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1.Harraga dans la littérature

8 août 2009

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Harraga dans la littérature

par Lamine Kouloughli *

1.Harraga dans la littérature  spacer

1er partie

A Rim Kadia. «Je serais tenté […] de lui conter l’histoire de la chèvre de M. Seguin […]».«La vie est un conte de fées / À force de souffrir, on l’oublie. On ne grandit pas que dans la peine / La joie est un engrais plus puissant.»

B. Sansal, harraga

Dix romans dont le premier date de 1999 et le dernier de 2007; neuf d’écrivains du sud de la méditerranée dont trois d’Algérie, un de Tunisie, et cinq du Maroc dont un par le prix Goncourt 1987, et un du nord de la méditerranée par le prix Goncourt 2004; neuf hommes et une femme; trois langues, le Français, l’Arabe et l’Anglais; une carte de géographie; et une somme de deux mille cents soixante dix huit pages écrites pour raconter le drame des harraga, des brûleurs de route.

Cannibales, de Mahi Binebine, publié aux éditions Le Fennec, Casablanca, en 1999, est le premier roman identifié à être écrit sur les harraga. Il dit l’histoire de dix personnes – huit candidats au passage clandestin vers l’Europe, un passeur et son associé – dont neuf attendent, dès le début du roman, sur une plage déserte et sombre le bon moment, la bonne vague pour se lancer dans leur périlleuse aventure – «La grande aventure; […] se faufiler en douce dans un autre destin; […] s’en vêtir, […] en épouser l’ordonnancement et les jours; pour mieux renaître ailleurs; changer de peau, d’air, d’univers; tout recommencer à zéro. […] curer nos mémoires de tous ses souvenirs boueux; bannir de nos esprits […] le dénuement et la détresse. [se] laisser emporter par les flots du rêve interdit» (95)** – qui devrait les conduire, via barque puis chalutier espagnol, jusqu’à Algésiras en Espagne : Azzouz, le narrateur, échappé grâce à l’éducation qui lui est offerte dans son patelin perdu par un maître d’école européen moyennant rançon sexuelle, puis la gentillesse d’une religieuse dans la grande ville, à son milieu sordide, inculte et misérable; Réda, son cousin, son sang, pitoyable, faible et craintif, toujours brutalisé et qu’il a toujours défendu; Nouara aux longues nattes, sans âge et sans nouvelles de son mari Souleiman, émigré en France, et qu’elle décide finalement de rejoindre avec son bébé mais sans papiers; Kacem Djoudi, algérien de Blida, instituteur en son temps, jeté sur la route de la clandestinité par un terrible secret lié à la décennie noire qu’a connu son pays, qu’il garde jalousement, et qui n’en est pas à sa première tentative; Pafadnam, véritable géant qui lui aussi n’en est pas à sa première tentative de passage et qu’accompagne Yarcé, petit homme timide, malien comme lui; Youssef, prétendu marrakchi dont l’accent trahit les origines berbères, au secret de polichinelle que tous connaissent par l’indiscrétion de Momo, associé du passeur, ancien faux guide à Marrakech, clandestin avant d’être expulsé de France; et enfin, l’ombre menaçante dans un ciré vert qui se tient debout près de la barque, le passeur.

L’attente est longue sur la plage déserte et sombre. Neuf chapitres avant que le moment du départ ne soit décidé par le passeur, puis quatre après la décision, avant que la barque ne soit finalement mise à l’eau. Pendant cette attente, l’histoire de chaque personnage, excepté celle du passeur***, est contée par le narrateur par le biais d’une technique narrative ingénieuse qui voit quinze des dix sept chapitres que contient le roman s’ouvrir sur le bruit de la mer et la plage déserte et sombre où ils attendent, avant qu’un élément de la narration ne permette un retour en arrière soit vers l’incontournable café de Tanger noyé dans les fumées de kif et de tabac où les candidats à l’émigration clandestine se rassemblent et se racontent, soit plus directement vers la vie d’un des personnages qui attend, pour dire pourquoi et comment il en est arrivée là.

