La lumière qui s’éteint” de Rudyard Kipling
L’art de regarder en soi
Un artiste est une personne qui ne s’inquiète que quand tout va bien ! L’art est donc le regard perçant qui déniche les maux cachés du monde, le cancer dissimulé qui ronge la vie des hommes secrètement jusqu’à l’anéantir. Il se peut, cependant, qu’un artiste se renferme sur lui-même et se voue plutôt à ériger dans son art une majestueuse tombe pour ses propres douleurs, pour sa tragédie personnelle.
C’est en effet le parti pris par Dick, le héros de ce roman monumental de Rudyard Kipling (prix Nobel de littérature en 1907). Dick est un artiste peintre atteint, d’abord, de ces deux maladies mortelles dont on garde rarement de belles séquelles : l’art et l’amour ! Orgueil frôlant la vanité, Dick oublia toute prudence en s’engouffrant dans cette fosse aux serpents, épris qu’il était de la beauté. Maisie, son amie d’enfance qu’il retrouva par pur hasard dans les rues grises de Londres, est, comme lui, artiste peintre, mais moins douée et plus illusionnée par son pseudo-talent ! Cette femme pleine de vie et d’espoir, veut, comme toutes les débutantes de l’art, se consacrer à l’amélioration de son style et l’apprentissage de nouvelles techniques. Dick, pour elle, n’était qu’un ami d’enfance dont elle espèrait une aide inconditionnée quant à ses aspirations artistiques. Comme tout esprit amoureux, c’est-à-dire aveugle, Dick s’investit corps et âme pour introduire sa bien-aimée dans le monde lumineux de l’art. En récompense, Maisie feignit un semblant d’amour en croissance envers son protecteur. Le jeu féminin classique, basculant entre l’égoisme humain et la médiocrité méprisable.
L’histoire chemine dans un éternel aller-retour entre l’espérance du bonheur et l’inéluctable règne du malheur. Beaucoup de valeurs se renversent, tant de croyances vacillent. Les rêves partent en fumée l’un après l’autre, l’espoir en la bonté divine et humaine devient aussi naïf que grotesque.
On ne comprend pas tout de suite que la raison de ce désarroir n’est autre qu’une vilaine intervention de la providence, décidemment, ainsi, Maisie émet-elle l’envie de peindre le visage de la mélancolie et en parle à Dick, notamment de son incapacité initiale d’imaginer cette mystérieuse et mystique reine des ténèbres de l’âme. Dick, lui, ne sait que trop bien à quoi doit ressembler ce sentiment étrange que Hugo qualifie du « bonheur d’être triste ». Dick sait que la mélancolie est une femme, non en vue de son genre linguistique mais seulement parce que, selon lui, la femme est le stimulateur de toutes nos émotions. La femme qui serait, selon Aragon, l’avenir de l’homme, est aussi son passé épineux, son présent douloureux et son enfer terrestre pavé de délicieux paradis ! Dick sait exactement comment peindre cette majestueuse reine du silence et des ombres. Il imagine une femme qui a gouté à tous les malheurs et à toutes les déceptions de la vie et qui, à présent, tête renversée en arrière, éclate d’un rire dédaigneux et libéré. La mélancolie serait donc cet état de détachement, de légéreté et de délivrance résultant d’une amère expérience de la vie.
Enfin conscient que Maisie est loin d’être cette âme sœur tant recherchée, Dick veut défier son amie en décidant de peindre « La Mélancolie ».
Entre temps, ses yeux semblent abîmés par des ombres grises de plus en plus épaisses. Le médecin en déniche la cause dans le passé du malade. Quand il était au Soudan, pendant la guerre, Dick fut blessé par un coup de sabre à la tête. La blessure tarie couva pendant des années un mal fatal : une perte de vue hiérarchique. « Dans deux mois, monsieur, vous serez complètement aveugle ! ».
Ce qui commença par un défi artistique avec sa bien-aimée, devint donc une question de vie ou de mort : il faut terminer le tableau de « La Mélancolie » avant l’extinction des feux !
Quand on entame une course avec le temps, on peut s’estimer bel et bien en enfer. Deux mois pour peindre la mélancolie, la vivre et l’avaler mélangée avec de l’amertume et des regrets ! Deux mois avant que tout ne devienne noir ! Deux mois pour absorber toute la lumière de l’univers, en déverser une partie dans les couleurs de la toile et en garder une autre dans l’âme, avant que les yeux ne se détournent du monde matériel et virent leur regard vers l’intérieur… Deux mois pour voir, pour aimer et pour faire de l’art !
Dick entame son ultime chorégraphie. En peignant, il se débattait avec lui-même, avec les pinceaux, les tubes de couleurs et la lumière. Son orgueil et son amour pour son art englobèrent toutes ses douleurs prochaines et le poussèrent à déverser son énergie et son désespoir dans le visage purement et divinement mélancolique de sa « Mélancolie » !
Il réussit enfin à finir son tableau le jour de son aveuglement total. Ce visage fut le dernier qu’il vît. Ensuite, plus rien, l’immense trou noir, l’interminable étendue des ténèbres et du silence visuel !
Répondant rigoureusement à son rôle de destructrice de la beauté, la Providence voulut encore une fois enfoncer un doigt de fer au plus profond de la plaie encore saignante. Dick avait, jadis, employé un modèle qui finit par le haïr, le croyant l’acteur principal dans sa tragédie amoureuse avec l’ami de ce dernier. Elle lui rendit donc visite, ce jour-là, pour récupérer ce qui restait de ses affaires. Constatant que son ennemi était aveugle et que « La Mélancolie » était son chef-d’œuvre, elle ne fit ni une ni deux avant de déverser sur le tableau un litre d’essence et l’écorcher avec un objet coupant ! Dick ne se rendit pas encore compte que le fruit de deux mois d’enfer était maintenant devenu tout ce qu’il y a de moins mélancolique ! Il fallait attendre Maisie qu’il invita à voir sa merveille et qui, prise de pitié ou de cruauté, lui fit savoir ce qu’était advenu de sa « Mélancolie » !
L’artiste ne trouve plus de bonnes raisons pour vivre dans un monde dénudé de son Humanité. La guerre devient la plus belle, la plus honnête et la plus « humaine » de nos inventions ! Dick retourne au Soudan et se fait tuer, dès son arrivée, par une balle providentielle tiré par quelqu’un, probablement le bon Dieu !
Kipling, dans cette histoire cruelle, nous invite à risquer un coup d’œil vers les ténèbres de l’âme et à découvrir, par la sorte, l’enfer parfois découvert, souvent déguisé que sont la vie d’un artiste et son destin…
Après avoir lu ce livre, on vit non seulement avec la phobie de devenir soudain aveugle mais surtout avec une acre amertume au fond de la gorge de savoir encore une fois que… nous sommes foutus !
Ce livre ne mène pas au suicide comme « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nieztsche mais il nous apprend à vivre deux vies : celle que l’on partage avec les autres et celle dont on souffre au-dedans de soi : la vraie, l’éternelle mais aussi : cruellement tourmentée par les ombres et la mort.
Sarah Haidar
http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=38208&ed=1473
13 juin 2009
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