Centre culturel de Boudouaou
Vibrant hommage à Rachid Mimouni
Le centre culturel de Boudouaou a abrité hier les festivités de commémoration du treizième anniversaire de la disparition de l’écrivain Rachid Mimouni.
On a noté la présence de Abdelhamid Bourayou, Ahmed Menouer, Brahim Sadi et Ahmed Mahsas qui ont livré des témoignages sur la vie de Rachid Mimouni, né le 20 novembre 1945 à Boudouaou, ainsi que des lectures de ses œuvres. Aussi a-t-on débattu de la contribution de l’auteur du Fleuve détourné à l’enrichissement de la littérature algérienne. Lui qui a été primé à plusieurs occasions et qui demeure jusqu’à maintenant l’écrivain algérien le plus primé. Les conférenciers ont été d’accord pour dire que Rachid Mimouni a été parmi ceux qui ont donné au roman algérien francophone l’expression qui le distingue de la génération des Dib, Feraoun, Mammeri, Haddad et autres. Lequel apport a bien entendu renforcé le rayonnement de la culture algérienne dans le monde. Les intervenants dans ce colloque n’ont pas manqué de souligner l’importance de l’écriture et de la lecture. La manifestation est d’ailleurs placée sous le mot d’ordre : « Un peuple qui lit est un peuple qu’on ne peut soumettre ». Mahsas, Bourayou, Menouar et Sadi ont rappelé l’« estime et le respect dont jouissait Rachid Mimouni » dans les cercles intellectuels algériens et étrangers. Une place que lui ont valu ses romans tel Le Fleuve détourné, dont M.L. Maougal a déclaré l’année dernière à la même occasion : « Le livre de Mimouni a été un grand événement qui avait enrichi le débat littéraire et politique en France alors qu’il était complètement obnubilé, occulté en Algérie. » Rachid Mimouni est mort le 12 février 1995 dans un hôpital parisien après quelques années d’exil volontaire au Maroc suite à la dégradation de la situation sécuritaire. L’on se souvient qu’il était parmi les intellectuels algériens condamnés à mort par les terroristes islamistes. « Il avait dû fuir son pays qu’il aimait tant, la mort dans l’âme », témoigne-t-on. Il a écrit entre autres Le fleuve détourné, Tombeza, Le printemps n’en sera que plus beau, Une peine à vivre et L’honneur de la tribu. Les services de la direction de la culture ont jugé utile de déplacer de Boumerdès à la ville de l’écrivain natale les activités de ce colloque qui est à sa troisième édition. Mais il semble difficile de trouver un public pour apprécier de telles activités à l’ex-Alma. Déjà qu’à Boumerdès, lorsque le colloque se tenait à quelques centaines de mètres de l’université, on n’enregistrait pas une forte affluence.
El Watan
Edition du 12 février 2008
L’info. au quotidien
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Culture
Par
2 août 2009 à 1 01 53 08538
L’Algérie présente et à venir
Mohamed Lakhdar Maougal « Dans ce pays de malheur,
[où] tous les dix ans le sang coule. »
Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé
Pays pacifique depuis la fin de la trouble période almohade au xiiie siècle, l’Algérie est happée à intervalles réguliers par la violence, et ce, à son corps défendant. D’abord, elle est intégrée au cycle belliqueux sous la forme d’une résistance à l’agression et à l’occupation ibériques exerçant plus qu’un droit de poursuite haineuse contre les réfugiés andalous partis en laissant un pays ruiné par la Reconquista. Ensuite, elle est quasiment violée par un militarisme ottoman rentier et belliciste pratiquant la rapine sous la forme de la piraterie et réprimant le pays pour le maintenir à l’écart de tout partage de la rente produite par des prises et des richesses en butin. Enfin, le pays entier en sa configuration actuelle est soumis à une longue et terrible guerre durant laquelle la barbarie se sera montrée à découvert comme elle ne l’avait jamais fait auparavant.
