Le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis vu par Malek Bennabi (II)
مايو 20th, 2008
Youssef Girard
En plus des causes internes du déclin du monde arabo-islamique, Malek Bennabi met en avant l’impact de la colonisation sur l’environnement social dans lequel le cheikh Ben Badis a évolué. Cet environnement marqué par la défaite et la soumission de l’Algérie à la colonisation française fut, selon le penseur algérien, un facteur décisif pour la formation intellectuelle et de l’engagement du cheikh de Constantine.
Pour l’auteur de Vocation de l’Islam, le fait qu’Abd el-Hamid Ben Badis vienne de cette ville, durement marquée par l’occupation coloniale, n’était pas anodin. «On peut, écrit Malek Bennabi, alors procéder le long de cette direction à quelques sondages de l’histoire comme on procède pour dresser une carte géographique. Le premier sondage doit se faire au niveau des causes qui ont déterminé la vocation du cheikh. Aucune ville algérienne n’a gardé, comme Constantine, avec la même intensité tragique, le souvenir de l’installation du colonialisme dans ses murs.
Dans le Vieux Cirta, un monde détruit, mais dont les vestiges prestigieux subsistaient dans les murs, les usages et parfois dans les visages mêmes de ces lieux, n’a pas cessé de parler aux générations qui s’y sont succédé jusqu’à celle de Ben Badis. Le nouvel ordre s’est installé sur ces ruines et ces vestiges. Il faut imaginer ce que sera le choc de cette génération constantinoise qui a vu la mosquée de Salah Bey devenir la cathédrale de la ville…»
C’est dans le désastre de cette Algérie dégénérée par plusieurs siècles de décadence et de soumission à la colonisation française, selon Malek Bennabi, que l’on devait rechercher l’origine de l’action et de la pensée du cheikh Adb el-Hamid Ben Badis ; action et pensée dont le but était de relever ce pays humilié et meurtri par la colonisation. «Ben Badis, affirmait l’intellectuel algérien, est venu au moment crucial d’une débâcle sans nom. Il est tragique de naître et de méditer parmi les ruines d’un monde anéanti qu’il faut reconstruire.» Malek Bennabi poursuivait : «Ben Badis a médité sur le monde post-almohadien dans sa cité natale au plus sombre de son histoire.
Avec quoi pouvait-il concevoir sa résurrection. La doctrine était claire : ce qui constitue une nation, c’est la foi, la culture, la fierté du passé. Tant qu’un peuple ne les a pas perdues, il est libre même s’il est enchaîné. C’est ce qu’il écrit dans ses séances d’édification «qui constituent la préface ou l’éditorial de chaque numéro du Chihab».
Ici étaient résumés les thèmes que l’islah algérien défendit tout au long de son histoire : défense de la foi islamique, de l’histoire et de la culture comme fondement de l’identité nationale algérienne.
L’homme de l’islah algérien
Loin de condamner toute forme de mysticisme ou d’ascétisme, Malek Bennabi saluait la profonde spiritualité du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis qui fut, pour le penseur algérien, le moteur de son engagement en faveur du mouvement réformateur en Algérie : «Il était un croyant fervent. C’est assurément ce trait-là qui est essentiel pour l’étude d’une vocation qui marque, si puissamment, l’islahisme algérien.»
Pour Malek Bennabi, le cheikh Ben Badis était plus qu’un croyant fervent. Il était un véritable mystique au sens le plus noble du terme : «Dans le cours de sa vie et dans toutes les alternatives de celle-ci, qu’il médite ou qu’il enseigne, qu’il parle ou qu’il écrive, la figure de Ben Badis garde toujours un trait mystique. A la fin de sa vie, c’est son trait essentiel sinon son unique trait. Pourtant, l’idée de présenter un portrait de Ben Badis mystique serait accueillie plutôt comme une originalité dans cette Algérie qui a mené, avec lui et derrière lui, le combat de l’Islah.»
Ainsi, le penseur algérien précisait la portée du mysticisme du Cheikh de Constantine : «Ben Badis n’a pas endossé la livrée rapiécée des faux mystiques qui veut frapper l’imagination de ses contemporains. Il a régénéré une authentique valeur culturelle islamique et l’a incarnée non pas au-dessus de la mêlée mais au sein d’un combat. Depuis bien des générations, une vocation mystique avait signifié une nouvelle rupture au sein d’une société désintégrée, atomisée, réduite en individus. Voici qu’elle reprend avec Ben Badis sa signification à l’époque de Hassan El Basri quand le monde musulman était à l’apogée de sa grandeur temporelle et spirituelle. La pensée mystique était en quelque sorte reformulée dans le feu de l’action islahiste au sein d’une société qui retrouvait peu à peu le sens de sa mission.»
En plus de sa fervente croyance et de son mysticisme, Malek Bennabi replaçait l’action du cheikh Constantinois dans le grand mouvement de réforme de la salafiyyah qui avait émergé dans le monde musulman au XIXe siècle, grâce à l’action de Djamal ed-Din al-Afghani.
