- Si Ibn Khaldoun revenait parmi nous
« Le système du gouvernement fondé sur la raison s’applique de deux manières. Dans la première on a d’abord en vue les intérêts du public, puis ceux du souverain dont il faut soutenir la domination. Dieu nous a dispensés de l’employer en nous donnant la loi musulmane. En effet, cette loi suffit pour le maintien du bien public et privé et pour le maintien des moeurs. On y trouve ainsi tous les principes qui s’observent dans l’administration du Royaume Temporel. »
Cet aveu, dense jusqu’à l’équivoque, peut prêter à des interprétations diverses. On ne saurait mettre en doute la parole d’Ibn Khaldoun. Il croit sincèrement qu’entre les constructions de la raison humaine et les règles édictées par Dieu, il ne saurait y avoir hésitation.
Par Mouloud Mammeri* :
La Dépêche de Kabylie a le plaisir de publier pour ses lecteurs l’essentiel de l’importante conférence qu’a donnée le regretté écrivain Mouloud Mammeri, un samedi 27 avril 1963, sur Ibn Khaldoun. Elle permet de mieux situer tout l’apport de la pensée d’Ibn Khaldoun à la pensée médiévale dont elle est issue mais qu’elle dépasse par bien des aspects.
Ibn Khaldoun passe pour être et est effectivement un esprit libre, il juge les institutions, les hommes et les régimes avec une objectivité déjà scientifique, selon une méthode dont la rigueur rationnelle s’oppose aux subtilités creuses de la logique formelle. On va même jusqu’à suspecter la ferveur ou la sincérité de ses croyances, et ce, alors qu’Ibn Khaldoun lui-même tout au long des » Prolégomènes » prend bien soin de faire ressortir que ses idées sont en parfaite conformité avec le dogme, mieux qu’elles apportent à l’orthodoxie islamique des arguments nouveaux. Les points d’organisation sociale et politique que le droit canon ou la lettre même du Coran ont réglés, Ibn Khaldoun ne les discute pas. Il existe de lui beaucoup de déclarations explicites sur ce point :
« Le système du gouvernement fondé sur la raison s’applique de deux manières. Dans la première on a d’abord en vue les intérêts du public, puis ceux du souverain dont il faut soutenir la domination. Dieu nous a dispensés de l’employer en nous donnant la loi musulmane. En effet, cette loi suffit pour le maintien du bien public et privé et pour le maintien des moeurs. On y trouve ainsi tous les principes qui s’observent dans l’administration du Royaume Temporel. »
Cet aveu, dense jusqu’à l’équivoque, peut prêter à des interprétations diverses. On ne saurait mettre en doute la parole d’Ibn Khaldoun. Il croit sincèrement qu’entre les constructions de la raison humaine et les règles édictées par Dieu, il ne saurait y avoir hésitation. Mais dans la norme de notre logique humaine l’hésitation existe : « Il y a, dit Ibn Khaldoun, un système de gouvernement fondé sur la raison » lequel a d’abord en vue « les intérêts du public ». De là à dire qu’il est donc possible de fonder une politique sur des principes rationnels avec tous les développements que cette formule peut comporter dans la pratique, il n’y a qu’un pas.
Ibn Khaldoun ne l’a jamais franchi. Il consacre même de longs développements à bien faire remarquer qu’il se garde bien de le franchir. L’épistémologie d’Ibn Khaldoun est explicite sur ce point. Elle est positiviste et matérialiste : tout savoir vient des sens, d’où il résulte que la prétention des philosophes à saisir l’essence ou la cause première est parfaitement vaine et sans fondement.
Mais Ibn Khaldoun n’écarte pas l’éventualité qu’on peut la remplacer par la foi, voire par une certaine forme d’expérience mystique : il y a des vérités que la raison ne peut atteindre, celles-là relèvent de l’autorité et de la révélation. L’essentiel est évidemment de savoir où placer la frontière et, sur ce point, la classification des sciences qu’Ibn Khaldoun propose à la fin des « Prolégomènes » est d’une trompeuse clarté.