Incorporée de force dans des conflits qui ne la concernaient pas, l’Algérie colonisée va se battre pour le monde libre sur les champs de bataille des Dardanelles, sur ceux de la Marne, sur les hauteurs de Monte Cassino, en Indochine puis à Madagascar. Les derniers massacres massifs, véritable génocide, comme réponse aux manifestations nationalistes du 8 mai 1945 dans l’est algérien allaient creuser définitivement le fossé entre deux communautés qui vivaient chacune avec sa logique propre, en deux société parallèles.
Entrée en guerre à son corps défendant en réponse à la politique d’agression et de répression érigée en un système de colonisation, l’Algérie va vivre des épisodes sombres avec de grands massacres, avec la torture érigée en système de gestion de la détention et de l’interrogatoire. La violence coloniale va se faire au grand jour et va faire tomber les barrières autant que le voile de la barbarie. Ces quelques confessions de Yves Bresson honorent sa mémoire : « Les tortures innombrables que j’aurai, dans l’exercice de mes fonctions, l’occasion de voir, renforceront ma haine du colonialisme : Algériens écartelés par deux camions militaires allant en sens contraire, tortures classiques par eau, électricité, pendaison par le pouce, les testicules [1]. »
Ce témoignage à lui seul suffirait à montrer et à démontrer, si besoin est, que le déferlement de la violence en cours n’est pas la résultante d’une cause génétique ou ontique. Tout au plus la cause pathologique est-elle réelle, et si elle explique certains effets, elle n’explique pas tout. L’effet de la grégarité ou de la surenchère, voire les effets d’un certain narcissisme comme inversion vitaliste d’un manque de reconnaissance, tout cela n’est pas à évacuer. C’est dire qu’en matière de pratique de la violence, il faut, autant que faire se peut, introduire certaines déterminations jusque-là négligées par excès de rationalité, comme les paramètres culturels ou socioculturels, les facteurs symboliques relatifs aux croyances et aux convictions [2].
Pour débusquer ces causes réelles de la violence, ou à tout le moins ce qui pourrait lui servir d’alibi et de légitimation, rien ne saurait être aussi indiqué que l’exploration de tout instrument ou support qui pourrait, d’une manière directe ou indirecte, explicite ou implicite, servir de référent. Que ce support soit réel, réaliste, ou relevant de l’imaginaire et de ses moyens multiples d’expression, s’il peut servir à l’investigation et s’il montre une certaine fiabilité, nous ne saurions le négliger, fût-ce le texte sacré du Coran.
Voilà que la réalité des faits têtus, en une conjoncture fort circonstancielle, nous interpelle et nous fait la violence de nous pencher sur le problème de l’enfance, tout particulièrement celui de l’enfance maltraitée. C’était, souvenez-vous, un certain 5 octobre 1988, jour mémorable, dans la prise de conscience du peuple algérien, du caractère obsolète du système de gestion sociopolitique de l’Algérie. Un cacique, chargé par ses maîtres d’expliquer ce mouvement social subit et grave à une opinion internationale surprise et interloquée, avait alors parlé d’un chahut de gamins.
Si nous avons pris l’exemple algérien pour éclairer notre propos, ce n’est point pour magnifier notre peuple, mais tout simplement pour montrer l’importance qu’a joué le combat qu’il a mené dans sa prise de conscience. Il est clair que d’autres peuples sont arrivés au même résultat par des voies différentes. En Algérie, on le sait mieux aujourd’hui, l’épreuve de force n’était pas évitable, mais d’autres régions ont, par la lutte politique et le travail de clarification entrepris par le parti, conduit leurs peuples aux mêmes résultats. En Algérie, nous avons compris que les masses sont à la hauteur des problèmes auxquels elles sont confrontées. Dans un pays sous-développé, l’expérience prouve que l’important n’est pas que trois cents personnes conçoivent et décident mais que l’ensemble, même au prix d’un temps double ou triple, comprenne et décide. En fait, le temps mis à expliquer, le temps « perdu » à humaniser le travailleur sera rattrapé dans l’exécution. Les gens doivent savoir où ils vont et pourquoi ils y vont. L’homme politique ne doit pas ignorer que l’avenir restera bouché tant que la conscience du peuple sera rudimentaire, primaire, opaque.
