Lecture-Djaout, Personnage d’un roman américain
Cherche Tahar désespérément
Quel rapport entre Graham Greene, l’auteur de chefs-d’œuvre tels que La Puissance et la Gloire et Tahar Djaout ? Et quel lien entre une riche et désoeuvrée héritière de Boston et l’Algérie de 1992 à la veille d’événements dramatiques ? Aucun a priori, n’était le vécu et l’imagination d’une brillante journaliste américaine, Gloria Emerson.
Il y a moins d’un an, par le plus pur hasard, je découvrais en surfant sur internet un roman au titre curieux : Loving Graham Greene. Ma passion pour Graham Greene me faisait lire alors tout ce qui se rapportait à lui. Intrigué par ce titre, je finis par me procurer l’ouvrage et découvrais un roman tout à fait singulier. Molly Benson est une riche américaine de la côte est. Passionnée par Graham Greene avec qui elle correspond, elle est torturée par la mauvaise conscience d’être riche et est obsédée par l’idée de venir en aide aux autres. Ses modèles sont les héros de Graham Greene, qui vacillent entre la foi et leur engagement, l’Indochine d’Un américain bien tranquille où le Sierra Leone du Fond du problème. Elle aime chez eux ce flegme, cette distance ironique si précieuse pour affronter la dure réalité du monde, où rien n’est tout à fait sérieux mais où tout peut prêter à conséquence, y compris l’heure et la manière dont est servi le thé ou le whisky. Le monde de Molly Benson s’effondre lorsque l’auteur anglais meurt au printemps 1991. Elle en est terriblement affectée, plus qu’elle ne l’aurait imaginée. En son hommage elle décide, un an plus tard, et presque par hasard, de se rendre en Algérie pour venir en aide aux intellectuels menacés par l’intégrisme. Elle est accompagnée de sa meilleure amie et d’un étudiant gras, bavard et présomptueux de la très chic université de Princeton Elle souhaite en particulier rencontrer Tahar Djaout. C’est un voyage à la fois désopilant et inquiétant qu’elle effectue alors. C’est que Molly arrive à Alger avec quelques milliers de dollars cachés dans ses chaussures. Elle se promène dans Alger et distribue cet argent au gré de ses rencontres. Elle croise un avocat du nom d’Ali Abendour Yacef qui ressemble à s’y méprendre à Ai Yahia Abdennour. Elle lui propose 1000 dollars pour venir en aide aux familles de prisonniers et, par la même occasion, « acheter la sécurité d’un écrivain du nom de Tahar Djaout ». Il en est interloqué. Molly Benson, flanquée de ses deux acolytes, se rend à la Maison de la Presse, et on jurerait reconnaître tel patron d’un quotidien francophone bien en vue qui ne comprend rien à ce qu’elle lui dit. Elle visite la Casbah sur les traces d’Ali la Pointe et se fait agresser par des voyous. Elle croit trouver enfin le domicile de Tahar Djaout et croit lui parler. Mais il y a maldonne, il ne s’agit pas de lui. En définitive, elle ne rencontrera pas l’écrivain, ne lui viendra pas en aide et finira par s’en retourner à Boston, avec ses illusions et sa mauvaise conscience. Plus tard, elle découvre dans le « New York Times » la notice nécrologique consacrée à Tahar Djaout après son assassinat. Son univers s’effondre à nouveau, ses illusions meurent. J’ai beaucoup aimé le roman de Gloria Emerson où l’on retrouve cet art consommé des écrivains anglo-saxons (disons de Henry James à John Le Carré) qui savent mêler la farce et le tragique, faire le portrait en quelques lignes d’un personnage, être cruel et juste à la fois. Par le biais de son héroïne, Gloria Emerson fait revivre l’Algérie angoissée et confuse du printemps 1992. C’est très enlevé, subtil et informé. Je me suis dit que c’était presque là le roman définitif qu’il eut fallut écrire sur cette sombre période, avec humour et distance, loin du pathos habituel et du côté démonstratif de tant de romans écris sur cette période. Bien