Pour le penseur algérien, le cheikh Ben Badis fut le grand introducteur de la pensée de la salafiyyah, née au Machrek, en Algérie : «Le vénérable cheikh était revenu, un peu avant la guerre de 1914, de l’Université d’El-Azhar où il avait brillamment achevé ses études commencées à la Zitouna. Or, la vieille et prestigieuse institution égyptienne venait elle-même de subir des transformations radicales pour l’époque sous la direction de son recteur cheikh Abdou et sous l’influence de Djamal Ed-Din El Afghani. Si bien que lorsque Ben Badis arrivait, il pouvait y trouver les éléments idéologiques de sa vocation.» Tout en replaçant l’action du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis dans la dynamique de la salafiyyah qui touchait l’ensemble du monde musulman, Malek Bennabi mettait en avant les sources spécifiquement algériennes ou maghrébines de la pensée et de l’action du fondateur de l’association des Oulémas. Peu étudiées, ces sources spécifiques de la pensée du cheikh Ben Badis étaient, pour Malek Bennabi, à l’origine de la spécificité de l’islah algérien. Selon l’intellectuel algérien, «un autre détail biographique pourrait suggérer une autre réponse. Le cheikh Ben Badis était, on le sait, constantinois. Mais on sait aussi que Constantine avait été, vers les années 1895-1900, le centre d’action «islahiste», avant la lettre, grâce à deux personnages dont nous avions évoqué seulement les noms : cheikh Ben Mehanna et cheikh Abd El Kader Madjawi. On est donc fondé à se demander si cette action n’avait pas servi de prémices à l’islahisme proprement dit, soit directement par les propres idées de Ben Badis, soit indirectement dans l’ambiance où il avait grandi. Cela nous mettrait en présence d’une source proprement nord-africaine de tout le mouvement réformateur en Algérie.» Contre certaines tendances islamiques qui refusaient de prendre en compte les spécificités culturelles, sociales et historiques de chaque pays musulman, Malek Bennabi affirmait, en historicisant la pensée babisienne, les spécificités de l’islah algérien. Pour lui, l’islah en Algérie avait pris une couleur, une texture, propre et singulière correspondant à l’identité et à l’histoire particulière de son pays. Il répondait aussi à des questions liées à la conjoncture sociale particulière de l’Algérie sous domination française depuis 1830.
Cet islah algérien était le résultat du mariage fécond entre le grand mouvement réformateur de le salafiyyah, initié par Djamal ed-Din al-Afghani, et du mouvement de réforme spécifique à l’Algérie, lancé par les cheikhs Mehanna et Abd el-Kader Madjawi. Ainsi, Malek Bennabi affirmait : «L’islahisme a pu aussi, il est vrai, par l’intermédiaire de Ben Badis, avoir sa source à la fois au Caire et à Constantine. Et pour notre part, nous croyons qu’il s’agit d’une synthèse.»
Cette synthèse, de la salafiyyah et du mouvement réformateur spécifiquement algérien, ne s’est pas uniquement effectuée dans un but intellectuel mais déboucha sur un engagement concret du fondateur de l’association des Oulémas au service d’une action de réforme culturelle et religieuse. L’engagement, mu par la foi, du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis revêtait une importance particulière pour Malek Bennabi. Celui-ci chercha toute sa vie, non à réapprendre la croyance islamique aux musulmans, mais à ce que cette croyance retrouve, ce qu’il appelait, une efficacité, c’est-à-dire que la foi islamique fut le moteur d’une action politique, sociale et culturelle permettant le redressement du monde musulman. Contre une attitude quiétiste, Malek Bennabi voulait redonner à l’Islam sa force mobilisatrice dans une perspective immanente. De fait, la figure du cheikh Ben Badis en tant qu’homme d’action était capitale pour le penseur algérien.
Ainsi, il affirmait : «Nous céderions volontiers à la sollicitation de suivre ses pas. D’abord à son petit bureau de la rue Arbain-Chérif où il va rédiger son éditorial. Voici qu’il relève la tête pour écouter ce visiteur, venu de l’intérieur, lui apporter des nouvelles sur la marche de islah dans le pays. Il donnera des instructions à ce collaborateur sur le tirage du numéro du Chihab en cours d’impression. Il ira probablement donner ensuite son cours à ses élèves, à cette génération formée à son école et qui compte notamment le poète Hamma El Aïd.
Il ira tout à l’heure encore à ce cercle des fidèles de son cours public, à la petite mosquée de Sidi Kammouch ou de Djemaâ Lakhdar. C’est son groupe d’Ansar, son état-major avec lequel il dresse les plans de l’action islahiste et réunit ses moyens. Nous le suivrions volontiers dans cet itinéraire quotidien auquel chaque jour ajoute une variété de péripéties nouvelles, parfois extraordinaires, quand il sera, par exemple, l’objet d’une tentative d’assassinat à la porte de son domicile, de la part d’un fanatique exalté ou d’un simple assassin à gages, on se demande encore.» Dans les multiples activités d’Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi insistait sur son engagement dans la lutte idéologico-culturelle pour la défense de l’identité algérienne contre les partisans de l’assimilation et de la soumission au colonialisme français.