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre
Je travaillais alors, bien paisiblement en tant que linguiste, sur une approche rationnelle du texte coranique. Le fait de qualifier un grave mouvement insurrectionnel de l’importance de celui du 5 octobre comme un simple chahut de gamins, excita ma curiosité. J’ai pointé ma recherche sur la représentation de l’enfant dans le texte fondateur. L’islamisme politique en Algérie était, en ce moment-là, une fiction, voire un épouvantail vivement agité dans la classe politique contre ceux qui réclamaient à cor et à cri une démocratisation du système politique et une fin du régime du parti unique. Ayant focalisé donc mon attention sur le lexème « enfant » et ayant parcouru très attentivement le texte sacré, j’ai pu noter toutes les occurrences et les contextualisations qui donnaient au mot « enfant » ses diverses acceptions. Quel ne fut alors mon trouble ! Ma découverte allait provoquer en moi une remise en cause très grave. J’ai résolu de faire une analyse objective intratextuelle excluant toute exégèse et interprétation [il me fallait donc faire une lecture immanente du texte telle que l’exigeait la tradition lettriste du grand penseur Ibn Hazm Al Cortobi (xiie siècle) auquel je m’intéressais à cette époque déjà]. Je ne pouvais garder ma découverte pour moi tout seul, et pour ne pas rester prisonnier d’une subjectivité, j’ai proposé de donner mes résultats lors d’un colloque sur l’enfance que mon département avait organisé en 1989 et dont les travaux, pour de multiples raisons, avaient été mis au placard de l’oubli avec le déferlement de la vague terroriste à partir de 1990. Une occasion inopinée, mais somme toute irresponsable, est alors fournie par une collègue dont l’ambition maladive d’une promotion rapide et accélérée allait se concrétiser par la sortie des travaux de ce colloque et leur publication en 1996-1997 dans une Algérie tourmentée par une espèce de guerre civile. Un texte pareil en une conjoncture pareille pouvait exposer à de terribles châtiments si d’aventure quelques illuminés peu cultivés en métaphysique en avaient pris connaissance. Il faut croire que le texte avait été bien compris.
Or, à l’occasion de ce colloque international consacré à l’enfance, mes appréhensions furent plus ou moins confirmées. Les textes de plusieurs collègues exposaient, depuis la tradition antique méditerranéenne, le statut particulièrement éprouvant qui a été fait à l’enfance. La communication de mon ami le philosophe marocain Moulim El-Arroussi : « Qu’est-ce qu’un enfant ? » et la lecture qu’il en avait donnée à partir d’un questionnement purement linguistique sur les sens originels du mot « enfant » dans la langue arabe classique, mais également dans les usages quotidiens de quelques parlers marocains actuels, me confirmèrent que j’avais mis le doigt sur une question dont on peut dire, pour le moins, qu’elle était épineuse.
En bref, et pour ne pas renouveler cette communication devenue aujourd’hui poussiéreuse, je rappellerais succinctement quelques remarques et quelques conclusions auxquelles j’étais parvenu en 1989, préférant renvoyer ceux dont la curiosité aura été mise à rude épreuve au texte même de cette étude [3]. « Parallèlement à ces sèmes organisateurs (les réseaux de distribution et de signification par contextualisation dans les sourates et les versets), il existe aussi des sèmes caractéristiques et caractérisants en équivalence de l’enfance dans le texte coranique. Ce sont : la vanité, l’impiété et l’ingratitude, la réification, le mirage et la duperie, l’orgueil, la puissance, l’inutilité, la distraction, l’autorité, le châtiment et le don. »
Mais, somme toute, ce ne sont là que des champs sémantiques moraux ou relatifs à l’éthique et à la morale religieuse. Nous avons poussé la curiosité du côté du réel concret avec lequel les hommes vivants doivent négocier quotidiennement leurs façons de vivre, leurs positionnements statutaires, etc.