L’essentiel donc demeure de savoir pourquoi en entourant son œuvre de plusieurs siècles de silence déférent, voire admiratif, les clercs ont fait comme si les développements logiques de la pensée d’Ibn Khaldoun, que lui-même dit écarter, avaient plus de poids que ses déclarations expresses.
Les 8 sources d’erreur
Pour résoudre l’antinomie, il convient de considérer ce qu’Ibn Khaldoun apportait d’insolite et fécond à la fois à la pensée de son siècle, et pour cela, de suivre pas à pas le développement dialectique de sa réflexion, parce qu’il y a une odyssée de la pensée khaldounienne dont les développements extrêmes vont faire son originalité, sa grandeur et finalement sa solitude.
Le point de départ en est une entreprise de déblaiement. Comme cet autre philosophe, deux siècles après lui, Ibn Khaldoun va partir d’une table rase. Il a dépouillé, pour écrire son histoire, une masse considérable de documents dont aucun ne l’a satisfait, à cause, pense-t-il, de leur manque de méthode. Ibn Khaldoun commence donc par faire la critique de la méthode historique telle qu’on l’a pratiquée jusqu’à lui. Les chroniques qu’il a pu lire, y compris les plus grandes : Ibn al’Atir ou Al Mascudi, sont des catalogues qui se veulent exhaustifs de faits d’inégale importance, mais où dominent les guerres, les faits et gestes princiers, le tout sans essai d’explication ni même d’ordre autre que chronologique.
Dans ces œuvres, dit Ibn Khaldoun, « le lecteur cherche en vain à reconnaître l’origine des événements, leur importance relative et les causes qui les ont produits, soit simultanément, soit successivement. Il ne sait pas comment soulever le voile qui cache les différences ou les analogies, que les événements ont pu présenter. »
Ibn Khaldoun remarque qu’y foisonnent les erreurs, les relations invraisemblables où le goût du merveilleux l’emporte sur le souci de la vérité. Chez les chroniqueurs, ses devanciers, Ibn Khaldoun dénombre huit sources d’erreurs dont il dresse le catalogue.
Ce sont :
1- Le goût du merveilleux ;
2- L’attachement des hommes à certaines opinions et doctrines (et cela s’appelle préjugé) ;
3- La confiance dans les paroles de ceux qui les ont transmises ( et c’est l’argument d’autorité) ;
4- La facilité de l’esprit humain à croire qu’il tient la vérité ( et c’est la présomption ) ;
5- L’ignorance du but que les acteurs avaient en vue dans les grands événements ( et c’est le politique qui parle) ;
6- Le penchant des hommes à gagner la faveur des personnages illustres ou élevés en dignité ( et ceci relève plutôt de l’historiographie ) ;
7- L’ignorance des rapports qui existent entre les événements et les circonstances qui les accompagnent ( et c’est déjà, sous forme négative, la définition de la méthode historique ) ;
8- Et enfin, l’ignorance de la nature des choses qui naissent de la civilisation ( et c’est en plein XIVe siècle le point de vue sociologique. )
Ces deux dernières réflexions sont sans aucun doute capitales, car en elles réside la source de tous les développements de la pensée khaldounienne. Elles prouvent que leur auteur s’est fait une idée neuve de l’Histoire. Il est le premier à en avoir une vue d’ensemble et à lui fixer une méthode d’esprit déjà scientifique, en tout cas rationnel. « L’histoire, écrit-il, est une branche de la philosophie et mérite d’être comptée au nombre des sciences ». « Le but de l’historien, dit-il encore, est d’établir une règle sûre pour distinguer la vérité de l’erreur, un instrument qui permette d’apprécier les faits avec exactitude ».
Les lois de l’Histoire
La règle, Ibn Khaldoun pour son compte est convaincu de l’avoir trouvée. Les faits historiques obéissent en effet à des lois.