Face à ces figures de la «politique politicienne», la «boulitique» selon la terminologie algérienne, le fondateur de l’Association des Oulémas représentait, pour le penseur algérien, l’homme qui défendait une véritable idée, celle de l’identité arabo-islamique de l’Algérie.
Poursuivant l’idée du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis selon laquelle un peuple est libre même s’il est enchaîné à condition qu’il n’ait pas perdu la foi, la culture et la fierté de son passé, Malek Bennabi affirmait : «Un peuple peut être libre même s’il est enchaîné, c’est irrationnel. Ce n’est pas le langage de la raison à cette époque où tout le monde était raisonnable et sage et où l’on se faisait Voix des Humbles ou Voix Indigènes (32) pour parler à son maître. Quel défi c’était à la face des ces «zaïms» réunis alors en fédération à Constantine (33) d’où ils adressaient héroïquement de temps à autre «une protestation énergique» contre l’inconduite d’un administrateur. Il faut avoir des idées bien claires sur les origines et le développement des sociétés pour comprendre la force propulsive d’un tel défi et sa vertu rédemptrice. C’était le moment de «A Dieu va» quand l’âme algérienne, échouée fort longtemps sur des rivages silencieux, reprenait le flot comme une voile déployée dans laquelle soufflait le destin. Il n’était pas entré, en effet, dans la lutte avec les réserves et les calculs d’un «zaïm» mais avec le don total de soi et la ferveur d’un mystique».
Même s’il avait un profond respect pour l’action du cheikh Ben Badis, Malek Bennabi n’en avait pas moins un regard critique sur l’engagement politique de l’Association des Oulémas et de son fondateur. Le penseur algérien dénonçait l’alliance des Oulémas avec les partisans de l’assimilation au sein du Congrès musulman algérien qui défendaient le rattachement de l’Algérie à la France, en 1936. Le Congrès approuva le projet Blum-Violette, prévoyant d’octroyer des droits politiques de citoyens français à environ vingt mille Algériens parmi les élites. L’alliance de l’Association du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et avec les assimilationnistes au sein du Congrès musulman était due, pour Malek Bennabi, aux faiblesses idéologiques des Oulémas qui entraînèrent leur fourvoiement dans une politique de compromission avec le colonialisme.
Selon le penseur algérien, «l’islah tint encore entre ses mains le sort de la renaissance en mettant à son service les ressources de l’âme musulmane tirée de sa torpeur. C’était son moment privilégié où le rapport idée-personne était au profit de l’idée islahiste qui connut son moment d’Archimède, son apothéose dans le Congrès musulman algérien, en 1936. Ce triomphe était-il définitif ? Il eût fallu que les Oulémas n’eussent pas dans leur univers culturel une cause perturbatrice du rapport idée-personne susceptible de la transformer de nouveau en rapport idée-idole.
Or, les Oulémas portaient en eux un complexe d’infériorité vis-à-vis des intellectomanes politiciens qu’ils jugeaient comme leurs protecteurs. En fait, ils n’étaient pas eux-mêmes suffisamment immunisés pour ne pas permettre le retour offensif de l’idole déguisée en «zaïm» faiseur de miracles politiques et, avec lui, le retour de l’amulette sous la forme du bulletin de vote et le retour des kermesses maraboutiques sous la forme de zerdas électorales auxquelles eux-mêmes convièrent le peuple à sacrifier. Les Oulémas ont eu le vertige des hauteurs sur cette cime où ils avaient porté l’islah, en fondant le congrès musulman algérien en 1936. Le rapport idée-personne a échappé de leurs mains de cette hauteur pour tomber dans le bourbier politique où l’idole a remplacé l’idée. L’islah traîna alors dans le ruisseau où coulait le champagne des festins électoraux mêlé parfois au sang pur du peuple versé pour des causes impures bien des fois.»
Au-delà de ces errements politiques, pour le penseur algérien, les multiples aspects de l’engagement du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis étaient dus à l’environnement social dans lequel il évoluait. Celui-ci, ravagé par plusieurs siècles de décadence et soumis à près d’un siècle de colonisation française, nécessitait l’engagement total d’hommes, afin de redresser l’Algérie. Cette vision correspond aux idées de Malek Bennabi qui postulait que l’intellectuel arabo-musulman devait lutter sur tous les fronts, culturels, politiques, idéologiques, pour refuser sa condition d’être marginal et demeurer lui-même. Selon Malek Bennabi, «la polyvalence de son rôle en est une conséquence. C’est le polémiste caustique, le croyant qui croit en la mission historique de sa religion, c’est le mystique qui demeure cependant fidèle à la plus stricte orthodoxie, c’est le pédagogue qui forme une génération d’intellectuels, le journaliste qui dirige et rédige le Chihab, l’érudit qui a le courage d’entreprendre la correction et la réédition du livre d’Abou Bakr Ibn El Arabi : «Awacim min el kawacim. Il est même à son temps perdu, le poète qui mettra sur les lèvres de la jeune génération les strophes du premier hymne national. C’est tout cela Ben Badis et plus encore.»
La Nouvelle Republique
25 août 2009
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