Le texte du fiqh (le droit rituel musulman), parce qu’il est non seulement juridiquement prescriptif mais aussi et surtout éthiquement directif (la charia musulmane a ceci de particulier, d’être non seulement un code juridique mais aussi et surtout un dogme religieux), livre des champs sémantiques particulièrement parlants et édifiants. Nous avons choisi, pour notre investigation, un texte classique qui fait autorité au Maghreb depuis le xe siècle, soit désormais un millénaire. Il s’agit de la Risâla ou épître sur les éléments du dogme et de la loi de l’islam selon le rite mâlékite de l’Imam Abou Mouhammad Abd Allah Ibn Abi Zayd al Qayrawâni, disponible dans une excellente édition en texte bilingue, par les soins de l’éminent orientaliste, le docteur en sciences juridiques Léon Bercher, rééditée en 1983 par les éditions populaires de l’armée, Bab El Oued, Alger.
Au chapitre de l’enfance et en suivant la même démarche analytique exploitée pour l’approche structurale et objective du texte coranique, on peut relever les champs sémantiques suivants : pages 115/117, funérailles de l’enfant ; pages 225/227/229/237/239/267/269, l’enfant fils d’une esclave suit la condition de sa mère. Il faut se rendre à l’évidence, cela n’est guère réjouissant et encore moins exaltant.
Faut-il alors se résoudre à accepter une certaine logique de la purification ethnique que légitimerait une stricte observance des préceptes dogmatiques religieux ? Bien sûr que non. Quand la société n’est pas en crise et n’est pas aux prises avec elle-même, la conduite de vie est plus humaine, ou à tout le moins, elle donne des signes de moindre crispation sur les registres symbolique et dogmatique. Comme partout, en Algérie, parce qu’elle suppose et présuppose l’innocence, l’enfance peut alors être perçue comme une valorisation, en tout cas de la femme. La société amazigh y attache une importance cardinale telle que l’épouse qui n’enfante pas est répudiée sans procès, alors même qu’il n’est pas formellement établi que la stérilité est de son fait. La littérature algérienne s’est fait l’écho de ce problème social douloureux, particulièrement les œuvres des grands écrivains comme Mouloud Feraoun (La Terre et le sang, 1953) et Mouloud Mammeri (La Colline oubliée, 1952).
Cette distorsion dans les sociétés musulmanes entre, d’une part le besoin de progéniture et sa survalorisation, et d’autre part le refus inconscient parce que profondément inscrit dans les mythes fondateurs, essentiellement langagiers et linguistiques, de cette même progéniture en raison des déterminations des champs lexico-sémantiques mis à jour par les analyses objectives, pousse à déplacer l’analyse vers d’autres disciplines qui se sont intéressées à la violence et ont proposé des lectures et des décodages au plus près des mythologies et des réalités.
Pierre Clastres, un archéologue de la violence, propose pour sa part une démarche qui ne manque pas de pertinence. Son analyse intéresse de par la profondeur du référent linguistique et culturel de la communauté multimillénaire arabe (par la langue) et le rituel langagier et dogmatique de la communauté multicentenaire musulmane (par la culture et la religion). Les articulations complexes de ces deux communautés fort enchevêtrées deviennent plus lisibles et plus accessibles au sens et à la signification. Pierre Clastres a proposé, pour ce faire, une triple détermination pouvant aboutir à identifier trois sortes de sociétés :
la société naturaliste ou communauté dite homogène régie par les règles de l’équilibre et de l’égalitarisme (la communauté « sauvage ») ;
la société de l’échange ou du partage par les mécanismes de la contrepartie sur la base d’un contrat (la société marchande et/ou mercantile) ;
la société du don ou la communauté respectueuse de la morale et du droit (la société des valeurs morales et des cultures humaines).
