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L’être et le paraître chez Aït Menguellet

12 juin 2009

1.POESIE

  • “Innad Umghar” et sa dimension universelle
    L’être et le paraître chez Aït Menguellet

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Dans une série d’articles que nous avions publiés dans “La Dépêche de Kabylie” en 2003 et 2004, nous avions essayé d’approcher la poésie de Lounis Aït Menguellet par le moyen d’études thématiques. En effet, dans leurs rapports intimes et dialectiques avec la vie sociale, culturelle et politique qui leur a donnés naissance, les poèmes d’Aït Menguellet se prêtent à toutes formes d’analyse

qui les situeraient dans le contexte de la vie nationale et dans le prolongement de l’universalité dans laquelle ils s’inscrivent parfaitement. Et c’est toujours dans le paradigme de cette universalité qui suppose que les hommes sont les mêmes à travers les âges et sur tous les continents, que nous allons nous inscrire pour aborder le nouvel album d’Aït Menguellet,   produit au début de l’année 2005. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un choix méthodologique puisque la teneur même de l’album nous y invite fortement ; mieux, elle nous enjoint de faire des efforts pour comprendre le monde à travers l’expérience de l’homme, d’un seul homme, fût-il un habitant d’un canton de montagne. C’est à partir de ce microcosme – et du village qui l’abrite, qui est le monde ou la macrocosme à petite échelle – qu’il faudrait sans doute remonter le processus et les vicissitudes de la vie de l’homme sur terre.

Lounis Aït Menguellet nous a habitués à une poésie de haute facture qui, tout au long de son parcours artistique, a su puiser dans la sapience kabyle ancienne et l’héritage de la pensée universelle. En alliant l’esprit à la fois angoissé et gouailleur de Si Moh Umhand, les paraboles prophétiques de Cheikh Mohand Oulhocine et les pensées philosophiques de l’Occident, notre poète en fait un joyau littéraire unique dans la poésie kabyle. A ce titre, il élève notre culture au rang respectable d’un segment important de la culture universelle qui participe à la grande aventure de l’humanité. Le mérite est d’autant plus considérable qu’il s’agit d’une culture orale tenue trop longtemps dans le mépris des institutions et à la marge de la culture dite officielle.
En abordant, au cours des années 1970, les thèmes de l’amour, de l’émigration, de la politique et des désenchantements qui ont suivi l’indépendance nationale, Aït Menguellet a su leur donner la portée humaine qui les rendraient intelligibles auprès de tous les hommes qui vivraient la même situation. Par-delà même les situations et les évènements qui servent de trame de fond à ces poésies, les images et les métaphores qui en constituent un vecteur important tiennent en grande partie de ce legs commun de l’imaginaire des individus et des peuples.
Les textes de plus en plus élaborés des années 1980 et 1990, se caractérisent par un effort d’abstraction plus prononcé tout en gardant l’architectonique générale des anciennes compositions. Arrêté par les services de sécurité le 5 septembre 1985 – il y a exactement vingt ans – après un été infernal marqué par l’émergence de l’opposition et les arrestations de tous les éléments de l’élite kabyle, Aït Menguellet produira, à sa sortie de prison, en 1986, l’un des albums les plus prenants et les plus prégnants de sa carrière. “Asefru”, c’est son titre, mêle la littérature et la sagesse anciennes de Kabylie à l’expérience carcérale génératrice de réflexions sur la condition humaine et d’une appréhension philosophique de la vie.
Les amitiés et les fraternités militantes – déjà bien décortiquées dans l’album “Ayagu” en 1979 et dans “Tivratin” en 1989 – sont soumises aux aléas de la vie matérielle, à la divergence d’intérêts bassement terrestres et aux tentatives de récupération et de manipulation organisées par les parties contre lesquelles est dirigée la lutte. La métaphore employée dans ce texte est celle de la paire de bœufs qui a labouré durement des plaines et des coteaux dans l’intimité de la même soumission, de la même misère qui ont frappé les deux bêtes. La séparation qui s’ensuivra, vécue comme une fatalité, finira par avoir raison de l’un comme de l’autre bœuf, il en est de même de l’amitié et de la fraternité des hommes qui ont subi le même sort fait de brimades, de tyrannie et d’infortune. L’un s’élève, dans un moment de lucidité cathartique, pour rappeler son frère à l’ordre, l’inviter à la réflexion tout en faisant, amende honorable :
“Je t’ai insulté, frère, sans vergogne.
Toutes mes imprécations t’ont touché ;
Moi, non plus, je n’y ai pas échappé.
Si je me suis trompé de chemin,
je ne suis, après tout, qu’un être humain,
Peut-être ai-je mal soupesé”.
Le sentiment d’errance,la sensation de vivre dans un cercle vicieux et dans une impasse se dégagent du poème “Tabaâgh later bwi tilane” faisant partie du même album.
“J’ai suivi les traces d’un quidam
Et pris la route pour la rattraper.
Mes pieds sont usés par la marche ;
En fait, je ne faisais que tournoyer.
Lorsque je crus parvenir à mon but,
Je ne faisais que revenir sur mes traces”.

