- Mourad Djebel
»Il y a une sorte de renaissance »
Installé en France, en province, depuis un moment, Mourad Djebel fait partie de ces scientifiques qui savent écrire. Son dernier livre est un recueil de poésies, les Paludiques, sorti chez aux éditions de la “Différence” à Paris. Il nous dit ici son parcours et sa passion des mots.
La Dépêche de Kabylie : comment êtes-vous venu à l’écriture ?
ll C’est un long parcours semé par des interrogations et des difficultés
qui exprimaient au fond une seule et même ambiguïté, vais-je me consacrer ou non à un projet d’écriture « destiné à la publication », car tout le long de mes années d’études (lycée et université), l’écriture (notamment la poésie, des courts textes en prose et même des ébauches de scènes de théâtre) a été régulièrement présente dans ma vie et en constante évolution grâce à mes boulimiques lectures. Elle constituait à la fois une sorte de soupape de sécurité et un espace d’interrogations personnelles et d’intimité que je n’étais pas près d’ouvrir facilement à quiconque, d’autant plus que je me destinais, concernant ma future vie professionnelle, à être architecte (et effectivement j’ai exercé l’architecture pendant deux ans en Algérie). En 1998, suite aux deux années que j’avais passées au Bénin, je me suis retrouvé en France et là, le temps du recul peut-être, la distance prise sûrement, la nécessité de faire le point, voire le deuil sans doute, le besoin de me consacrer à l’écriture (et surtout d’explorer ma propre mémoire) s’est imposée à moi et a occulté toute autre préoccupation fut-elle importante. Le long cheminement préalable dont je parle plus haut m’avait beaucoup servi, d’ailleurs d’anciens fragments de textes ont été intégrés dans le roman en chantier. Vers octobre 99, le manuscrit de Les Sens Interdits était prêt, le livre fut publié en septembre 2001. Après cette première expérience j’ai compris que l’écriture avait déjà pris une place centrale dans ma vie. La suite fut quatre ans plus tard la publication de Les Cinq et une nuit de Shahrazède.
Quelles sont les thématiques principales de votre oeuvre ?
ll Il est peut-être prématuré de parler d’œuvre aujourd’hui. Par contre, je peux parler d’un cycle d’écriture dont mes deux premiers livres font partie, et auquel il manque un ou deux (je ne sais pas encore) autres romans pour l’achever. Sans qu’il soit uniquement autobiographique, ce cycle s’articule autour de deux ou trois thématiques dont celle de la mémoire et l’Histoire. La mémoire individuelle d’abord comment elle restitue les ruptures, les violences, les déflagrations des trente premières années de ma vie, en Algérie, puis son rapport à la mémoire collective. Dans le même registre la mémoire collective et le présent sont interrogés au nom de l’Histoire sur les restrictions, les occultations, les violences qui font que l’on se ferme en tant que société à notre diversité, à nos multiples influences, à notre propre histoire et ses multiples apports. Dans certaines régions du monde l’on parle beaucoup aujourd’hui de métissage (je lui préfère le terme confluences) comme seul avenir possible, si l’on regarde l’histoire, cette terre que certains nomment Maghreb, d’autres Afrique du nord et d’autres enfin Tamazgha, est une terre de stratification et de confluences depuis l’époque antique, certes, c’est dans la violence de la conquête que se sont construits certains de ces brassages mais est-ce une raison pour les rejeter aujourd’hui en bloc, sans nuances s’enfermant dans des logiques idéologiques identitaires très restreintes ?
La seconde thématique est plutôt une interrogation sur l’utilité de l’écriture. Par exemple dans Les Cinq et une nuits de Shahrazède le roman que j’ai publié en 2005, l’héroïne éponyme qui porte aussi le prénom de Loundja, croit au début du roman que la littérature, et l’art d’une manière générale, peuvent sauver la vie d’un être humain, et à la fin du livre elle a perdu cette foi alors que son compagnon des nuits Shahrayar lui fait le chemin inverse. La jeune narratrice du livre elle, énonce ses interrogations sur la littérature sans y répondre. Poser ce genre d’interrogations est en soi est une ambiguïté, comment quelqu’un qui écrit et croit à ce qu’il écrit peut se poser la question de l’utilité de l’écriture voire de l’art en général ? La question de l’altérité aussi conditionne mon travail. L’altérité dans son sens le plus large, tout ce qui concerne le rapport à l’Autre, les rapports humains les plus intimes et les rapports les plus extérieurs, amitié, amour, passion, haine, indifférence, lutte, etc. Bien sûr l’Autre dont je parle ici n’est pas seulement l’étranger à un pays ou à une culture, pour faire court, tout ce qui n’est pas moi est autre. Ce sont ces genres de thématiques qui sous-tendent mon travail et modèlent le fond de mon écriture. J’ai aussi une préoccupation formelle centrale : comment la forme ou le style doit-il répondre au fond du livre ? Et comment le fond évolue-t-il en fonction de la forme ? Pour cela j’essaye d’élargir le champ du possible dans le romanesque : poésie, théâtre, conte, voire même nouvelles et essais peuvent être intégrés dans l’espace d’un roman, car l’écriture ne peut être que multiforme. Par exemple l’écriture théâtrale dans Les Sens Interdits n’est pas seulement les fragments d’une pièce de théâtre qui jalonnent le livre mais une partie des dialogues du roman est «théâtralisée» dans sa forme.