sûr, Tahar Djaout n’y est qu’un prétexte, un objet de fixation au sens psychanalytique et un symbole au sens littéraire. Il désigne cette part obscure et équivoque à la fois de nos engagements et de nos reniements. A l’évidence, Molly Benson, l’héroïne du roman est un peu le double de l’auteur, Gloria Emerson. Celle-ci, née en 1930, issue d’une famille new-yorkaise aisée, appartient à ce monde où la futilité et la distinction le disputent à une noire lucidité face aux désordres du monde. Journaliste de mode, elle est aussi grand-reporter au « New York Times ». Elle rend compte des défilés de mode et devient la première femme correspondante de guerre au Vietnam (de 1970 à 1972). Elle en dénonce les conséquences dans un livre – Winners and losers (Vainqueurs et perdants) – qui lui vaut le National Book Award, une des plus prestigieuses distinctions littéraires aux Etats-Unis. Passionnée par l’œuvre de Graham Greene, elle le rencontre en 1978. Elle en tire une interview fameuse publiée dans le magazine « Rolling Stone » et engage avec lui une correspondance. Son troisième livre, paru en 1990, A year in the intifada revenait sur la première intifada de 1987, un livre favorable aux Palestiniens. Puis, après que son coiffeur, un français de New York, lui eut parlé de son beau-frère habitant Alger, elle y débarque le 5 mars 1992. Elle séjourne à Alger plus de deux semaines. Sept ans plus tard, elle tire de son séjour algérois un roman, le seul qu’elle n’ait jamais écrit, son quatrième et dernier livre. Atteinte de la maladie de Parkinson, elle se suicide en 2004. Après la publication de son roman, deux livres de Djaout furent traduits aux Etats-Unis. Ce n’est pas rien. Peut-être même est-ce là le véritable engagement dont rêvait Gloria Emerson, alias Molly Benson ?
Gloria Emerson. Loving Graham Greene. Roman, Éditions Jacqueline Chambon, 2007.
Extraits : (L’action se passe à Alger en 1992)
« Molly admirait deux immenses toiles d’araignées qui ressemblaient vraiment à de la dentelle dans la lumière matinale. Dans l’espoir de dissiper la morosité qui régnait, elle appela Bertie, qui lambinait dans la salle de bain.
Aujourd’hui, nous devons aller voir Tahar Djaout, lui dit-elle. On était jeudi, et elle attendait que Bertie cesse de se contempler dans la glace.
Non, je crois qu’il faut réserver notre vol de retour. Immédiatement, répondit celle-ci. Molly fut stupéfaite, car elle n’avait pas l’habitude que Bertie se rebiffe. Mais elles n’avaient réalisé que la moitié de leur programme, et ne devaient pas abandonner la partie avant d’avoir porté secours au talentueux écrivain algérien. C’était sans aucun doute ce que Graham Greene aurait souhaité. »
Dans son roman Acide sulfurique, prix des Lecteurs 2007 du Livre de Poche, l’écrivaine Amélie Nothomb, imaginant le basculement de la téléréalité dans un univers de camp de concentration, fait allusion à Tahar Djaout. C’est le moment-clé du roman, celui où le personnage central, une femme du nom de Pannonique, se tourne vers les caméras et demande aux téléspectateurs d’éteindre leurs postes pour faire cesser la répression dans le camp. Interrogée sur la folie de cet acte, elle répond : « Je me suis souvenue de cette phrase d’un héros algérien : Si tu parles, tu meurs. Si tu ne parles pas, tu meurs. Alors, parle et meurs » (p. 125). En avril dernier, Louis Gardel, lauréat du prix Méditerranée pour son roman La Baie d’Alger, avait déclaré à la Closerie des Lilas à Paris où avait lieu une réception en son honneur : « Aujourd’hui, j’ai surtout une pensée pour mon ami Tahar Djaout, qui fut également primé par ce jury, en 1991, pour son livre, Les Vigiles, quelques mois avant son assassinat par les islamistes ».
Par
L’info. au quotidien
El Watan
Arts et Lettres
23 août 2009
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