La chute
Auteur(s) : Albert Camus
A « Mexico-city », bar à marins d’un quartier d’Amsterdam, un homme seul en mal de compagnie en aborde un autre, qu’on n’entendra pas de tout le récit : la vie est racontée comme un monologue s’adressant à quelqu’un que le lecteur ne connaîtra pas, une oreille attentive sans visage.
On apprend aussitôt que l’homme a vécu à Paris et prise la langue française qu’il manie fort bien. Il dit s’appeler Jean-Baptiste Clamence ( un faux nom ) et exercer le métier de « juge-pénitent ». Tout en parlant, il raccompagne son compagnon demeurant dans un bel hôtel alors que lui vit dans le quartier juif, très décimé depuis la seconde guerre mondiale. C’est la nuit, il pleut et les confidences se succèdent : des anecdotes, de grandes vérités, des idées mélangées, des impressions sur la Hollande. Ils se quittent devant les prostituées en vitrine.
Le second soir, Jean-Baptiste raconte son passé brillant d’avocat à Paris : physique avantageux, attitude nobel, probité, irréprochabilité, serviabilité, générosité, courtoisie – que de qualités! Il avait alors toujours besoin de se sentir au-dessus des êtres et des choses. Un beau soir d’automne, il avait entendu bizarrement un rire derrière lui, qui ne venait de nulle part. Ce fut la première fêlure dans sa vie épanouie.
Puis il change de sujet et prend congé.
Au cours de la troisième soirée, il admet que depuis ce rire, il s’était senti moins bien. Il raisonne sur la domination et la servitude, avoue son double visage, son talent de comédien et sa vanité, son nombrilisme.
Pourtant à Paris, au cours d’un embouteillage, il fut battu sans se défendre. Puis, une femme s’était plainte de ses insuffisances sexuelles : n’ayant pu supporter cette humiliation, il s’était appliqué à se surpasser.
Et enfin, un soir, il fut témoin d’un suicide, une noyade à laquelle il avait choisi de ne pas réagir. Cette chute fut le début de sa propre chute.
Le lendemain, les deux hommes font une excursion sur l’île de Marken. Là, le narrateur avoue sa fatigue et son manque d’amis. Or un dégoût des autres s’était insinué dans son âme, avec une méfiance à leur égard. Il s’était découvert des ennemis, avait compris avec lucidité la méchanceté d’autrui et sa propre faiblesse. Tous ses défauts et ses faux-semblants lui étaient apparus et surtout le mépris intense qu’il avait dissimulé sous une courtoisie policée. Il avait joué un rôle.
Par bravade, il s’était mis à provoquer le monde autour de lui, stupéfiant ses connaissances.
Il avait tout tenté : l’amour, la chasteté, la débauche. Les excès avaient fini par l’accabler d’une fatigue intense, et les autres étaient devenus défiants et lointains.
Il avait commencé à regarder sa vie avec amertume et culpabilité, une culpabilité qu’il avait étendu à tout le genre humain : chacun serait témoin du crime des autres. Tous coupables, les hommes deviendraient alors tous juges.
La rencontre du dernier soir se fait chez le narrateur qui reçoit son hôte couché, fiévreux. Il évoque l’occupation allemande de 1940, la résistance, un voyage à Tunis où il s’était retrouvé pape des prisonniers. Il montre à son invité un tableau volé : « Les juges intègres » de Van Eyck puis continue son discours salvateur.
Dans la solitude, il cherche un maître. D’où l’explication du « juge-pénitent » : il faut faire sans pitié son propre procès pour avoir le droit de juger autrui. C’est bien cela que Jean-Baptiste a fait depuis le début, dans cette longue confession, avant d’inviter son interlocuteur à agir de même.
Cette réflexion sur la condition humaine et la relation des hommes avec Dieu et entre eux est écrite en un beau langage soutenu. La toile de fond qui est une Amsterdam enneigée et glauque en accentue la nostalgie et la sévérité.
3 juillet 2009
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