Blasé, désillusionné, le personnage ne sait plus admirer l’odeur des fleurs. “Et lorsque j’aperçois une main ornée d’une gourmette, je n’y vois que des menottes.
N’en cherchez pas la raison ; dites seulement que je suis à plaindre”. Ici, l’allusion à la situation de prisonnier est claire.

Le monde tel qui se donne à voir
Reprenant à son compte la vision de Si Muh Umhand, vision quasi apocalyptique d’un monde en déchéance supplanté par un ordre nouveau, étrange et étranger, à savoir l’ordre colonial, le poète chantait déjà à la fin des années 1960 :
“Dieu, comment se fait-il
Que je sois pris dans la nasse ?
Dieu, où est donc la solution ?
(…) La vie est comme un terrain retiré
Où s’éjournent momentanément les pasteurs”
Le caractère éphémère de la vie, les fluctuations incessantes de la fortune, le fossé entre jadis – temps glorieux de conquêtes et d’opulence – et maintenant, temps de mépris, de chute et de déréliction humaine, ces différentes facettes d’un monde protéiforme et volage sont perçues par les deux poètes, celui du 19e siècle et notre contemporain, sous l’angle d’un regard blasé, désillusionné et détaché. “Nulle honte, que je sache, si je venais à tomber”, calme Si Muh Umhand chanté par Aït Menguellet.
Le destin individuel se trouve la proie d’un destin collectif qui, lui aussi à son tour, subit le poids d’un fatum qui en fait un otage. Jeune, bel éphèbe, brillant clerc, ayant longtemps psalmodié le Coran, le premier poète se retrouvera pauvre hère, errant à travers les cantons de l’Algérie du Nord, buveur et consommateur de drogue. “J’ai perdu jusqu’à la première sourat”, disait-il dans l’un de ces poèmes. Il ajoute, ailleurs : “Je connais le droit chemin et je m’en écarte sciemment”. C’est l’épreuve du temps, comme le souligne Mouloud Mammeri.
Pendant les dernières décennies du XXe siècle, correspondant à l’Algérie indépendante, la situation morale, culturelle et religieuse de la société n’a pas beaucoup évolué — dans le fond, bien sûr — par rapport à la crise morale du XIXe siècle charriée par la colonisation. La perte des repères culturels a aggravé la destructuration de la société. Celle-ci se trouve minée de l’intérieur par la dislocation de la cellule familiale induite par le nouveau système économique basé essentiellement sur le salariat, l’émigration et l’exode rural. Il se trouve que les plus grandes questions “philosophiques”, eschatologiques et mystiques que se pose la société connaissent une belle fortune dans des moments de crise morale