Dans son dernier roman, l’écrivaine algérienne compose une fresque symbolique de la colonisation et des tourments innombrables infligés au peuple algérien. Une fresque rédigée dans une langue superbe et au regard assez personnel. Trop personnel ?
Petit avertissement : fatigués du couple Algérie-France et de ses jérémiades, passez votre chemin. Pierre sang
papier ou cendre, de Maïssa Bey, se situe en effet en plein cœur du mوlstrom, dans l’œil du cyclone qui a dévasté en 2005, après la loi du 23 février, l’édifice des efforts de réconciliation définitive entamé par les autorités des deux côtés de la Méditerranée à l’aube du siècle.
“Pierre sang… ” n’est certes pas un livre d’histoire ni même un roman historique, et le propos de l’auteur n’est pas de se substituer aux chercheurs, loin de là. Mais ce sont bien 132 ans de colonisation qui défilent sous sa plume alerte et son écriture lumineuse, de la conquête effroyable à l’indépendance arrachée, de la baie de Sidi Fredj au port d’Oran, de la flotte de 1830 “telle une muraille” au ballet des paquebots pris d’assaut par les “rapatriés”. Un panorama, en 23 chapitres, qui sont autant de “tableaux” — prélude sans doute à une adaptation théâtrale —, scandant les grandes dates, mais aussi les lieux réels ou imaginaires de cette forme si particulière de colonisation qu’a connue l’Algérie.
Marianne et l’enfant
Deux personnages symboliques et rémanents assument la continuité historique : Madame Lafrance et l’enfant. Si le rôle de la première, allégorique est évident, le second est tout autant enfermé dans son costume de “rêve qui souffre”, de “sentinelle de la mémoire”. Une sentinelle qui se souvient des jours funestes : 1830, sur un piton surplombant la baie du wali Sidi Fredj, exproprié en Sidi Ferruch, contemplant l’armada qui bouche l’horizon. 1845, caché dans une anfractuosité de la roche, pendant que ses familles subissent l’horrible enfumade. 1871, quand avec les hommes de son village qui ont nourri les hommes d’El-Mokrani, il doit donner, tout donner aux conquérants, la terre, les biens, les bêtes et l’honneur, et emprunter le chemin de l’exil intérieur. Mais Madame Lafrance veut régner pour toujours sur cette terre qui résiste.
La conquête n’est donc pas complète tant que les esprits ne sont pas vaincus. Outre la ferme du colon, le village où désormais règne Si Laloi, Maïssa Bey s’aventure donc aussi dans les lieux de fabrication de la morale, école et bordel, où exercent maîtresse et moukère, complices en acculturation.
Madame Lafrance, elle, exulte, en cette année 1931, à Paris où elle dévoile au monde entier l’étendue de sa puissance. Son exposition coloniale restera dans la mémoire du siècle, avant que l’élan contraire de l’histoire ne vienne la terrasser à Réthondes, à peine neuf ans plus tard. En 1945, le 8 mai, le massacre de Sétif et Guelma vient répondre à ceux qui avaient cru que la solidarité entre les enfants de Madame Lafrance et l’Arabe se nouerait sous le feu nazi. Suivent le napalm et les rafles dans
La Casbah, Melouza et les porteurs de valises, les “combattants de la vérité”, auxquels Maïssa Bey rend un vibrant hommage. L’autre illusion de Mai 1958 et les camps de regroupement, l’OAS et la furie de 1962. Entretemps, Madame Lafrance s’est déchirée, l’enfant a grandi. D’Abdelkader à Kateb
Dans cette succession de tableaux, on aura croisé aussi tous les personnages qui ont marqué l’histoire, d’Abdelkader à Audin, en passant par Bugeaud, Tocqueville ou le Général de La Bollardière, mais aussi l’imaginaire de Maïssa Bey, Hugo, Baudelaire, Apollinaire, ou Eluard dont le poème Liberté donne son titre au livre. Et Kateb Yacine et Albert Camus.
Le propos de Maïssa Bey est d’ailleurs contenu tout entier dans une scène qui lui tient visiblement à cœur. Une rencontre rêvée sur une plage que l’on suppose être celle d’El-Beldj, près de Tipasa, entre ces deux figures tutélaires de la littérature algérienne.
Qu’aurait-on pu attendre d’une telle rencontre ? Rien. Maïssa Bey tranche et, à la manière de la scène du meurtre de l’ةtranger, consacre l’impossible dialogue entre les deux hommes. Peut être est-ce là le drame d’une certaine littérature algérienne d’expression française : d’être l’enfant de deux êtres bons et généreux mais irrémédiablement séparés par l’histoire et la colonisation. Fille du divorce, née sous la barrière, cette génération bientôt perdue n’en finit pas de rêver d’un hier de justice.
Et captive du regard de l’autre, s’investissant totalement et exclusivement dans ce couple-là, Maïssa Bey n’évite pas toujours le piège du faux semblant. Et ses tableaux, si souvent peints avant elle, par tant de personnes différentes, de tourner parfois aux clichés. Un manque de discernement qu’elle reproche aux Français…
Dans ce billard historico-identitaire à trois bandes – je, tu, nous –, où le reproche se mêle inextricablement à l’admiration, on se sent parfois de trop. Comme devant une dispute trop personnelle.
Rachid Alik
“Pierre sang papier ou cendre”, de Maïssa Bey, aux éditions Barzakh. |
9 août 2009
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