La conserve de viande salée
A certaines époques de l’année qui conviennent tant par l’abondance du bétail que par le faible degré hygrométrique de l’air, les femmes musulmanes ont coutume de faire des provisions de viande séchée (mqeddit) pour les mois où il n’y aura plus d’abattage.
Ces travaux sont menés avec minutie et selon des règles déterminées. Quand la viande a subi la dessiccation et la préparation convenables, on l’enfouit dans de grands sacs de réserve.
Outre les bons couscous que ces conserves permettent de faire en saison creuse, de pareilles viandes qui ont su vaincre les microbes au moment de leur dessiccation sont particulièrement indiquées pour guérir les malades.
Or, Aïcha, toujours réfreinée dans ses désirs par l’impécuniosité de son mari qui était chômeur chronique, voyait avec envie les voisines qui, autour d’elle, exposaient au soleil des chapelets interminables de viande, tandis qu’elle n’avait que la perspective de son éternelle soupe au persil ou à la courge.
Elle essayait vainement de vaincre l’apathie de son époux. Il répondait en invoquant sa malchance ou bien la volonté du Seigneur.
Finalement Aïcha el-Qadra (la bien capable), rarement en défaut d’imagination, inventa un moyen d’obtenir cette viande tant convoitée par un stratagème dont elle fit part à son mari.
Elle avait réglé d’avance minutieusement le détail de la scène, y compris la consistance des dialogues. Et bientôt la voisine la plus riche et la plus proche entendit le bruit soudain d’une violente dispute conjugale dont le ton s’éleva très rapidement, tandis que le mari brandissait au-dessus de sa femme un gros bâton. Celle-ci était habillée avec un sarrouel d’Alger large de 4 mètres d’étoffe et un ample corsage. Les injures volaient d’un conjoint à l’autre :
«J’en ai assez… Fainéant !… Incapable !… Tout le monde peut vivre dans cette maison sauf moi qui n’ai jamais rien à manger !… Que fais-tu de ton argent ? Tu le joues aux cartes ? Tu t’amuses avec les camarades ? Tu n’as pas honte de laisser ainsi ta femme mourir de faim ?
Moi aussi, j’en ai assez… Reine des fainéantes !… Jamais je n’obtiens qu’un bouton soit recousu, qu’une chemise soit lavée, que la vaisselle soit remise en place… Mon bâton va t’enseigner la propreté…»
La brave voisine, affolée et craignant le pire, s’attacha à adoucir son voisin, à discuter avec lui, à porter témoignage que sa femme était une ménagère excellente et travailleuse.
Pendant qu’elle discutait ainsi avec l’irascible époux, Aïcha joua la fuite dans l’appartement de la voisine, en refuge contre les menaces de bastonnade. Elle connaissait bien l’emplacement de la «sedda» (office de réserve) et s’y précipita pour plonger dans le sac à viande. Mais l’opération d’extraction s’avérait difficile car la viande s’était agglomérée en séchant, et, par ailleurs, certains morceaux avaient des os très longs qu’il était malaisé d’enfouir dans le corsage ou dans le sarrouel.
Alors les deux comparses dont l’imagination était plus vive que le goût du travail se mirent à se gratifier réciproquement d’une bordée d’injures qui n’étaient pas dépourvues de directivité pour résoudre les problèmes techniques qui se posaient.
Aïcha interpellait :
Ya ouled iabess iaqorr !
O fils de «c’est-dur (en arabe), c’est dur» (en kabyle).
A quoi le mari répondait :
Ya bent min en-nebach bel ‘aoud…
O fille de «pioche-le-avec-un-bâton»…
Tandis qu’Aïcha répliquait :
Ya ouled ‘azam thouil ben thouil !…
O fils de «L’os-long-fils-du-long»…
Et que l’époux suggérait :
Ya bent mouhazzam bih !..
O fille de «Mets-le-dans-ta-ceinture»…
Toute gonflée de ses larcins et les os les plus encombrants serrés par le cordon de son sarrouel, Aïcha sortit de sa cachette tandis que l’excellente voisine continuait à parlementer. Le ménage de fripons continua à simuler la dispute en prenant la porte, suivi par les échos des supplications de la maîtresse de céans : «Et surtout, la pauvre, ne la frappez pas…»
Tiré des Contes mystérieux d’Afrique du Nord de Jeanne Scelles-Millie
28 juin 2009
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