage s’est fait tout de suite après la scène, ce qui devrait mettre les témoins à l’abri de l’oubli. Mais la conclusion de l’expérience est là pour nous montrer et nous rappeler que le témoignage humain le plus sérieux n’est jamais sans altérations. Le texte coranique, par cette intervention divine, est à tout égard inattaquable. A notre connaissance, aucune œuvre, aucun texte, n’a laissé à la postérité ce défi avec une telle assurance : « Ne méditent-ils pas sur le Coran ? Si celui-ci venait d’un autre Dieu, ils trouveraient de nombreuses contradictions ». Le Coran ne pose pas de problème d’authenticité.
Le tafsir
Après la mort du Prophète et les siècles qui suivirent, il s’est installé dans le paysage intellectuel musulman une discipline que l’on appellera le tafsir (l’exégèse). L’histoire du tafsir n’étant pas l’objet de cette étude, nous retiendrons seulement que le Coran a fait l’objet d’une compréhension intimement liée à une époque historique des exégètes (Ibn Messaoud, Tabari, Ibn Khatir, etc.) Il demeure d’ailleurs un travail précieux fruit de louables efforts. Au XIXe siècle, d’autres savants musulmans ont essayé de faire de l’ijtihad (effort) en lisant le Coran avec des yeux neufs mais aussi pour répondre à des exigences intellectuelles d’un temps qui, fatalement, n’était pas celui de Tabari ou Ibn Khatir. Nous pouvons citer cheikh Mohammed Abdou et son disciple Rachid Reda avec Tafsir al manar, Tahar Ben Achour Tafsir At Tahrir wat- Tanwir, ou Mahmoud Cheltout Tafsir al Qur’an. Mais l’effort de ces ulémas n’a pas pu « modifier essentiellement l’exégèse classique » et comme l’écrit Bennabi : « Le problème de l’exégèse demeure important : d’une part, par rapport à la conviction de l’individu formé à l’école cartésienne, et d’autre part, par rapport à l’ensemble des idées courantes constituant le fond de la culture populaire. » Pour essayer d’approcher la première catégorie, nous essayerons de méditer le Coran sur deux sujets qui nous semblent révélateurs : il s’agit du problème de l’écriture de l’histoire et du phénomène de la naissance de l’amour.
L’écriture de l’histoire
Les biographies et les autobiographies sont le genre d’écrits les moins objectifs et les plus controversés. Les éléments dont il faut tenir compte pour les écrire sont aussi disparates que difficiles à établir et même si toutes les conditions inhérentes à son genre d’écrit sont satisfaites, il faut convenir qu’au « nom même de l’esprit scientifique, il faut reconnaître cette impossibilité d’expliquer ou de comprendre exhaustivement un homme car il ne pourra jamais être tenu compte de toutes les données de sa vie biologique, sociale et surtout psychologique », comme l’écrit Paul Fraisse. Dans cet esprit, Jean François Revel écrit que le moment du deuil « n’est pas celui de l’objectivité (…) Il y a un temps pour l’émotion, un autre pour la réflexion et le deuxième ne peut venir que lorsque le premier s’est éloigné ». (Cette phrase de Revel a été écrite en réponse à la déclaration de Valéry Giscard d’Estaing à la mort de Mao Tsé-toung : « Un phare de l’humanité s’est éteint. »). En fait, il conseille ainsi de laisser le temps nous faire découvrir des réalités sur le personnage que l’immédiat et les émotions peuvent occulter. L’émotion peut être aussi un obstacle à la compréhension. « Jamais la connaissance de nous-mêmes, écrit Alexis Carrel, n’atteindra l’élégance simplicité et la beauté de la physique. Il faut clairement réaliser que la science de l’être humain est, de toutes les sciences, celle qui présente le plus de difficultés. » Ainsi est donc posé, du moins sommairement, le problème de l’écriture des vies particulières. Par extension, nous pouvons aborder un autre aspect de la question liée à l’écriture de l’histoire ou le problème que pose l’histoire. « Il n’y a pas de science qui soit dans les conditions aussi défectueuses que l’histoire. Jamais d’observation directe, toujours des faits disparus et même jamais des faits complets, toujours des fragments dispersés, conservés au hasard, des détritus du passé, l’historien fait un métier de chiffonnier. Encore est-il obligé d’opérer sur ces mauvais matériaux par voie indirecte, en employant le plus mauvais des raisonnements, le raisonnement par analogie. L’histoire est au plus bas degré de l’échelle des sciences, elle est la forme la plus imparfaite de la connaissance. » Il s’agit là du problème de la connaissance historique « événementielle » posé par Charles Seignobos. L’écriture de l’histoire est donc un travail complexe, d’où les questions suivantes : le lecteur d’ouvrages historiques doit-il les lire sans esprit critique et quel crédit accorder à ces récits ? L’historien est-il influencé par des éléments subjectifs et peut-il alors nous influencer dans notre lecture ? Quelles sont mes méthodes et les règles du récit historique, puisque ce travail est qualifié par Marc Bloch de « métier d’historien » En histoire l’objectivité absolue est-elle possible dans un récit ? En fait, trois raisons principales rendent impossible la fidélité du témoignage dans l’écriture de l’histoire : des erreurs volontaires et intéressées ; des erreurs involontaires et des erreurs inhérentes à la nature humaine et qui échappent à tout contrôle. « On a beau faire croître l’effort, varier les méthodes, il n’en résulte jamais qu’une évidence qui est l’impossibilité de séparer l’observateur de la chose observée et l’histoire de l’historien. » (Paul Valéry, Variété IV). C’est cette dimension humaine qui nous intéresse tout particulièrement, elle est explicitée par ce passage de Paul Veyne qui écrit : « Même si j’étais Bismarck qui prend la décision d’expédier la dépêche d’Ems, ma propre interprétation de l’événement ne sera peut-être pas la même que celle de mes amis, de mon confesseur, de mon historien attitré et de mon psychanalyste qui pourront avoir leur propre version de ma décision et estimer mieux savoir que moi ce que je voulais. » Voilà qui est dit ; parfois, notre propre intention dans un acte et ses conséquences peuvent prendre des proportions qui échappent à notre compréhension et à notre interprétation. Qu’en est-il donc pour une tierce personne ? Penchons-nous maintenant sur le cas du Coran pour faire ressortir cette donnée fondamentale dans la science historique.
(A suivre)
Par
L’info. au quotidien
El Watan
Idees-debat
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