Edition du Dimanche 26 Juillet 2009
CHRONIQUE DE MUSTAPHA MOHAMMEDI
NOIR ET BLANC
Par : Mustapha Mohammedi
C’était l’époque où Lilli Bouniche faisait danser tous les juifs de la diaspora d’Oran. Il n’était pas le seul. Pour ses fêtes, la communauté israélite se partageait, tantôt BlanBlan et sa gouaille légendaire (aujourd’hui on dirait sa grosse gueule), tantôt Saritza et son piano magique.
C’était l’époque où cheïkh Ada Tiareti fichait le blues dans les cafés maures de l’arrière-pays qui avaient la chance d’avoir un phonographe et des disques microsillons. On n’entendait d’ailleurs que lui le jour de marché hebdomadaire. À Trézel, sur les hautes plaines, ce souk avait lieu tous les samedis en même temps que le sabbah. Il tenait de la foire, de la kermès et du comice agricole. Juste en face du stade qu’elle avait pompeusement appelé Coubertin, la municipalité avait clôturé pour cela un immense terrain qu’elle avait pourvu d’un portail métallique et d’un bassin pour permettre aux bêtes de s’abreuver. Il servira à la lavandière du village, Madame Garcia, qui faisait les ménages, dont la tête était perpétuellement couverte d’un foulard.
Et comme des milliers de troupeaux essaimaient la steppe, jusqu’au djebel Ammour et aux portes de Laghouat, le petit bourg colonial deviendra bientôt le deuxième marché aux bestiaux après celui d’El-Harrach. Il attirera tellement de maquignons et de chevillards que des éleveurs de bétail viendront de Mascara vendre leurs génisses.
De fil en aiguille, des bédouins proposeront leurs chameaux, des fellahs leurs mules, leurs ânes et même leurs chevaux. Quant à l’autre partie du souk, elle était plutôt réservée à la logistique. Au marchand de DDT en vrac et au guerab entre autres, de sympathiques hâbleurs qui prétendront qu’avec la même mesure d’un verre à eau, ils peuvent chasser les poux et étancher la soif. Le burnous fripé, le front en eau, de nombreux paysans s’arracheront un moment à la fournaise ambiante pour s’abriter à l’ombre de l’une des nombreuses tentes qui servaient de café.
Le mobilier y était sommaire. Quelques nattes en alfa couvraient le sol, il y avait deux ou trois bancs, un chaudron pour préparer le thé et un grand tonneau en bois rempli d’eau et de glace au dessus duquel flottaient des bouteilles de limonade de toutes les couleurs. À côté des mendiants dépenaillés, des faux infirmes, des diseuses de bonne aventure, des pickpockets, des portefaix en quête de couffins à charger, un saltimbanque autour duquel s’agglutinaient des dizaines de badauds faisait à lui tout seul recette parmi les meddahs. L’homme qui maîtrisait parfaitement l’arabe réussira à écouler auprès des incrédules des posters qu’il disait sacrés. Dans ces gravures aux traits grossiers, Sid Ali était censé tuer des mécréants avec son sabre à double lame. D’autres représentations du même tonneau seront vendues en quelques minutes.
C’est tout juste si on ne le bénissait pas. Son stock épuisé, il bouclera sa valise, prendra poliment congé des curieux, rasera les murs et entrera discrètement au bar de M. Savournin pour prendre deux anisettes bien fraîches.
- ça a marché, M. Cohen, lui demandera la barmaid ?
- Oui… je ne m’en plains pas…
M. M.
26 juillet 2009
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