La première est la loi de causalité. Avant lui, l’univers des historiens était un univers de la discontinuité, tout au plus justiciable d’explications finalistes. La méthode khaldounienne implique un déterminisme matérialiste des phénomènes. Avant lui, il est vrai, Averroès, Maimonide avaient introduit le rationalisme dans la théologie, la métaphysique, les sciences naturelles. Ibn Khaldoun est le premier à concevoir que l’on peut appliquer la méthode aux faits sociaux. Il supprime les explications par le dessein d’une intelligence supérieure au monde et extérieure à lui et affirme que le hasard n’est qu’une cause cachée qu’il appartient justement à l’histoire de révéler. La seconde est la loi d’analogie : « Le passé et l’avenir, dit Ibn Khaldoun, se ressemblent comme deux gouttes d’eau » et encore : « Si on ne juge pas de ce qui est passé par ce qu’on a sous les yeux, si l’on ne compare pas le passé avec le présent, on ne pourra guère éviter de s’évader, de s’écarter de la voie de la vérité ».
Et ceci, replacé en son temps, va plus loin qu’il n’y paraît, car non seulement il révoque ou met en doute les fables des autres chroniqueurs concernant des époques révolues, censées être l’âge d’or de l’Islam, mais il implique la notion d’une identité des conditions de l’expérience humaine et donc de la portée universelle des lois historiques.
La troisième loi, corollaire de la précédente et comme son antidote, est celle de la dissemblance. Ibn Khaldoun est bien trop perspicace et trop objectif pour ne pas voir les dangers de systématisation de la réalité que la règle précédente implique ; mieux que quiconque, il a pu au cours d’une vie agitée, éprouver combien est diverse la réalité vivante des hommes et des événements. Aussi écrit-il :
« Pas un phénomène social ne doit être jugé par analogie avec un autre phénomène, car s’il lui ressemble par certains aspects, il peut en différer par beaucoup d’autres.
L’histoire a pour véritable objet de nous faire comprendre l’état social de l’homme, c’est-à-dire la civilisation et de nous apprendre les phénomènes qui s’y rattachent naturellement, à savoir : la vie sauvage, l’adoucissement des mœurs, l’esprit de famille et de tribu, les divergences de supériorité que les peuples obtiennent les uns sur les autres et qui amènent la naissance des empires et des dynasties, les distinctions des rangs, les occupations auxquelles les hommes consacrent leurs travaux et leurs efforts, telles que les professions lucratives, les métiers qui font vivre, les sciences, les arts, enfin tous les changements que la nature des choses peut opérer dans le caractère de la société. »
Découverte de la Sociologie
En bien des points cette définition peut être celle d’une science plus moderne que l’histoire. Il semble bien en effet, qu’en même temps qu’il fixait les règles et les caractères du genre historique, Ibn Khaldoun ait du même coup découvert la nature et les lois d’une science nouvelle : la sociologie. Il établit d’ailleurs une relation étroite entre les deux disciplines, allant même par endroit jusqu’à les confondre : il demande, en effet, de juger de la vraisemblance d’un événement historique par sa conformité avec l’état actuel des sociétés, mais postule en même temps que l’on ne peut clairement pénétrer les phénomènes sociaux que grâce à une connaissance approfondie de l’histoire.
Le grand principe qui régit la sociologie d’Ibn Khaldoun est, comme le principe de causalité qui régit sa méthode historique, d’esprit purement scientifique. Les sociétés dans leur forme et leur évolution obéissent à des lois rigoureuses, qu’il est possible de déduire par l’observation et le raisonnement. La science nouvelle qu’Ibn Khaldoun vient de trouver « par une grâce divine » a justement pour but de dégager ces lois. A cette science, comme pour l’histoire, Ibn Khaldoun fixe une méthode dont les règles de détail sont celles-mêmes de la sociologie moderne.
Pour apprécier à sa juste valeur l’apport de la méthode khaldounienne, il faut la confronter avec l’état de la science historique au 14me siècle.
L’origine même du genre historique dans la littérature arabe en explique les caractéristiques. Au 1er siècle de l’Islam, alors que le genre n’est pas encore pleinement constitué, l’histoire est surtout l’œuvre de théologiens, des philologues ou d’auteurs édifiants des faits et gestes du Prophète, les muhaddith. Les premiers s’appliquèrent surtout à faire ressortir que l’histoire était la réalisation parmi les hommes des desseins de la divine providence ; les plus anciens, en particulier, reliaient la suite des missions prophétiques qui toutes tendent à se parfaire en celle de Mohammed. Mais même pour la période postérieure, on considère que l’œuvre divine se continue dans la communauté de Dieu, entendez l’Islam, et qu’il convient donc d’écrire l’histoire des événements survenus après le Prophète. Le milieu du IIIe siècle voit l’éclosion d’une formule plus ample : celle de l’histoire universelle qui remonte à la création, présente ensuite un résumé plus ou moins complet de l’histoire du monde, avant d’en venir à l’histoire proprement dite du monde musulman.