Quasiment tout le temps, la mer est là, que les vieux du village du narrateur lui avaient maintes fois raconté, omniprésente, qui ouvre la majeure partie des chapitres du roman, terrifiante, comme pour dissuader ceux qui veulent partir : «Certains la comparaient à l’immensité du ciel […] D’autres affirmaient qu’elle était encore plus étendue que les fleuves, les lacs, les étangs et tous les ruisseaux de la terre assemblés. Quant aux savants de la grand-place, unanimes sur la question, ils attestaient que Dieu tenait cette eau en réserve afin de nettoyer la Terre de ses pécheurs au jour du Jugement dernier.» (7)

Cette mer est, tout comme la misère qui enserre la vie de chacun des personnages du roman, insinuant, passeur excepté, sournoisement l’idée du départ dans leurs esprits, «accaparant, à mesure qu’elle mûrissait, l’ensemble de [leurs] pensées comme un virus capable d’anéantir le restant de [leurs] rêves pour n’épargner que celui du départ» (120); tout comme le patron de Momo du temps où il était plongeur clandestin à Paris, le monsieur José de son cauchemar récurrent qui le cannibalise littéralement en échange d’une promesse d’amélioration de ses conditions de vie et de celle d’une carte de séjour, le mange par petits morceaux pour ne plus lui laisser que sa tête, ses yeux et sa bouche; également la cannibale du titre du roman, celle qui laisse, après les avoir dévoré, le soin aux «policiers [de] ramasser des corps gonflés comme des ballons : un homme avec un enfant[…], deux Noirs, un Blanc et une femme aux nattes défaites, [et] le ciré vert du passeur […]» (154) Ainsi est scellé le destin de ceux qui veulent partir et, justice immanente, de celui qui, par profit, était complice de leur tentative de passage. Mais rien pourtant ne semble y faire, – « Nous étions prêts à croire n’importe quoi pourvu qu’on nous permît de partir, le plus loin possible. A tout jamais» (7) – et pour chaque groupe de noyés que la mer rejette, il est un nouveau groupe de candidats à l’émigration clandestine qui se prépare et que Momo, l’assistant passeur harangue déjà, comme il le fait dans la dernière scène du dernier chapitre du roman; un roman annonciateur des terribles statistiques à venir : «-Des harragas comme nous, il y en a beaucoup? -Une fourmilière, mon petit, une vraie fourmilière! […] ils sont partout! – A quoi ressemblent-ils ? – A tout ce qu’il y a de plus ordinaire, mon enfant. Cela dit, il en existe de deux sortes dans la nature : les passifs et les actifs. -Nous, que sommes nous dans l’histoire? – Des actifs, petit, […] parce que nous n’avons rien à perdre. Mais nous ne sommes pas les plus dangereux. – Les autres, où se cachent-ils? [Il] tourna la tête et […] indiqua le sud.» (144)

Haschisch, publié initialement en langue arabe par les Editions Le Fennec, Casablanca, en 2000, puis pour la publication en langue française en Algérie par les Editions Média-Plus, Constantine en 2008, a été écrit dans sa version originale puis traduit en langue française par son auteur, Youssef Fadel. Ce roman, fait de chapitres souvent très courts, à l’écriture d’une révoltante simplicité, s’ouvre sur un étrange printemps «où même les ordures étaient en fleurs» (7); illusoire comme le bonheur et qui, comme lui, disparaît au bout de quelques jours, indécent, ici à la suite d’une chienne rachitique et d’un chien galeux et pelé qui «avaient fait trottiner dans la rue leur petite joie, singulière et désintéressée.» (9) Vient la canicule et Miriam, introduite dès le deuxième chapitre et qui se présente: « J’ai à peine vingt ans. Je n’ai jamais connu une vie paisible. Je marche à présent sur une frontière entre la vie et la mort. Entre une mort devant moi, en moi, et une vie que j’attends comme on attend la résurrection.» (9)

