- Extraits de “Pour un nouveau roman” (Robbe-Grillet)
“Le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement. C’est là, en tout cas, ce qu’il a de plus remarquable. Et soudain, de cette évidence nous frappe avec une force contre laquelle nous ne pouvons plus rien. D’un seul coup, toute la belle construction s’écroule ; ouvrant les yeux à l’improviste, nous avons éprouvé une fois de trop,le choc de cette réalité têtue dont nous faisons semblant d’être venus à bout. Autour de nous, défiant la mesure de nos objectifs animistes ou ménagers, les choses sont là.
Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni transparence. Toute notre littérature n’a pas encore réussi à en entamer le plus petit coin, à en amollir la moindre courbe.
A la place de cet univers de “significations” (psychologiques, sociales, fonctionnelles), il faudrait donc essayer de construire un monde plus solide, plus immédiat.
Que ce soit d’abord par leur présence que les objets et les gestes s’imposent, et que cette présence continue ensuite à dominer, par-dessus toute théorie explicative qui tenterait de les enfermer dans un quelconque système de référence, sentimental, sociologique, freudien, métaphysique ou autre.
Dans les constructions romanesques futures, gestes ou objets seront là avant d’être quelque chose ; et ils seront encore là après, durs, inaltérables, présents pour toujours et comme se moquant de leur propre sens, ce sens qui cherche en vain à les réduire au rôle d’ustensiles précaires, de tissu provisoire et honteux à quoi seul aurait donné forme — et de façon délibérée, la vérité humaine supérieure qui s’y est exprimée — pour aussitôt rejeter cet auxiliaire gênant dans l’oubli, dans les ténèbres.
Désormais, au contraire, les objets peu à peu perdront leur inconstance et leurs secrets, renonceront à leur faux mystère, à cette intériorité suspecte qu’un essayiste a nommée “le cœur romantique des choses”.
Celles-ci ne seront plus le vague reflet de l’âme vague du héros, l’image de ses tourments, l’ombre de ses désirs. Ou, plutôt, s’il arrive encore aux choses de servir un instant de support aux passions humaines, ce ne sera que temporairement, et elles n’accepteront la tyrannie des significations qu’en apparence — comme par dérision — pour mieux montrer à quel point elles restent étrangères à l’homme. Quant aux personnages du roman, ils pourront eux-mêmes être riches de multiples interprétations possibles ; ils pourront, selon les préoccupations de chacun, donner lieu à tous les commentaires, qu’ils soient psychologiques, psychiatriques, religieux ou politiques.
On s’apercevra vite de leur indifférence à l’égard de ces prétendues richesses.
Alors que le héros traditionnel est constamment sollicité, accaparé, détruit par ces interprétations que l’auteur propose, rejeté sans cesse dans un ailleurs immatériel et instable, toujours plus lointain, toujours plus fou, le héros futur au contraire demeurera là. Et ce sont les commentaires qui resteront ailleurs en face de sa présence irréfutable, ils apparaîtront comme inutiles, superflus, voire malhonnêtes.”
In “Pour un nouveau roman”
Alain Robbe-Grillet
Editions de Minuit 1963
http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=9976&ed=1011
N° :1011 Date 2005-09-29
12 juin 2009
Non classé