Des chevaux capricieux

Histoires vraies
Des chevaux capricieux

Un amateur achète un jour une aquarelle de Raoul Dufy. Sujet classique : elle représente un champ de courses. L’aquarelle est fort joliment encadrée, sous verre, et l’amateur, satisfait de l’encadrement,

ne songe pas à en changer. Il accroche son Dufy, authentifié et signé, au mur de son salon, et tous les matins il contemple la splendide aquarelle, avec ses jockeys et ses chevaux qui galopent tous dans le même sens. Selon le style du maître, les chevaux sont dessinés sur des taches de couleurs vives, qui ne suivent pas exactement le contour du dessin. Une haie de verdure est représentée. Elle sépare la piste de course de la tribune.
Un matin, l’amateur, en regardant son Dufy, perçoit quelque chose d’insolite. Tout d’abord, il ne voit pas de quoi il s’agit.
Le lendemain, il regarde mieux. «Mais, c’est curieux, ça ! Je n’avais pas remarqué que le cheval rose était si près de la haie.»
Quelques jours plus tard, il se dit : «Je dois avoir la berlue. A présent, je vois le cheval rose qui empiète carrément sur la haie !» L’amateur décide de diminuer la dose de whisky qu’il absorbe quotidiennement.
Mais trois jours plus tard, plus de doute : le cheval rose, non content de poser ses pattes sur la haie, est passé carrément hors de la piste, dans la tribune. S’agirait-il d’une aquarelle «enchantée», d’une technique de Dufy absolument inconnue des spécialistes ?
Il ne reste plus qu’à «démonter» le Dufy et à le séparer de son cadre sous verre.
C’est sans doute à ce moment-là que l’amateur pousse un juron immortalisé par Cambronne. Une fois l’aquarelle sortie de son cadre, il découvre avec stupeur que les jolis chevaux de couleurs vives qui galopaient avec vigueur sur son Champ de course sont tout à fait «indépendants». Ce ne sont que des chevaux découpés. Et même pas découpés dans d’authentiques aquarelles du maître, mais simplement dans des reproductions lithographiques !
La clef du mystère apparaît bientôt : le marchand avait à vendre un Champ de course, par Raoul Dufy, mais, pour une fois, le maître avait représenté son hippodrome complètement vide de chevaux et de jockeys. L’aquarelle, bien que parfaitement authentique, était un peu triste. Alors le vendeur avait trouvé astucieux de découper des chevaux dans des reproductions d’autres champs de courses de Dufy. Puis il avait disposé les animaux sur son aquarelle. Comme cela, pas de doute, elle était nettement plus agréable à l’œil… Et plus facile à vendre ! Il n’y avait plus qu’à l’encadrer ! Le verre du cadre maintiendrait solidement en place les chevaux. Mais on ne saurait tout prévoir… L’atmosphère trop sèche de l’appartement, les vibrations de la rue transmises au mur du salon ? Bref, les chevaux découpés commencèrent à bouger, avec une tendance certaine à s’en aller vers le bas du cadre…

D’après Pierre Bellemare