par Lynda-Nawel Tebbani *
La littérature algérienne connaît de grands auteurs, mondialement reconnus, lus et étudiés. Nous pensons à Kateb Yacine, Mohammed Dib, Assia Djebar, Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra et tant d’autres.
Cependant, cette littérature ne s’arrête pas à eux. Bien au contraire, les nouvelles littératures et écritures algériennes connaissent des talents excellents : Mustapha Benfodil, Areski Mellal, Amine Zaoui, Maissa Bey, en autres et comme exemples. Pourtant, un talent discret passe inaperçu et ne jouit pas de la lumière qui reviendrait à sa poétique : Mourad Djebel. Cet auteur, né à Annaba en 1967, a suivi une formation d’urbaniste pour devenir architecte. Et c’est en architecte qu’il crée et qu’il écrit. Il quitte l’Algérie en 1994 et entame ensuite, un long périple africain qui l’emmènera jusqu’en France où la maison d’édition La Différence ne restera pas insensible à son écriture. Il y publiera Les Sens Interdits en 2001, suivi en 2005 des Cinq et une nuits de Shahrazède et en 2006 du recueil de poèmes, Les paludiques.
Nous avons tentation dans ce court article – qui ne suffira pas à montrer et démontrer l’écriture de l’auteur à présenter son premier roman, Les Sens interdits qui sera prochainement réédité par la maison d’édition Barzakh. En effet, après de ponctuelles collaborations, notamment pour la revue littéraire du Chat qui boude, qui réunissait plusieurs auteurs de la «nouvelle génération», Mourad Djebel s’offre (enfin) au lectorat algérien.
L’écriture de Mourad Djebel s’insère dans le mouvement littéraire algérien prénommé «nouvelle littérature». Celle-ci rompt avec le prisme de l’urgence et met en avant la «guerre si vile» tout en ne mettant pas le doigt dessus, on y arrive presque par hasard. L’écriture joue de détours, de retour, de miroir en masque, elle dévoile son arrière-plan historique pour mieux présenter et représenter ce qui fait prétexte à sa création. Mourad Djebel a, non seulement, renoncé à la tragédie pour une autre interprétation de l’Algérie, de son fait historique et de son actualité politique (les violences armées), par un recul de réception, mais encore, il n’a pas eu besoin de passer par l’écriture testamentaire «qui, si elle appartient au vaste champ de l’écriture, n’appartient pas à celui de la littérature (1) ». Pour rendre en effet compte de la complexité des événements et de l’écheveau historique, politique et social qui les a produit, il a utilisé la fiction et poétisé le style sans se perdre dans le pathos horrifié et fruste de la boucherie et se rendre à l’angoisse du sujet face à l’incertitude de son devenir existentiel.
Cette nouvelle littérature opère un changement de registre, plus de tragique mais quelque chose de plus cynique, de grinçant. On ironise les violences armées, on les transforme. On quitte l’humour qui dédramatise pour une ironie symptomatique d’un recul plus froid, plus distant mais qui, par paradoxe, met plus en avant les blessures secrètes de l’âme et de la psyché, à l’égale d’une névrose refoulée qui a besoin du temps d’analyse-d’écriture- pour mieux mettre en forme-transformer- ses démons, ses cauchemars, ses hallucinations, ses chimères et ses fantasmes devenant terreaux d’une œuvre-labyrinthe et énigmatique.
L’expression «œuvre-labyrinthe et énigmatique» semble offrir, de par toutes ses particularités, la meilleure définition du roman Les Sens Interdits, si l’on veut/peut croire qu’il est possible de le réduire à une définition. Le récit se déroule entre Constantine et Annaba. Il se présente comme une réécriture de Nedjma de Kateb Yacine ; une déclaration d’amour à Nedjma à travers l’histoire d’une amitié et d’un amour perturbés par le début de l’intégrisme en Algérie entre Maoured, Larbi, Nabil et Yasmina.
L’écriture est folie, hypnose et transe. Une transe poétique qui enchevêtre et entrelace les genres, les codes et les formes. Tantôt roman, poème, monologue dramatique, Les sens interdits interroge la littérature et la forme romanesque. L’écriture est celle de la mémoire, des souvenirs de Nedjma qui amenait le lecteur dans une quête entre Constantine et Annaba. Dans notre roman, le lecteur est transporté en sens inverse (éternel jeu sémantique autour du mot «sens» que l’on trouve dans tout le roman) d’Annaba à Constantine. Cependant, il serait simpliste, réducteur et sommaire de ne voir dans ce roman qu’une réécriture de Nedjma. Alors même que le roman montre autre chose, non pas une réécriture, mais bien une nouvelle écriture tout en reprenant les fondements de ce qui a fait la naissance du roman algérien. Serait-il trop tentant de faire un parallélisme, dans cet usage de la réécriture, entre le roman de Mourad Djebel et la déconstruction derridienne ? Ne sommes nous pas face à la déconstruction des formes, des fondements tout en gardant la structure intrinsèque ?