À ce questionnement sur le genre de collectivités ou de sociétés, il ne serait ni fastidieux ni inutile d’ajouter, afin de l’enrichir et de le rendre opératoire pour notre réflexion, un questionnement du registre anthropologique ciblé sur l’individualité face à la mythologie et à la genèse du mal (dont la violence) telles que les aborde un éminent ethnologue, Charles Henry Pradelles De Latour [4]. Ce dernier voit au mal, la violence entre autres maux, trois sources principales : d’abord, en termes d’agent du mal, il distingue l’agent en tant que l’Autre ; ensuite, l’agent en tant que soi-même ; enfin l’agent en tant que tiers impersonnel. À cette articulation, il fait correspondre de manière judicieuse trois logiques explicatives : celle de la persécution, celle de la culpabilité et celle de l’arbitraire. Se portant sur le registre des significations symboliques, Pradelles De Latour propose trois sphères de lecture : celle correspondant à la persécution comme étant la sphère de la frustration ; celle correspondant à la culpabilité comme étant celle de la privation ; celle correspondant à l’arbitraire comme étant celle de la castration.
Origine du mal logique et registre significations symboliques
agent autre persécution frustration
soi-même culpabilité privation
agent impersonnel arbitraire castration
Ce tableau synoptique, qui établit la fonctionnalité des origines du mal et les discours et mythes langagiers y afférent, appelle un commentaire quant au décodage des analyses des mythes dans la perspective d’une mise en rapport des registres au(x) sens.
Dans le cas de la frustration, précise Pradelles De Latour, des implications font ressortir une conjonction nécessaire et réversible entre l’agent symbolique (l’autre) et l’objet réel, le tout fonctionnant dans une tension à un manque imaginaire. Pour ce qui est de la privation, on note un déplacement de l’imaginaire non pas vers l’objet mais vers l’agent, cependant que s’établit une complicité entre l’objet symbolique et le manque réel. Enfin, pour ce qui est de la castration, le déplacement engendre une association entre l’objet imaginaire et le manque symbolique cependant, que l’agent est réel. Cela peut être repris :
registres symboliques agent objet manque
Conjonction réversible
frustration agent symbolique objet reel manque imaginaire
Complicité
privation agent imaginaire objet symbolique manque reel
Association
castration agent reel objet imaginaire manque symbolique
Ces outils méthodologiques pourraient-ils aider à comprendre ce qui se passe actuellement en Algérie ? Comment pourrait-on les fonctionnaliser et les utiliser de façon opératoire, ne serait-ce que dans une perspective de clarification et de compréhension, étapes indispensables et incontournables pour programmer et mener avec efficacité le travail de réparation ?
Devant une telle nécessité, le problème est d’abord celui de l’identification du partenaire (aussi bien l’actif que le passif), du mal et de l’acte violent et/ou terroriste. Une fois les partenaires identifiés comme bourreaux ou victimes, essayons de comprendre ce qui se passe.
La violence en Algérie coloniale aura été essentiellement du fait du colonisateur si l’on en croit les analyses du psychiatre Frantz Fanon : « Dans les régions coloniales, par contre, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate, leurs interventions directes et fréquentes, maintiennent le contact avec le colonisé et lui conseillent, à coup de crosse ou de napalm, de ne pas bouger. On le voit, l’intermédiaire du pouvoir utilise un langage de pure violence. L’intermédiaire n’allège pas l’oppression, ne voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience des forces de l’ordre. L’intermédiaire porte la violence dans les maisons et dans les cerveaux du colonisé [5]. »
Cette violence aura produit une contre-violence qui aura pris des formes pathologiques telles que décrites toujours par Frantz Fanon : « […] Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur. En fait, il est toujours prêt à abandonner son rôle de gibier pour prendre celui de chasseur.
« Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. Les luttes tribales ne font que perpétuer de vieilles rancunes enfoncées dans les mémoires [6]. »
La violence entre congénères, nous voilà au cœur du problème actuel, comme si la situation coloniale avait survécu pour resurgir plus forte que jamais alors que le colonisateur traditionnel a disparu, du moins du champ social quotidien et immédiat. La chasse aux étrangers entre 1994 et 1998 et leurs assassinats horribles parce que médiatiquement plus payants que les meurtres de nationaux participent de cette logique. La tactique de la terre brûlée a pour corollaire de gommer le caractère continu de la mauvaise conscience ou de la persistance de l’aliénation coloniale. Cela est encore corroboré par le déchaînement démentiel contre les nationaux, comme l’écrivait Fanon dans Sociologie d’une révolution. « […] La guerre d’Algérie, la plus hallucinante qu’un peuple ait menée pour briser l’oppression coloniale. Ses adversaires aiment affirmer que la Révolution algérienne est composée de sanguinaires. Les démocrates dont elle avait la sympathie lui répètent, quant à eux, qu’elle a commis des erreurs.
« Il est arrivé en effet que des citoyens algériens aient enfreint les directives des organismes dirigeants, et que des choses qu’il eût fallu éviter se soient déroulées sur le sol national. Presque toujours d’ailleurs, elles concernent d’autres citoyens algériens… »
À quelle catégorie sociale appartient le criminel coupable de violence ou de terrorisme ? Une enquête conduite sur plusieurs années par le docteur Farida Lahrèche Nouar représente une source fiable et fort instructive. Son service de médecine légale a pu identifier sur un groupe de cinq cents cadavres de terroristes abattus dans la zone est de la banlieue d’Alger, pas moins de 75 % de criminels appartenant aux catégories sociales moyennes plus ou moins favorisées par la décennie 1980-1990 : 15 % de techniciens supérieurs, 20 % d’étudiants, 20 % de personnels de la santé, 20 % d’administratifs.
Quant aux victimes, le docteur Farida Lahrèche-Nouar précise, dans cette même étude, qu’avant l’éclatement de la crise au grand jour, les victimes étaient des membres de partis politiques. En 1992, au plus fort de la crise, c’étaient des civils pour, dira-t-elle, impliquer la population, frapper l’opinion publique et faire dans le spectaculaire [7]. On ne peut s’empêcher de tirer comme toute première conclusion que cette criminalité n’a rien de spontané et qu’elle est même organisée, planifiée, voire étudiée.
Et le docteur Lahrèche-Nouar de conclure : « Tout le monde peut tuer, n’importe qui peut mourir. »
Voilà une réponse on ne peut plus éloquente aux supputations métaphysiques de la rumeur ponce-pilatienne : « Qui tue qui ? »
Des assassinats et des attentats ont été revendiqués par-ci, puis démentis par-là, ensuite re-revendiqués depuis des capitales étrangères. Quand le gia revendique à partir de Washington, l’ais dément à partir de Djidjelli ou de Francfort, quand un attentat est revendiqué à partir de Londres, il est démenti de Stockholm. On assiste à un ballet de fantômes, cependant que des innocents sont immolés. C’est une psychologie bien singulière, celle d’une nébuleuse informelle ou plutôt difforme, qui traduit bien ces télescopages des conjonctions réversibles épaissies de complicités anonymes dans une vaste fresque d’associations qui donnent l’impression d’avoir reconstitué la secte de Hassan Es Sabbah.