Dans un monde qui n’appartient qu’aux hommes – «sur le boulevard, qu’elle le veuille ou non, elle était l’objet des hommes. L’objet de leurs désirs. Pourquoi passait-elle devant eux au lieu de choisir l’autre trottoir ? Mais l’autre trottoir avait lui aussi ses hommes […] Les rues sont pour les hommes. Les trottoirs. Les chaises et les cafés. Et l’ombre des arbres. […] Aux hommes le monde entier.» (28) – , Miriam rêve d’être heureuse sans raison, croit fermement qu’en Espagne toutes les femmes sont heureuses, et ne souhaite que du travail et des gens qui ne l’humilient pas juste parce qu’elle est femme. Elle a longtemps voyagé pour arriver à ce poste frontière avec l’enclave espagnole où de nombreux candidats au passage l’ont précédé et attendent sans succès depuis des mois, des années, alors que, de l’autre côté, « ils ont dernièrement reçu de nouvelles armes et ils tirent sur tous ceux qui essayent de se faufiler vers leurs terres.»(10)

Fatiguée, Miriam trébuche dans sa marche, perd l’équilibre. Advient Hassan, qui la prend par la main et l’aide à se relever, puis les deux frères de Hasan, celui qu’on appelle le philosophe et l’autre, Lhadj; tous trois irrémédiablement embrumés dans les fumées de ce haschisch qui donne son titre au roman et dont l’odeur, mêlée à l’impatience de partir de Miriam et à la tromperie des trois frères entre eux pour s’attacher ses faveurs, en envahit tout l’espace. Cette obsession des trois frères pour Miriam, et l’obsession de Miriam pour partir formeront alors les deux pôles entre lesquels s’élaborera la trame du roman : «Elle était devant [eux], entière, épanouie et c’est comme si elle [les] appelait. Elle, la mer l’occupait toute.» (13)

Après six mois d’attente pendant lesquels elle sera tour à tour exploitée par une maquerelle, trompée et volée par un passeur malhonnête, puis rescapée du naufrage de la petite embarcation qu’elle refusera de prendre à la dernière minute pour traverser clandestinement le détroit et qui se brisera sous ses yeux sur des rochers, emportant sa cargaison humaine; Miriam finira droguée puis violée par trois yachtmans espagnols très distingués censés la faire passer clandestinement en Espagne, avant d’être abandonnée à son destin funeste sur un petit canot poussé par eux à la mer.

Certaines idées récurrentes jalonnent le roman, visions de cauchemars peut-être induites sous l’effet même de son titre. L’attrait du nord et de ses lumières pour les jeunes qui veulent fuir la poussière que soulève chacun de leurs pas – «Ici la nuit est éternelle. De l’autre côté de cette barrière noire, la lumière augmente encore et encore […] Quand il fait noir ici, quand cette partie de la terre devient encore plus insupportable, la lumière est encore plus vive de l’autre côté.» (158) – ; pour les vieux qui veulent fuir leurs années de malheur et d’esclavage – «Ils aspiraient encore au paradis terrestre, le voir au moins une seule fois avant que leurs paupières usées ne se referment. Ils s’étaient étendus sur de vieilles peaux […] Ils attendaient que la mer se calme pour traverser.» (169) – ; et même pour les choses, tels ces «nuages blancs […] gagnés par la même folie d’émigrer, de fuir […] attirés vers le Nord» (313), ou encore cette statue à présent dérisoire d’un Tarik ibn Ziyad qui tient à la main un vulgaire manche à balai en guise de lance et dont le cheval tourné vers le nord, tête basse, n’ose, ultime impuissance, pas sauter. La mal vie des gens qui traînent les pieds, raclent la terre, fatigués, yeux éteints face à chaque autre jour, «qui ne promet […] rien de nouveau. Pas l’ombre d’une différence avec le jour d’avant. Long, vide, […] sans but, […]» (13); et leur lassitude «[d]attendre que des jours arrivent et repartent. Puis d’autres jours encore.» (125) La mer enfin, qui tue, insatiable; qui réclame son dû de corps qu’elle rejette et qui encombrent la plage; qui fait surgir des femmes venues de tous les coins du pays brandissant les photos de leurs enfants noyés dès que naît la nouvelle que des corps ont été repêchés; qui, comme s’ils n’attendaient qu’un signal, fait courir les passants sur le boulevard vers la plage aux cris de «des cadavres, des cadavres» (193) dès qu’une ambulance passe en faisant hurler sa sirène; et qui imprime son terrible sceau jusque sur les arbres, comme ce figuier dont les branches portent, étranges fruits, des bouts d’étoffe multicolores, «des bouts de tissu pour faire revenir ceux qui étaient partis et des bouts pour ceux qui s’étaient noyés [et] d’autres pour porter chance à ceux qui hésitaient encore.» (281)