Enfin une double influence persane (en particulier le fameux livre des Rois et hellénistique va contribuer à faire de l’histoire un genre à la fois plus rationnel et plus compréhensif. C’est la grande période du genre qui offre alors son représentant le plus célèbre : At-Tabari, mais il est significatif qu’At-Tabari soit lui-même d’abord un traditionaliste et n’ait présenté son histoire que comme un supplément à son Commentaire du Coran.
Les miroirs des Princes
Alors commence entre le 3me et le 6me siècle de l’Hégire un développement considérable du genre historique mais selon une formule nouvelle : les relations ne sont plus l’œuvre de prédicateurs mais de fonctionnaires politiques et d’hommes de cour, avec comme inévitable conséquence l’esprit partisan ou courtisan. D’autre part, ces auteurs tendent à devenir des analystes dynastiques, ils ne composent plus d’amples synthèses où la volonté de Dieu lui-même mène les actions des hommes, mais de simple récit d’événements dont ils sont les témoins dans un cadre en général circonscrit au seul pays dont ils sont. L’ Histoire était théologique et universelle, elle devient laïque et régionale. Elle était édifiante, elle devient partisane ou moralisante, au point qu’en particulier chez certains auteurs de miroirs des princes, elle se distingue mal de l’éthique ou de la politique.
Les princes font exécuter sur commande les annales de leur époque et les examinent. La tradition toute nue des traditionalistes des premiers siècles fait place au style particulier des secrétaires de cour, volontiers rhétorique, embrouillé, boursouflé.
Il est juste d’ajouter cependant qu’à cette époque, qui est celle qui précède immédiatement celle d’Ibn Khaldoun, les historiens de l’Occident musulman témoignent dans leurs œuvres d’une conception plus large, moins partiale et étriquée de l’histoire : tels sont Ibn Said, Al Maghribi, Abd al Wahid, Al Merrakchi et surtout l’ami d’Ibn Khaldoun, le vizir Lisan ad-din Ibn al Khâtib.
Ainsi le genre historique évolue-t-il, au moment où Ibn Khaldoun écrit, entre l’historiographie, l’apologétique, le registre des fastes et la relation merveilleuse. Si diverses qu’elles soient dans la pratique, ces formules ont cependant entre elles un trait commun : c’est qu’elles supposent une conception pour le moins édulcorée du genre, l’histoire n’est pas cultivée pour elle-même, elle devient une science, serve d’ailleurs, sans contours arrêtés, sans caractères bien nets. Ce sera une des gloires d’Ibn Khaldoun d’apporter une conception neuve de l’histoire à la fois plus ample, plus profonde, plus épurée, plus exigeante.
Les phénomène sociaux obéissent à des lois, ces lois agissent sur des masses, l’individu ne saurait influer de façon décisive sur le déroulement des événements : il n’y a pas de héros, ni d’homme providentiel. Pour étudier ces lois il faut partir de l’observation, puis pratiquer la vraisemblance et l’analogie. Ibn Khaldoun veut que l’on réunisse le plus grand nombre de faits, qu’on les étudie pour en faire ressortir les séquences et concomitances. Des sociétés de même structure obéissent à des lois semblables, qu’elle que soit la distance qui les sépare dans l’espace ou le temps. L’exemple qui revient le plus fréquemment dans Ibn Khaldoun est celui des sociétés nomades aussi diverses que celle des Arabes, Berbères, Kurdes et Turcomans. Mais d’autre part, les sociétés sont en perpétuelle évolution, il n’y a pas de société statique, justement parce que les conditions changent.