Le roman, fidèle à Kateb par son exergue extrait du Polygone Etoilé, présente une narration précieuse, baroque. Il ne s’agit pas d’un récit linéaire, le seul fil narratif est celui d’une phrase répétée, inlassablement répétée, qui ponctue tel un chant tout le récit : «Ils ont failli la tuer cet après-midi».
Les jeux/je(s) mnésiques de Maoured, le personnage principal, guident moins le lecteur qui ne le perdent, le perdent et le font entrer au cœur même ce labyrinthe-énigme qui mêle souvenir, mémoire et mnésie. La réminiscence littéraire est, essentiellement, liée à la mémoire collective politique. La mémoire est vitale pour ne pas faire mourir deux fois le passé. Pour faire retour à ce qui est oublié, il faut se re-souvenir du passé pour éclairer le présent. Le souvenir, à l’égale de la déconstruction derridienne, ne dédouble pas mais démultiplie la trace mémorielle. Il ne s’agit plus d’une dichotomie entre le passé et le présent mais bien d’un retour à la philosophie de St-Augustin, avec l’idée d’un présent du passé, d’un présent du présent, d’un présent du futur. Ce présent obsessionnel est marqué, dans le corps même du texte, par l’usage particulier du participe présent qui offre une lecture trouble de ce récit tout à la fois passé et présent, comme lecture d’une ressouvenance et passé d’une histoire.
Le labyrinthe se présente subtilement dans l’image du pont constantinois qui permet les retours mnésiques tantôt de Maoured, Larbi, Nabile, Yasmina. Sidi Rached est, alors, la métaphore du lien, du fil qui tisse le roman, qui lie chaque mémoire, chaque souvenir, chaque vision de l’épisode clé qui ouvre l’incipit. «Ils ont failli la tuer cet après-midi». Cette phrase est l’une des énigmes du roman, sans en être la clef. L’autre énigme est ce titre équivoque «Les Sens interdits», première interrogation face à cette caractérisation stylistique qui définit des sens. Mais lesquels ? Comme orientation, forme ? Font-ils références aux deux panneaux Stop qui balisent le pont Sidi Rached ? Les sens comme perception, émotion ? S’agit-il de la part de l’auteur de transcrire les problèmes sociaux algériens dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix ? En effet, le roman à la particularité et la pertinence, non de traiter d’octobre quatre-vingt-huit mais des événements de la désobéissance civile de quatre-vingt-six à Constantine. Toujours cette sensation de labyrinthe dans ce roman, qui au-delà d’une lecture qui se perd, déplace les préjugés et les attentes en présentant dans le souvenir l’essentialisme des prémisses. Prémisse d’une guerre, d’une génération, d’une écriture. Rend-t-il compte de cette problématique essentielle du corps, des sens du corps, de l’essence de l’être dans l’éclatement de son libre-arbitre opposé à l’obligation d’un sens choisi et imposé ? Ce roman présente la jeunesse, la perte de repère de la jeunesse. C’est pour cela que la figure de l’étudiant et de l’université est très importante. Ils sont tous deux dans le rapport à la réminiscence du savoir. De plus, le rapport entre la mémoire des personnages et les drogues est intéressante : ils sont dans un aveuglement toxique par une conscience aphasique et dans le flot discontinu d’une mémoire actualisée par l’inconscience d’une perception hallucinée et des délires ecmnésiques.
Nous n’allons pas répondre à toutes ces questions pour ne point déflorer la lecture de ce roman qu’il faut dévorer comme un boulivore effréné, qui ôte page après page le voile fabuleux de cette énigme essentielle et que l’on nommera aujourd’hui «Djebelienne» de la création pure.
Ce roman est une quête exaltée qui veut reconstruire tel un kaléidoscope les éléments d’une mémoire. Pour cela, ce n’est pas à une seule visée que l’auteur fait appel mais bien à une polyphonie de voix/voies (sens ?) qu’il faut suivre telles des traces se transformant dans le lyrisme poétique en des murmures qui se déploient d’écho en écho au-dessus de ce pont suspendu à l’abîme du temps, des sens
*Doctorante en lettres
1-«Alphabet littéraire pour une décennie romanesque, 1992-2002», p.16-17, L’épreuve d’une décennie, Algérie, art et culture 1992-2002, Ouvrage collectif sous la direction de Christiane Chaulet-Achour et Yahia Belaskri, p13
Le quotidien d’Oran 02 juin 2009
8 août 2009
Non classé