La question qu’on est alors en droit de se poser, et qui fera grincer des dents, à coup sûr, c’est celle de la fragile préoccupation de la réparation. Dans cette guerre civile qui n’ose pas dire son nom, larvée pour les uns, déclarée pour les autres, plutôt que la question insolente et faussement naïve : « Qui tue qui ? », il en est une autre à vrai dire incontournable. En dépit du fait réel établi qu’il y a des victimes physiques et des bourreaux tout autant établis en leurs personnes physiques, comment s’opérerait la transformation d’une victime en bourreau dès lors qu’on a retenu avec toute l’attention requise cette observation et ce jugement de Serge Baque : « Toute victime risque de se transformer en bourreau lorsqu’elle se tient soigneusement écartée de son traumatisme et surtout des émotions qui lui sont liées [8] » ?
Que faire surtout quand le traumatisme devient, par une certaine logique, une fantasmagorie et un mode de défense et de survie ? Que faire quand ce même traumatisme se met alors à se transformer en une dynamique d’autovalorisation jouant sur les effets de la stratégie d’évitement, doublée par une recherche de sécurisation et de sérénité ? Que faire et comment faire quand le caractère « sacré » de l’acte criminel s’est transformé en un acte de sacrifice, et qu’il se met à vaciller entre la conduite suicidaire mue par le réflexe de morbidité et la recherche névrotique de l’héroïsme raté ? Que faire pour toute une génération dont la culture fut conditionnée par une mythologie de combat déconstruisant l’histoire dans le plus flagrant anachronisme ? Comment procéder à la réparation du télescopage le plus fou entre d’une part le temps actuel et réel de résistance à l’arbitraire et d’autre part le temps virtuel de la culpabilisation par rapport à une histoire ratée et à jamais révolue ? Comment faire pour réparer les dégâts laissés par la mythologie mystique d’un temps de la persécution et de la frustration au regard d’un paradis à jamais perdu dont il ne reste que le langage d’adoption de dépersonnalisation volontaire et d’une désidentification–re-identification à partir d’un nouvel état civil qui a transformé bien des Akli, Mohand, Mokrane, Meziane et Ouali en Abou Djihad, Abou Adnane, Abou Dourra, Abou Ayad, Abou Hamza ? Le paradis éphémère retrouvé sera alors l’enfer pour les autres, pour tous les autres, différents, anonymes, apostats, athées, laïcs, démocrates, matérialistes, étrangers, juifs, et surtout pour les femmes, les éternelles victimes expiatoires avec, bien entendu, les enfants. Leurs sacrifices n’auront-ils pas été depuis la nuit des temps conformes à ce rituel méditerranéen bien établi selon lequel ils servent à étancher la soif des cruels dieux antiques de Grèce comme de Mésopotamie, de Crète comme de Perse, de l’Égypte des pharaons comme de Carthage. Le monde barbare a encore un avenir devant lui.
La légitimité historique a monopolisé l’expression d’une tutelle exclusive sur tout le pays depuis l’indépendance. Aucune autre forme de légitimité, et surtout pas celle du suffrage universel, expression achevée de la légitimité populaire dans la démocratie moderne, ne saurait se prévaloir d’un droit d’existence. Mais utilisée et instrumentée au besoin et à volonté, la voilà pensée et proposée comme une solution pour une réparation tout institutionnelle, politique forte d’une « adhésion » populaire sanctionnée par la voie référendaire et représentative exagérément jusqu’à la suspicion. Depuis le début de la période tourmentée, le pouvoir algérien et son instrument l’État n’ont pas cessé de mettre au point une stratégie d’extinction de l’incendie qui ravage le pays. Dès l’automne 1992, peu après l’assassinat public et surmédiatisé du chef de l’État algérien par un agent des services de sécurité (gis) [9] une voie de concorde, de conciliation et de réconciliation était proposée aux terroristes et aux violents politiques. Des dispositions juridiques et institutionnelles avaient été prises pour enrayer la violence et pour rappeler à l’ordre les activistes qui mettaient le pays à feu et à sang. À ce sujet, dans une étude récente publiée au printemps de cette même année, nous écrivions sur « les mots de la pacification » : « […] En automne 1992, le chef du gouvernement Abdeslam Belaïd lançait une campagne dite de rahma (la clémence ou la miséricorde) à moins d’un semestre de l’assassinat public du président du Haut Comité d’État (hce). L’objectif visé était de raisonner les “égarés” qui avaient pris les armes contre l’État et contre la société. Des dispositions juridiques avaient été prises pour encourager à la reddition, une reddition assortie de conditions et de garanties. Il n’y a eu, à ce jour, aucun bilan public, concret et sérieux, fiable et crédible de cette opération qui aurait pu autoriser à tirer des conclusions et des leçons.