« C’est la faute de leur père »
Ibn Khaldoun ne croit pas en la persistance des caractères ethniques. Il était, a-t-on pu dire, d’un antiracisme scientifique. « Le orientaux, écrit-il, croient qu’ils sont plus versés dans l’étude parce que leurs esprits sont plus développés que ceux des occidentaux, qu’ils sont par nature plus vifs, plus portés vers les activités intellectuelles et que leur intelligence de par sa nature même est plus grande. Ils croient même qu’il y a entre eux et nous une différence dans l’essence même de l’humanité…
Il n’en est rien, il n’y a pas de différence entre les orientaux et occidentaux, les différences entre orientaux et occidentaux sont culturelles et dérivent des capacités intellectuelles acquises par ceux qui pratiquent des métiers. »
« Les différences qu’on remarque dans les usages et les états des divers peuples dépendent de la manière dont chacun d’eux pourvoit à sa subsistance » ou encore : « Tous les enfants naissent avec le même naturel. S’ils deviennent Juifs ou Chrétiens ou Adorateurs du Feu, c’est la faute de leur père et de leur mère. »
Il faut donc tenter d’autres voies, là où les sciences traditionnelles ont échoué.
Ibn Khaldoun va si loin dans ce sens qu’il a parfois des déclaration surprenantes qui, chez un auteur moins habile ou moins grand, fleureraient le fagot. Ainsi cette interprétation, très moderne sans doute mais aussi très peu orthodoxe, du droit musulman : « La jurisprudence, dit-il, est basée sur des textes tirés du Coran et de la tradition et essaie de rendre les choses extérieures conformes à ces normes, au contraire des sciences positives dont la validité repose sur leur conformité au monde extérieur. Bref, elles ont continué de baser leurs vues sur la spéculation et le raisonnement et ne connaissent pas d’autre méthode d’approche. »
Une autre méthode d’approche, c’est justement celle qu’Ibn Khaldoun va avec maîtrise employer à l’étude de la sécurité maghrébine. Car la pensée khaldounienne ne se limite pas à l’invention d’une méthode qui, après lui et en d’autres lieux s’avérera si féconde. Muni de l’incomparable instrument qu’il vient de découvrir et mettre au point, il va maintenant étudier la société maghrébine de son temps et de là tirer les lois d’évolution du pouvoir politique et, en dernier lieu, une philosophie de l’histoire.
La théorie d’Ibn Khaldoun sur l’évolution des groupes sociaux forme un ensemble cohérent. La société, dit-il, est un phénomène naturel, mais l’instinct agressif de l’individu la rendrait vite impossible si n’intervenait le frein d’une sanction. Anticipant en cela sur Hobbes, Ibn Khaldoun dit que cette sanction peut être la contrainte exercée par un individu puissant sur la collectivité. Mais la plus efficace des sanctions est assurément celle de la solidarité de groupe, la easabiya. La nécessité d’une autorité commune engendre l’ Etat qui est à la société ce que la forme est à la matière. L’origine de la solidarité sociale, Ibn Khaldoun la voit dans les liens du sang des groupes les plus petits, mais il fait bien remarquer que ces liens seraient inopérants sans un habitat commun, une vie commune. Il ajoute même que la vie en commun crée des liens aussi forts que la parenté. C’est dans les groupes de nomades que la easabiya est la plus forte, à la fois parce que ses membres ont un perpétuel besoin les uns des autres, et que le fait qu’ils ne sont pas, comme les sédentaires, attachés à une portion précise du territoire les oblige à sauvegarder la cohésion quasi biologique du groupe « rien ne les attache, dit Ibn Khaldoun, à la terre où ils sont nés, si bien que tous les pays leur semblent également bons. »
Dialectique de l’Histoire
Les conditions de vie particulières du groupe nomade impriment à l’individu des traits de caractère qui le distinguent du citadin. Le nomade est brave, foncièrement bon, audacieux, plein de confiance en soi : ce sont des qualités de maître, en tout cas de conquérant. Ainsi s’explique que de grands empires apparemment solides succombent sous les coups de tribus d’ infiniment moindre importance, mais beaucoup plus unies. C’est la force qui crée les Etat et la victoire ira normalement au parti le plus uni.
