- Œuvre de Tolstoï
L’épopée de la Russie
Des étapes d’une vie (enfance, adolescence, jeunesse), Tolstoï affirme son originalité.
“Quand j’écrivais “Enfance”, j’avais l’impression que personne avant moi n’avait senti et représenté l’admirable poésie de cet âge”.
Ce souci constant de fraîcheur, de simplicité, de probité et de sincérité, se retrouve dans presque toutes ses œuvres. Son refus du “convenu” est total, viscéral : “Je n’ai jamais vu de lèvres, de corail, mais j’en ai vu couleur de brique, jamais d’yeux couleur turquoise, mais couleur du bleu de lessive…”. Cette volonté n’est ni facile ni superficielle : Tolstoï choisit, dans la forme comme dans le fond de ses récits, d’aller droit au cœur en passant toujours par les sens, qu’il a particulièrement aiguisés. Il refuse les tabous du vocabulaire et de la pensée, les simplifications et les à – peu-près, qu’ils soient moraux ou littéraires. C’est ainsi qu’il est à la fois ingénu et cynique, intensément neuf et profondément traditionnel : il préfére l’“instinct” à l’intelligence des “connaisseurs”. La pensée profonde est celle de la vérité des âmes.
Cette exactitude est plus frappante encore dans les “Récits de Sebastopol”, pages poignantes sur une guerre en train de se faire, chef-d’œuvre inégalé du “reportage de guerre”. La jeunesse, la gaieté, le réalisme, l’intensité du regard et de la respiration caractérisent aussi “Les Causaques” remarquable résumé de tout ce qu’il a pu voir et sentir au Caucase. Cet attachement au vécu, ce refus de la “vision”, cette ouverture absolue aux choses, sont portés à un niveau inégalé dans “Guerre et paix”. Là, tout se fond dans un même mouvement et l’œuvre est la plus belle de toutes celles qu’a inspirée l’épopée napoléonienne. “Au lieu de rapprocher de nous l’au-delà, il rapproche de nous le réel. Et cet art panthéiste, liant le pur et l’impur, le grand et le petit, le beau et le laid, l’animé et l’inanimé confère paradoxalement à cette œuvre la majesté d’une seconde Genèse” (Hensi Troyat).
La fatalité qui, dans “Guerre et paix”, règle les phases de l’histoire a une apparence assez majestueuse, à la fois militaire meurtrière et sereine, la passion y est proche du grandiose et le grandiose proche de la rédemption. Au contraire, dans “Anna Karénine”, la fatalité prend la figure d’une jeune femme sensuelle, d’une “séduction presque infernale”. L’auteur ne se départ jamais d’une extraordinaire simplicité d’expression et de cette “fraîcheur” littéraire qui accompagne son œuvre depuis ses débuts. La perfection de sa langue n’est d’ailleurs pas immédiate et le travail de réécriture est constant : avant d’arriver à cette mosaïque complexe qu’est “Anna Karénine”, il a mille fois “remis sur le métier son ouvrage”…
Il n’a eu guère besoin d’en faire autant avec ses œuvres religieuses (Confession, Critique de la théologie dogmatique, Quelle est ma foi). Dans ces livres (et même dans le premier, où l’autocritique semble moins âpre est plus convenue que dans son journal), ce n’est pas la création qui prime mais l’exposé d’une doctrine moins riche qu’il ne l’a cru. C’est avec “la mort d’Ivan Ilitch” que Tolstoï redevient Tolstoï : “Ce double roman du corps qui se décompose et de l’âme qui s’éveille est sans doute l’une des œuvres les plus bouleversantes de la littérature universelle”. Cette phrase d’Henri Troyat montre bien à quelle hauteur il est arrivé dans ce reportage “froid, net, cruel”, opéré dans une chambre de malade. La vanité d’une vie, la certitude du néant et la peur de ce qui va être, sont ici ramassées en quelques pages dont la fulgurance fait penser à Pascal dont le tourment psychologique et religieux rappelle à Tolstoï sa propre angoisse. De la même façon, “La Sonate à Kreutzer” (explicitement composé en hommage à l’œuvre de Beethoven qu’il admirait) est une œuvre qui frappe par sa sincérité et sa violence. A la fois roman de mœurs, pamphlet contre le monde, confession et profession de foi, l’œuvre est celle d’un “pélerin de l’absolu”. Rien de rationnel ni de logique ici, mais le sentiment de l’infini et le refus de tout frein, qu’il soit familial, conjugal ou amical. La tornade emporté tout, avec magnificence…
Comme Nicolenka dans “Enfance”, “Jeunesse” et “Adolescence”, comme Pierre Bezoukhov dans “Guerre et paix”, comme Lévine dans “Anna Karénine”, le Nékhlioudov de “Résurrection”, c’est Tolstoï lui-même.
Le mécanisme de la crise morale qui affecte le héros, l’auteur le connaît bien : c’est lui qui l’a happé depuis, longtemps déjà et qui le broie peu à peu. L’incompatibilité entre l’idéal et la vie éclate ici en plein jour. Mais ce faisant, il se livre à une critique sociale d’autant plus systématique qu’il se sait voué (ou plutôt condamné, lui, le “deuxième tsar”) à l’impunité. Avec rage, il accuse l’administration, l’Eglise, la richesse, le pouvoir et la justice de ne pouvoir engendrer que des monstres. Le christianisme se fait ici, d’un même mouvement, nihiliste et même communiste : le partage des terres préconisé par l’auteur ne peut se faire (l’ignore-t-il ?) que grâce à une révolution – le rôle donné à l’Etat dans cette redistribution étant immense. Rien d’étonnant à ce que Trotski, tout en méprisant le “moralisme mystique” de Tolstoï, en fasse “le négateur de la civilisation capitaliste” et “le symbole, à quatre-vingts ans, de la libération”. Les futurs maîtres de la Russie auront, comme Tolstoï, la haine des “demi-mesures”.
Dans “Hadji Mourat”, l’auteur renoue avec la beauté pure et l’exactitude du détail historique. Comme un diamant détaché du moralisme religieux, dans lequel se débat alors Tolstoï, le livre est un poème sur la liberté et la fausseté d’une civilisation qui, pour satisfaire sa “volonté de puissance”, dessèche l’homme et le force à rejeter ses traditions, sa foi, son honneur. La critique sociale passe ici par le souci de l’harmonie familiale et culturelle : la coupure avec une certaine société n’y est pas une coupure avec le réel. Tolstoï détestait Shakespeare, en qui il voyait un homme de la nature, un créateur souverain qui ne remettait en question ni le monde ni la morale. Des critiques en viennent même à se demander si ce n’est pas toute une partie de lui-même que Tolstoï haïssait dans le déferlement Shakespearien : “sa propre force vitale, sa force d’ours, artistiquement amorale, et donc sa lutte pour le bien ne fut elle-même qu’une manifestation”…
La lutte contre lui-même expliquerait cette maladresse de Titan avec laquelle il canalise son génie créateur dans un élan moral entraînant tout dans sa masse. Mais là est sa vraie grandeur : Dans cette tension qui fait de lui un créateur et un juge, un torrent impétueux et un point entre les hommes, un grand écrivain et une conscience universelle.
Nacer Maouche
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12 juin 2009
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