et de crise des valeurs. Dans le cas que nous traitons ici, des poètes comme Slimane Azem, Hacène Abassi, Matoub Lounès, Aït Menguellet, ont su donner du sens à des interrogations qui paraissent anarchroniques, informes ou inachevées. Slimane Azem était considéré, sur ce plan, comme l’Amghar Azemni qui expliquait le monde par des fables, des apologues et des moralités à la portée de tous. Pour cela, il a exhumé une grande partie du patrimoine littéraire kabyle pour lui donner la forme artistique moderne qui sied à son épanouissement (chansons, sketches et même des scènes vidéo). Cependant, il faut noter ici que Slimane Azem est plutôt vu par la nouvelle génération comme un “moralisateur” dont les référents culturels ne sont pas tout à fait en phase avec les préoccupations de la jeunesse.
Une chanson de Hacène Abassi, “Ah Ya Ddunit ar assa ur km fhimegh”, datant des années 1970, a admirablement exprimé la solitude de l’homme face à l’univers, l’angoisse existentielle et le sentiment de l’absurde, un concept moderne lié à la littérature de Kafka et Camus. L’auteur y pose des questions fondamentales sur l’existence, le sens de la vie, le destin de l’homme et le libre arbitre. C’est, à notre connaissance, le premier texte moderne de la chanson kabyle qui aborde le sujet avec une série d’interrogations qui sortent des canons religieux et qui ne comportent, toutefois, aucune intention de provocation. Nous y retrouvons certaines grandes questions posées par le poète libano-américain Ilia Abu Madhi (1889-1957) dans son recueil “Talasim” (Les Talismans), questions inhérentes au sens de la vie et surtout au libre arbitre.
C’est déjà dans certains textes produits au cours des années 1970 que Lounis Aït Menguellet nous invite à des réflexions sur la vie en dehors des dogmes établis et des certitudes tranchées. S’abreuvant à l’héritage d’une culture paysanne croyant à la vertu du travail, à la sobriété dans les comportements quotidiens et à l’issue finale qui est le lot de toute l’humanité, le poète ajouta sa touche personnelle de magicien du verbe et de sculpteur de sens.
“Vie, puits de poison,
Tu es amèr tel le laurier-rose
Mon cœur a changé ton nom;
Le goût pour toi s’y est dissous.
Né pour jouir de tes faveurs.
Devenu grand, tu te joues de moi ;
Nous appréhendons les épreuves de la tombe
Ainsi que celles de la vie.
Nous avons peur d’aujourd’hui et de demain ;
Nous traînons notre peur matin et soir.
C’est bien écrit dans ton livre :
-Malmène l’homme dès sa naissance !-”