Car l’Etat, comme tout ce qui vit, doit mourir. Il est soumis au changement d’abord, à la dictature ensuite et enfin à la destruction, car le même esprit de easabiya qui avait créé l’Empire le détruit. Le processus de dépérissement est décrit par Ibn Khaldoun avec encore plus de précision et de soin que le processus de fondation.
En effet, une fois l’Etat créé, puis consolidé, la nécessité de la easabiya se fait moins sentir, le fondateur de la dynastie gouvernait avec ses contributeurs, dont les sacrifices et l’agressivité, l’ont porté au pouvoir ; son successeur se passe d’eux et fait appel à des clients et à des mercenaires plus dociles ; le 3e héritier les oublie entièrement. Du reste, les descendants eux-mêmes des rudes nomades qui ont bâti l’Empire s’amollissent dans les délices de la vie civilisée des cités.
Ainsi, le pouvoir de plus en plus se concentre entre les mains d’un seul, le Prince et ses sujets deviennent de plus en plus étrangers l’un à l’autre, le luxe se développe, amène l’augmentation des impôts, fonctionnaires et soldats ne sont plus payés ou le sont peu et irrégulièrement, les sujets écrasés de taxes produisent moins. L’Etat est mûr pour changer de maîtres, pourvu qu’il se présente des candidats et il se présente toujours des candidats, parce qu’aux confins du monde policé, organisé, civilisé surtout, vers les steppes présahariennes ou plus loin encore dans le désert errent des groupes neufs dont le dénuement aiguise les appétits, et à l’affût de la moindre défaillance de l’Empire.
Ceux-là vont se précipiter sur l’Etat croulant, le vaincre, faire à leur tour irruption dans l’histoire, mais à leur tour ils passeront par les mêmes étapes avant l’inévitable fin, car le déroulement est quasi mécanique, aucune force au monde ne peut en interdire l’issue fatale « c’est, dit Ibn Khaldoun, la loi de Dieu pour sa création, qui ne change point ».
Déjà moderne dans sa pensée et avec quelle maîtrise Ibn Khaldoun par certains credo reste profondément du Moyen Age. Pourtant, dans un éclair génial, il a clairement vu qu’il vivait à la veille d’une ère historique nouvelle : « Aujourd’hui la situation du Maghreb a subi une révolution profonde, nous vivons à une époque de décadence où tout pays change d’aspect. L’Univers est soumis à un bouleversement complet. Il va changer de nature afin de subir une nouvelle création. »
A la conquête de la vérité
La nouvelle création ne devait pas survenir dans le monde pour lequel Ibn Khaldoun écrivait. En effet, à la même époque, de l’autre côté de la mer du milieu, dans une humanité barbare, ou en tout cas d’une civilisation beaucoup moins raffinée que celle que connaissait Ibn Khaldoun, la Renaissance, en redécouvrant l’Antiquité, y découvrait des motifs d’optimisme et d’exaltation de l’effort. Elle proposait à l’homme des moyens de parfaire sa condition, lui donnait les instruments de sa libération, l’imprégnait de la conviction qu’il pouvait aller de l’avant sur les chemins du progrès au début conçu comme indéfini.
L’enthousiasme avec lequel les hommes de la Renaissance iront à la quête, il faudrait presque dire à la conquête de la vérité, Ibn Khaldoun l’a aussi ressenti, lui qui affirme avec une sereine assurance :
« M’introduisant par la porte des causes générales dans l’étude des faits particuliers, j’embrasse dans un récit compréhensif l’histoire du genre humain. Ce livre peut être regardé comme le véritable dompteur de tout ce qu’il y a de plus rebelle parmi les principes philosophiques qui se dérobent à l’intelligence. J’assigne aux événements politiques leurs causes et leurs origines. »
La méthode Khaldounienne portait ainsi en germe tout le monde moderne. Si Ibn Khaldoun revenait parmi nous, il serait à l’aise dans un monde fraternel que son génie a pressenti.
*Dans la nuit du 25 au 26 février 1989,
l’écrivain Mouloud Mammeri trouvait la mort dans un accident de voiture sur la route qui le ramenait du Maroc, près de Aïn Defla.
…Notre journal remercie vivement
Mme Mimi Maziz de nous avoir fourni ce document.
http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=23434&ed=1233
12 juin 2009
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