« Cette opération rahma avortée de 1992 aura essentiellement profité pourtant à l’État comme elle a participé peu ou prou à discréditer la mouvance islamiste, qui s’était alors lancée à corps perdu dans un activisme dont elle donnait l’impression qu’elle ne contrôlait plus les réseaux.
« La deuxième version wiaam (concorde civile) allait accompagner une stratégie programmée par l’État en vue de la récupération et de la restauration de sa légitimité discréditée et bafouée. Elle répondait également à une manœuvre extérieure de blocage de tout processus de règlement du conflit en Algérie, et ce, dans la logique de la stratégie d’usure comme l’avait si magistralement exposée le sociologue syrien Borhane Ghalioune (voir son ouvrage, L’État contre la nation, enag, Alger, 1990).
« Cette concorde se présenterait comme une convivialité sans garantie, un accord sans contrôle, une entente sans obligations et un arrangement sans conditions. Moins qu’une morale, la concorde semble tenir plus d’un arrangement à l’amiable, une espèce de bail sans plus [10]. »
Ruse de guerre ou généreuse magnanimité, l’opération dite « concorde civile » n’est une solution réparatrice ni au sens clinique ni au sens sociologique. Après avoir soulevé quelques espoirs en raison de certaines ambiguïtés aujourd’hui avérées, elle semble piétiner non seulement en raison de la suspicion et du manque de confiance de la part de ceux à qui elle est adressée en priorité, mais aussi en raison de l’existence d’un fort courant revanchard exigeant que justice et réparation soient faites, comme elle semble avoir échoué parce que des parties intéressées, voire concernées, ne voient pas d’un bon œil une opération qui, en remettant en place une paix, fût-elle si fragile, risquent de voir disparaître une situation particulièrement propice aux spéculations de tous ordres.
NOTES [1] Y. Bresson, « Témoignages », dans F. Fanon, Sociologie d’une révolution, pcm, 1968. [2] A. Kassoul et M.L. Maougal, « Aslam taslam », Sud-Nord, n° 10. [3] M.L. Maougal, « L’enfant devant le texte monologique », dans Enfances de A à Z, actes du 11e colloque de français, 5 au 7 juin 1989, Université d’Alger-Bouzaréah, p. 21-26. [4] C.H. Pradelles De Latour, « Les origines du mal dans la mythologie africaine », dans Douleur et culture, Revue d’éthique et de théologie morale « le supplément », n° 1963, juin 1995, p. 149-160. [5] F. Fanon, Les Damnés de la terre, enag, Alger, 1987, p. 24. [6] Ibid. [7] F. Lahrèche-Nouar, « Agresseurs et agressés, la violence par les chiffres », dans La Paix des cimetières, Alger, Éditions Le Matin, 2000, p. 81-85. [8] S. Baque, « Le lieu du juste », dans Traumatismes de guerre, Hommes et perspectives, octobre 1999, p. 141-161. [9] B. Ridouh, Boudiaf-Boumaarafi-Ridouh, Éditions rsm, Alger, 2000, 373 p. [10] M.L. Maougal, « Les mots de la pacification », dans La Paix des cimetières, Éditions Le Matin, Alger, 2000, p. 53 à 74.
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