- Hommage
Première rencontre avec Kateb Yacine
Des milliards de mots ont été écrits sur Kateb Yacine, sur l’homme mais surtout sur son œuvre. Par contre, pour mieux connaître la personnalité de l’illustre écrivain et homme de théâtre, ses proches sont rarement, voire jamais sollicités pour restituer un pan de ses actes ou de ses réflexions. La Dépêche de Kabylie tente ici d’atténuer ce paradoxe en publiant ce témoignage de Youcef Aït Mouloud, comédien membre de la troupe et compagnon de Kateb Yacine. Depuis des années, ce comédien et homme de culture est revenu vivre parmi les siens, à Tizi Ouzou.
Je l’ai rencontré par l’intermédiaire de Abdela Bouzida en 1970, il venait de débarquer d’exil. Il avait conçu le projet de faire pénétrer le théâtre chez les travailleurs et les paysans. Il voulait un vrai théâtre qui s’adresserait aux Algériens, avec la langue de tous les jours, de nos mères et de l’Algérie profonde, l’arabe dialectal et le tamazight. Grâce au concours de Ali Zamoum, qui l’a mis en contact avec la jeune troupe de théâtre de la Mer, qui activait au sein de la formation professionnelle.
C’est ainsi qu’il m’a proposé de rejoindre l’équipe, afin de suivre le travail de création et traduire le texte en kabyle, celui qui allait devenir plus tard la célèbre pièce “Mohamed prends ta valise”, ainsi que la version kabyle qu’on a montée avec un groupe d’étudiants à Ben Aknoun pour la première fois dans l’histoire du théâtre amazigh ayant reçu le premier prix au festival universitaire de Carthage.
Mon premier contact a eu lieu à Kouba, au local du théâtre de la Mer. Au début, j’étais intimidé avant de le rencontrer, je m’attendais à voir un écrivain genre académique tel représenté par les médias français.
A mon étonnement, je ne l’ai pas reconnu devant le groupe tellement il était effacé, ça aurait pu être, un maçon, un plombier ou un éboueur, avec sa tenue de bleu de Chine et ses sandales, mais pas un personnage de renommée universelle. Ma première question fut la suivante et la dernière : L’Algérie est-elle arabe, son peuple alors ?
On fait comme si l’histoire de l’Algérie s’arrêtait à l’arrivée des Arabes. On fait comme si l’Algérie était à perpétuité arabe et musulmane. Or, cela est très grave, car avant de dire l’Algérie arabe on a dit l’Algérie française aussi : or, il faut voir l’Algérie tout court.
Cette Algérie ne peut renoncer ni à sa langue ni à son histoire. Elle ne peut s’accommoder du scandale qu’on connaisse beaucoup plus dans notre pays Jeanne d’Arc que la Kahina. Il est temps que ceci cesse.
La Kahina pose donc beaucoup de problèmes, celui de la langue, de l’histoire, de la nation, de la femme… Nous avons posé ces problèmes et les hostilités ont commencé sous forme d’émissions radio, d’ailleurs lamentables.
Des émissions de théâtres qui essayaient de prendre à contre-pied ce que nous faisions et qui tentaient de présenter la Kahina sous la forme d’une espèce de sorcière, de meurtrière, d’ignorante, de monstre… Les choses ne sont pas claires, il ne faut pas que les Algériens soient séparés par de faux problèmes. Certains pensent que nous sommes anti-arabes. C’est un mythe. Ce terme lui-même a été tellement galvaudé qu’il recouvre des conceptions devenues douteuses.
Pendant trois heures, j’ai eu droit à un cours magistral sur l’histoire du Maghreb des peuple, et sur Ibn Khaldoun qu’il regrette qu’il ne soit pas étudié à l’école et à l’université, une façon à lui de tirer la sonnette d’alarme, pour que l’Algérie retrouve son algérianité, et éviter aux générations futures de ne pas avoir de repères de leur identité.
Je dirais revisiter Kateb est une urgence, et en particulier étudier ses œuvres serait un salut pour l’avenir du théâtre, de la littérature et de la culture algérienne en général.
Aït Mouloud Youcef
Décès et enterrement
Une année avant sa mort, on s’est revu au théâtre de Bel-Abbès, on venait de commencer les répétitions de “La poudre d’intelligence”, tout en lui expliquant, les raisons et le choix du décor, ainsi que les différentes phases de la mise en scène.
La seule intervention qu’il a faite, c’est d’intégrer une scène de 20 min qui ne figurait pas au texte officiel “La démystification des idoles ou la mise à nu du pouvoir”.
Scène qui a était censurée dans la version filmée et diffusée par l’ENTV en 1990 et 2005, seule pièce du répertoire filmé de la troupe, grâce aux événements du 5 octobre 1988. Rien ne présagait, qu’il était atteint d’une maladie incurable, et condamné à une mort certaine, aucun signe ne trahissait sa force de caractère, et sa douleur qu’il assumait avec dignité.
Le 29 octobre dans l’après-midi, ma femme m’a informé qu’Ali Zamoum a téléphoné pour nous informer du décès de Yacine à l’hôpital de Grenoble, et devait être rapatrié le lendemain, ainsi que la dépouille de son cousin Mustapha, frère de Nedjma.
Deux jours avant son enterrement, des milliers de gens sont venus lui rendre un dernier hommage au centre familial de Ben Aknoun, sa dépouille est exposée au restaurant du centre, puis dans son humble bicoque d’une pièce-cuisine, pour sa famille, des amis et ses compagnons de lutte.
Le 31 octobre, l’imam El Ghazali sortit une fetwa de son génie enturbanné, que cette “lucidité” ne pouvait être enterrée en Algérie, terre d’Islam, sans que le pouvoir ne réagisse à ce dépassement inqualifiable. Le comble de l’ironie a atteint son paroxysme, au lieu d’un message de condoléances de la présidence de la République, ce fut une invitation du président de la République, Chadli Ben Djedid sollicitant la présence de Yacine aux festivités du 1er Novembre.
Kateb a préféré commémorer le 1er Novembre à sa manière au cimetière d’El Alia, avec les martyrs de la Révolution trahis.
Les Frères monuments, étaient présents, protocole oblige, se tenant à l’écart du peuple pour s’assurer que le spécimen algérien est bel et bien sous terre.
Des chants berbères et l’Internationale, entonnée par la foule à la gueule des barbes flen et caciques du pouvoir, qui ont préféré par sécurité se placer à l’entrée du cimetière. Pour la première fois, le 1er Novembre a été fêté à sa juste valeur, les martyrs étaient de la fête grâce à l’un des leurs.
Plusieurs années après sa mort, sa tombe est restée un amas de terre anonyme. Il a fallu que les compagnons de Nedjma, chômeurs en majorité, se mobilisent pour ériger enfin une tombe plus au moins décente, que les autorités ont voulu effacer de la mémoire collective, hélas pour eux, les étoiles ne s’éteignent jamais.
A. M. Y.
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N° :1038 Date 2005-11-01
12 juin 2009
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