C’est en quelque sorte le péché originel dont l’humanité a fait un mythe fondateur de son existence. Faute d’expliquer la douleur, le mal et l’inexorable fatalité qui pèsent sur l’homme, ce dernier est non seulement destiné à se plaindre de sa situation mais aussi à fonder des mythes et établir des croyances. C’est un besoin psychologique. “L’homme est né persécuté ; la paix lui fut enlevée. C’est par les pleurs qu’il ouvrit les yeux”, chante Lounis dans un autre poème (Idhaq Wul Adawnihku).

La vie : jeux et enjeux
“La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie”, s’envole dans sa belle périphrase — une sorte d’oxymoron opposant deux syntagmes — un esprit distingué. Tout en admettant une sorte de malédiction qui frapperait l’humanité du fait même de son existence à laquelle il manquerait beaucoup de sens (Jacques London parle ici des “condamnés à vivre”), l’esprit pratique, marqué par la sobriété et l’humilité, se déploie dans une forme de pragmatisme qui affirme que dans chaque objet, chaque geste et chaque être, il y a nécessairement une finalité. C’est à partir de cette téléologie, qui fait intervenir la relation entre la fin et les moyens, que nous pouvons dire avec Aït Menguellet : “Nous ressemblons au vieux tamis que les gens refusent à mettre au rebus. Jadis, il jetait les balles de blé et laissait passer la farine. Maintenant qu’il n’en reste que le rebord en bois, on en fait un bendir pour la percussion.”
La chanson “Si Lxedma n’luzin s axxam” (1976) est un bel exemple de réflexion sur la vie, le destin et les vicissitudes d’un parcours dont les données nous échappent presque totalement. En se rendant chez l’émigré qui vient en vacances au pays pour demander après les nouvelles de son fils — c’est le troisième personnage de même condition qu’elle sollicite vainement pour cela —, la vieille femme lisait déjà dans les yeux de celui-ci une réponse lugubre laquelle, on le saura à la fin, lui apprendra que son fils est mort en terre étrangère. Pour lui annoncer la nouvelle, l’hôte du jour utilisera tout son génie afin de ne pas choquer la vieille femme. Il usera des paraboles les plus percutantes et des métaphores les plus expressives pour amortir le poids de la nouvelle qu’il s’apprêtait à annoncer. C’est une philosophie tirée de la sagesse populaire qui efface d’un trait les illusions d’un bonheur ici-bas et, par conséquent apprivoise la mort.
“Assieds-toi, chère vieille femme ;
La vérité ne saurait être scindée en deux.
Je te dirai des mots qui font mal.
Tout ce qui s’est passé, je l’ai vu de mes propres yeux.
Souviens-toi de celui qui a labouré la terre
Et qui l’a irriguée de sa propre sueur.
C’est la terre qui l’a élevé qui, aujourd’hui,
C’est retournée contre lui pour le dévorer.
Souviens-toi de ceux qui battaient les autres,
Croyant que leur force était éternelle.
Tu te souviens bien du jour où ils furent battus ;
Chacun en reçut plus qu’il n’attendait.
Souviens-toi des murs bien dressés,
Qui renvoyaient bien la lumière.
Tu assistas à leur chute.
Ils laissèrent à découvert tout le foyer.
Dis-moi qui pourra survivre !
Nous ressemblons à une bougie ;
Après avoir fondu, nous disparaissons des regards,
Et les ténèbres recouvriront la lumière.”

Dans le poème “Addunt iw” (1982), Aït Menguelent exprime les illusions d’une maîtrise du destin par l’homme. Le réveil brutal à la réalité est vécu comme une dure épreuve de désillusion.
“Ma vie, j’ai fait des comptes pour toi, et je me suis trompé ;
Ce n’est pas cela que j’attendais de toi.
Ma vie, j’ai revu les comptes que j’ai faits ;
Il s’avère que ce n’était pas là ta vraie face (…)
Apprends-moi, ma vie, ce que sont
La vérité et le mensonge.
J’aime le mensonge dès qu’il m’annonce une bonne nouvelle.
Ma vie, tu m’abreuvais de mensonges
Que tu as élevés en maîtres de la parole.
Ma vie, tu me montras la vérité écervelée,
Entre nous tu construis un mur.
J’ai demandé à voir la vérité,
Tu me dis viens la voir.
Et lorsque j’y étais, ce fut
Comme une hache sous mon pied (…)
Combien je croyais que je te tenais entre mes mains, ma vie !
Sans me rendre compte, tu me mis entre les tiennes.
Ma vie, pendue au-dessus de ma tête,
Tu me poursuis là où je vais.
Ma vie, tu es comme une épée suspendue à un fil,
Dès qu’il se rompt, tu m’envoies dans l’au-delà.”

