- Naguib Mahfûz
Une littérature à portée d’homme
« Je suis né dans un vieux quartier du Caire, que j’ai appris très tôt à aimer. Et je crois que c’est cet amour qui m’a amené à devenir écrivain, l’acte d’écrire impliquant un attachement infini aux lieux, aux gens, aux idéaux. Les vieux quartiers du Caire qui grouillent d’une vie intense résument l’univers pour moi. Ne pouvant concevoir une vie possible hors de leurs limites, il était normal qu’ils deviennent ce théâtre privilégié où se déroulent les événements de toutes mes œuvres », déclare Mahfûz dans le magazine Arabies de juillet 1989.
Amar Naït Messaoud
Agé de quatre-vingts quinze ans, (il est né le 16 décembre 1911), le romancier égyptien Naguib Mahfouz demeure le symbole d’une certaine modernité de la littérature arabe entamée au cours de la Nahdha (Renaissance) du milieu du XIXe siècle et confirmée par le mythique roman ‘’Zeyneb’’ de Mohamed Hussein Heykel au début du XXe siècle. Unique écrivain de l’aire culturelle arabo-musulmane à avoir obtenu le prix Nobel- en 1988-, il sera considéré, à juste raison, par l’intelligentsia occidentale, qui a eu tôt la présence d’esprit de traduire ses œuvres dans la plupart des langues européennes, comme le porteur de valeurs, de tolérance et de liberté dont on déplore souvent le manque de prégnance dans les structures sociales et politiques du Monde arabe. Lui-même n’échappera pas à la furie de l’extrémisme islamiste, puisque, après l’interdiction d’une de ses œuvres majeures par la sacro-sainte Université d’El-Azhar avec la bénédiction du pouvoir politique, il sera- en octobre 1994- victime d’un attentat où il fut gravement poignardé par un extrémiste zélé.
Son roman ‘’Aouled Haretna’’ (‘’Les Enfants de notre quartier’’) est un ‘’roman maudit qui se moque de Dieu, des prophètes et des religions’’, écrivait la revue islamiste El Nour en demandant solennellement à l’écrivain d’abjurer son œuvre. L’interdiction datant de 1959 a été renouvelée en 1988 à l’occasion de l’obtention du Nobel littéraire par N. Mahfûz. Il déclarera au correspondant dans le journal le Monde au Caire (le 30 décembre 1988) : « J’ai été accusé d’être un mécréant par les cheikhs, qui ont demandé que je sois jugé sans vraiment donner de raisons (…) Les hommes de religion ne sont portés à la lecture des romans ».L’interdiction dont a fait l’objet ce livre a amplifié l’intérêt que lui ont porté les jeunes Egyptiens qui ont recours à l’édition libanaise se vendant sur les trottoirs et dans les cafés.
Les livres de Naguib Mahfûz, comme leur adaptation au cinéma, font vivre et revivre le petit peuple des villes, les classes écrasées mais joyeuses du Caire- pour paraphraser son compatriote Albert Cossery qui parle de ‘’Pauvres et orgueilleux’’, un des titres de ses romans, comme en voit peu dans les feuilletons télévisés égyptiens. Le romancier est tantôt qualifié de ‘’Flaubert égyptien’’ ou ‘’Balzac du Nil’’, tantôt de ‘’Zola du Caire’’, tant son style respirait le réalisme en décrivant des personnages et des caractères ‘’typés’’ de l’ةgypte profonde.
« Je suis né dans un vieux quartier du Caire, que j’ai appris très tôt à aimer. Et je crois que c’est cet amour qui m’a amené à devenir écrivain, l’acte d’écrire impliquant un attachement infini aux lieux, aux gens, aux idéaux. Les vieux quartiers du Caire qui grouillent d’une vie intense résument l’univers pour moi. Ne pouvant concevoir une vie possible hors de leurs limites, il était normal qu’ils deviennent ce théâtre privilégié où se déroulent les événements de toutes mes œuvres », déclare Mahfûz dans le magazine ‘’Arabies’’ de juillet 1989.
Ayant travaillé toujours comme fonctionnaire de l’ةtat jusqu’à sa retraite, Naguib Mahfûz a fait de l’écriture littéraire un monde où il se retrouve et où il fait se retrouver ses lecteurs. Entre 1939 et 1946, il écrit cinq romans : La Malédiction, L’Amante du pharaon, Le Combat de Thèbes, La Belle du Caire et Le Cortège des vivants. Après une écriture de type ‘’roman historique’’ sur l’ةgypte ancienne, Mahfûz opte définitivement pour le roman réaliste.
Publié en 1947, Zuqaq al Madaq’ (Passage des miracles) » a été le point de départ de la célébrité de Mahfûz qui a attiré sur lui les regards à la fois des lecteurs et des éditeurs, qui se sont mis à rechercher ses écrits précédents. En 1948, il publie son roman Es-Sarab (Les Mirages), après quoi vont se succéder une série d’autres romans parmi lesquels la célèbre trilogie : L’Impasse des deux Palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé.
On peut classer le Mahfûz de la période pharaonique dans l’école de Walter Scott qui dominait dans le premier tiers du XIXe siècle, et celui de la période réaliste dans celle qui dominait dans le premier tiers du XXe siècle. Mais, avec Le Voleur et les chiens, il rejoint le roman contemporain dans le monde, dans ses courants les plus modernes pour évoluer ensuite, dans ses romans suivants, vers des univers qui transcendent le modernisme occidental. Chose qu’aucun critique n’a réussi à classifier. “Je parle de ce qu’a écrit Mahfûz après 1967 et que nous appellerons la période philosophique”, écrit l’écrivain égyptien Mohamed Salmawy dans ‘’El Ahram Hebdo’’ de décembre 2001.
C’est quoi l’universalité pour Naguib Mahfûz ? « L’écrivain part toujours de l’espace réduit qui est le sien. S’il parvient à l’embrasser totalement, à le creuser en profondeur, il l’imposera comme espace universel. Prenez Dostoïevski… ses héros quittent rarement Saint-Pétersbourg ; ils sont à cent pour cent Russes. Pourtant, qui ne se reconnaît pas en eux ? Ces personnages qui ont vécu il y a un siècle, dans un contexte géographique, social, politique tout à fait particulier, nous paraissent parfois plus familiers que notre voisin de palier », dit-il.
Demeurant toujours l’écrivain égyptien le plus lu, le plus populaire et le plus traduit dans le monde, Naguib Mahfûz a su traverser le XXe siècle et empiéter sur le XXIe siècle avec le regard lucide et détaché d’un sage et la passion littéraire incandescente d’un amoureux invétéré des images et du verbe.
En décembre dernier, le monde de la culture, les autorités égyptiennes et la société civile cairote ont célébré avec un faste inégalé le 94e anniversaire de la naissance de l’écrivain. Des revues et des journaux ont consacré des numéros spéciaux à l’événement.
A. N. M.
http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=25811&ed=1274
12 juin 2009
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