Autre vision de cauchemar que Haschisch imprime à son lecteur et qui, comme dans le roman de Binebine, prédit les tristes statistiques à venir; alors même qu’une embarcation de clandestins se brise sur les rochers, laissant dans son naufrage «des cadavres […] ballottés sur l’eau comme des enfants. Des enfants qui dormaient enfin, épuisés par leur propre rêve […]; de la roche, sort[…] une nouvelle barque pleine de nouveaux êtres humains, pleins de nouveaux rêves.» (173) … Et puis sentence : «La mer crachera ses noyés demain.» (174)

Les Clandestins, de Youssouf Amine Elalamy, publié aux éditions EDDIF, Casablanca, en 2001 est le troisième roman de littérature maghrébine à traiter du thème des harraga. Comme pour crier d’emblée l’injustice et la misère du monde, les premières pages du roman racontent en flash-back l’histoire d’une petite fille de la campagne marocaine que son père veut marier contre son gré à un vieux Noir à la fortune d’origine douteuse et qui s’enfuit vers la ville que pour tomber entre de mauvaises mains. Revenue dans son village de Bnidar, elle mettra au monde avant de mourir à tout juste seize ans un bâtard de père espagnol, Omar, qui a les yeux bleus de son père, une relation très spéciale avec la mer, vit de petite contrebande entre l’enclave espagnole et son village natal, et aime la belle Chama.

Fin du flash-back. Omar un jour découvre les corps de treize noyés, douze hommes et une femme, Chama, rejetés par la mer sur la petite plage de Bnidar, et porte la nouvelle au village : «Ils se sont noyés».

Commence alors le récit de ces autres clandestins – Omar et sa mère ne le sont-ils pas aussi à leur manière ? – , ces hommes et cette femme échoués, «étranges poissons […] si gros que l’on eût dit des hommes […]» (21), et «arrivés après tout, seulement pas du bon côté de la mer ni du bon côté de la vie» (44); drame officiellement masqué et décrit comme la noyade de deux baigneurs imprudents !

Notes:

* Professeur à la faculté des lettres et langues, Université Mentouri à Constantine

** Les passages en italique sont des citations directement prises des romans. Les pages suivent entre parenthèses. L’astérisque dans la parenthèse indique notre traduction de l’Anglais original vers le Français.

** *Exception faite de Les Clandestins d’Elalamy, aucun des textes revus ici ne dit l’histoire des passeurs et comment ils en sont arrivés là. Ce silence, comparé à ce qui est appris des autres personnages, peut être une manière choisie par les auteurs pour maintenir les passeurs dans une zone d’hombre secrète et menaçante en accord avec leur statut. Elle peut être aussi l’expression d’une antipathie envers ces personnages de leurs romans que toute histoire personnelle contribuerait à humaniser, comme c’est le cas pour les harraga.
Le quotidien d’Oran 24 juin 2009

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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