Histoires vraies
Un «bulgomme» exorbitant
En principe, tous les meubles vendus en salle sont soigneusement examinés, mais il arrive encore qu’on passe à côté d’un tiroir secret particulièrement bien dissimulé. Normalement, on ne met jamais en vente un meuble sans en avoir ouvert et méticuleusement exploré tous les tiroirs.
Un jour, au début de ma carrière, la jeune femme d’un de mes amis me téléphone. Il s’agissait d’un couple que nous fréquentions régulièrement. Elle m’annonce : «Maman vient de mourir, pourrais-tu t’occuper de liquider ses meubles ?»
Après les condoléances d’usage, je donne mon accord et je me rends dans l’appartement de la défunte, appartement cossu, à Neuilly, pour effectuer l’inventaire de la succession. Le mobilier était bourgeois, comme l’était toute la famille, et en circulant dans l’appartement avec l’héritière j’aperçois sur la table de la salle à manger une nappe caoutchoutée, un «bulgomme», qui attire mon attention : «Tiens, vous avez là un beau bulgomme, mon épouse en cherche un depuis quelque temps.» L’héritière me lance négligemment : «Oh, si ça peut lui faire plaisir, prends-le, j’en ai déjà un.» Et donc, une fois l’inventaire fait, je repars tout content, avec mon bulgomme sous le bras.
Cependant, au cours de l’inventaire, j’étais tombé sur un petit secrétaire, dans la chambre de la défunte. En essayant de voir le contenu des tiroirs, je me heurtai à l’un d’eux, qui refusait obstinément de s’ouvrir.
«Il y a peut-être quelque chose d’intéressant à l’intérieur ?
— Absolument pas, me répondit l’héritière, maman a dû en perdre la clef, mais je suis certaine qu’il n’y a rien dedans.»
Mais une fois le secrétaire et le reste du mobilier parvenus à l’hôtel Drouot, j’eus comme un scrupule : ce tiroir clos me chiffonnait. Je demandai donc au serrurier de la maison de venir exercer ses talents sur le meuble. Ce qu’il fit immédiatement.
Dans ce petit tiroir qui ne devait rien contenir, une liasse de papiers était soigneusement roulée. Il s’agissait tout simplement de bons au porteur, des bons anonymes d’une valeur de 70 000 francs. Il suffit d’être en leur possession pour en toucher la valeur, puisqu’ils sont anonymes.
Amusant, mais le plus drôle reste à venir. Je prends donc cette liasse de bons au porteur sous le bras, j’appelle l’héritière et je prends rendez-vous chez elle. Tiens, chère Gwendolyne, regarde ce que j’ai trouvé dans le fameux petit tiroir fermé du secrétaire de ta maman : 70 000 francs de bons au porteur.»
Elle aurait pu me sauter au cou ! Mais non, pas vraiment : elle a attrapé la liasse de bons, sans même les regarder, les a mis dans un tiroir et m’a simplement dit : «C’est gentil de ta part, merci !… Ah, dis donc, le bulgomme que tu as emporté l’autre jour, pourrais-tu me le rendre, j’en ai besoin.» Et je lui ai rapporté, lors d’une visite ultérieure, le bulgomme de sa mère.
D’après Pierre Bellemare
11 juillet 2009
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