Comment voyez-vous la littérature algérienne dans ses trois langues ?
ll Même si je voue une estime énorme aux pères fondateurs et aux générations suivantes d’écrivains, et si je me mets à les citer je vais forcement faire des oublis, je ne veux pas revenir sur l’histoire, somme toute assez jeune, de la littérature algérienne, car beaucoup de choses ont été dites et écrites à tort ou à raison. Restons sur ce qui est produit aujourd’hui. D’abord, pour être honnête depuis que j’ai quitté l’Algérie, la littérature de langue arabe je n’y ai plus accès, à quelques exceptions près comme Mostghanemi ou Waciny Larej ou quand je peux trouver des livres en arabe dans les librairies spécialisées les autres ne franchissent pas les frontières du pays d’après ce que je constate. Pire encore même dans des grandes villes algériennes autres qu’Alger, on ne trouve pas leurs livres sur les rayonnages, je reviens là d’Annaba et les rayons des libraires étaient franchement, à une exception près, vides. Ce dernier constat vaut pour les écrivains des trois langues. La littérature de langue tamazight je n’y ai pas accès tout court car, je n’ai pas accès à la langue. Dans ma famille (ma tribu) elle s’est perdue depuis quelques générations. Mais cela en soi aurait dû ne pas être une fatalité. Je parlais plus haut du fait que l’on est fermé à notre propre richesse, si l’école avait pallié cette perte et conforté la diversité j’y aurais accès aujourd’hui. Espérant que les générations à venir auront, elles, la chance de connaître la diversité. Quant à la littérature de langue française, là aussi le problème se pose à moi : pour la littérature qui se publie en Algérie, j’y ai un peu plus accès ici en France que les deux précédentes, (j’ai lu des écrivains comme Habib Ayoub, Mustapha Benfodil, Acherchour, Arezki Mellal et bien d’autres) mais pas assez de mon point de vue. Bien sûr ce qui se publie en France j’en ai une idée assez complète, je les ai lus presque tous. Tout cela pour dire que ma vision est forcément partielle, cela ne m’empêche pas de me réjouir des premiers pas, même maladroits parfois, de l’édition en Algérie qui contribue à desserrer l’étau.
Edition qu’il faut impérativement encourager pour susciter plus de vocations, pour accompagner l’éclosion de plus de talents et à assurer ainsi plus encore de diversité. Quant à la question de la qualité, elle existe heureusement, mais je pense pour ma part que les écrivains ne sont pas encore assez nombreux et manquent d’espaces nécessaires pour que le débat s’instaure d’autant plus que les polémiques stériles entre arabophones francophones et berbérophones étaient devenues, depuis déjà plus d’une vingtaine d’année, des fossés infranchissables et sont encore alimentées de temps en temps par de vieux polémistes en mal de sujets et de publicité.
Cela étant dit, j’ai l’impression, peut-être à tort, qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus d’écrivains qu’à n’importe quelle autre époque, une sorte de renaissance après le vide des années 90. Et cela en soi est une formidable avancée.
Quels sont vos projets d’écriture?
ll En ce moment j’ai besoin de souffler et sortir un peu du cycle dont je parlais plus haut car il est vraiment épuisant mentalement pour moi, même si le plaisir jouissif de l’écriture est toujours là quand j’écris. Donc je travaille sur un roman peut-être plus court et une petite pièce de théâtre, avant de revenir à ce cycle. Par ailleurs, j’ai un recueil de poèmes et de textes en prose poétique, Les Paludiques, qui sont sortis au mois d’août passé et un autre en chantier.
Propos recueillis par Farid Ait Mansour
http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=32161&ed=1379
12 juin 2009
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