Dans le même album, intitulé “Amacahu”, l’auteur relativise la fatalité en suggérant qu’une grande partie de notre destin est à réaliser par nous-mêmes. C’est dans le poème “Ines igma ur nezri macci s tmughli at cebwled labhar yetsen” (Dis à mon frère ingénu que ce n’est pas avec un regard contemplatif que tu pourras réveiller la houle d’une mer calme). Il s’agit plutôt de “tirer le tonnerre du ciel, la pluie, la grêle, le froid et la neige. Tu pourras alors assister de loin ce jour-là aux vaisseaux qui vont couler”, ajoute-t-il.
On comprend que, quelles que soient les limites imposées à la volonté humaine, la marge de manœuvre qui permet à l’homme d’assumer son destin en tant qu’individu dans la société existe toujours. Sans doute qu’à l’échelle cosmique et dans le grand fleuve de l’aventure humaine, le libre arbitre n’ait pas de sens. Mais dans la cité politique — au sens de Platon —, toutes les réflexions convergent pour dire que “nous avons le gouvernement que nous méritons”.
Même en éliminant le libre arbitre dans des questions délicates de métaphysique et de divinité, par quelle tortueuse fatalité devrions-nous nous formaliser avec des systèmes et des schémas établis pour nous depuis l’âge théologique, pour reprendre une expression d’Auguste Comte ? Un penseur, dans son humilité, son honnêteté intellectuelle et sa lucidité avoue : “Je ne sais pas où est la vérité, mais, je sais où elle n’est pas”. Ce qui arrive à un poète à qui on demande de décliner sa religion est tout simplement cocasse.
Aït Menguellet nous présente cette scène dans sa chanson “Ma teghlid madden awk inek”.
“Nous lui demandons de nous dire sa religion
Pour que nous l’adoptions nous aussi.
Nous voulons savoir le nom du prophète
Au nom de qui il accomplit ses prières.
Tandis que nous attendions sa réponse,
Il retourna son visage et se mit à rire !”

Une réponse largement suffisante, voire même cinglante, pour qui veut enchaîner la pensée humaine dans un dogme, un carcan. Car, nous dit Lounis, “La mère du poète, c’est la terre et ses habitants sont ses frères”. La seule religion qui vaille étant l’humanisme, une expression concrète de l’universalité.
Nous observons avec une grande curiosité les innovations réussies apportées par Aït Menguellat à la poésie kabyle en y introduisant les grandes questions philosophiques et les pensées novatrices ayant cours dans le monde.

Quoi de nouveau sous le soleil ?
Le dernier album d’Aït Menguellet produit au début de 2005 vient, dans le sillage de ce que nous avons écrit sur la pensée philosophique contenue dans les œuvres antérieures, couronner un parcours, une réflexion et une méthode. Dans un premier travail, nous situons au moins trois poèmes dans le champ d’investigation sur lequel nous nous sommes engagés jusqu’ici. D’abord, les deux chansons qui justifient le titre même de l’album : “Amghar azemni mi t id nesteqsa” et “Maci di tesleb ddunit”, ensuite “Tekkerd sbah gher ceghlik”. Cette dernière traite de la fuite du temps, du déroulement d’une vie faite de labeur et de simplicité à la manière de “Pauvre Martin” de Brassens immortalisé en kabyle par Mohia dans “Amuh n’muh wwet aqbbac”. C’est un thème qui a fait l’objet de profondes études menées par des philosophes comme Bergson et par des écrivains dans leurs œuvres de fiction et dont la plus importante sans doute est “Le désert des Tartares” écrite par Buzzati.
Baudelaire, dans son poème “L’horloge”, traduit parfaitement ce sentiment de la fuite du temps en nous jetant dans l’absurde d’où sont exclues hypocrisie et illusions. Les deux poèmes qui font intervenir, dans un dialogue, le peuple qui constate l’âpreté et le flou de la vie actuelle et le vieux sage qui répond que “cela a été toujours ainsi”, constituent la substantifique moelle d’une pensée qui, en ces temps de médiocrité et de mépris, se veut rigoureuse, vigilante et, de surcroît, esthétiquement éthérée et haute de couleurs. Même si comme le soutient un penseur, tout a été dit par le passé, y compris, pouvons-nous ajouter, dans la culture kabyle, le plus important pour la société — qui, enfin de compte ne fait qu’écrire le même livre depuis toujours — est la nouvelle formulation, l’appréhension personnelle que fait le poète des problèmes de toujours, la nouvelle esthétique qui prend en charge tous ces questionnements et ces observations.
Pour revenir au dialogue établi par Lounis entre la société et le vieux patriarche, il importe de dire qu’il touche à tous les aspects de la vie : cognitif, social, politique,
Lorsque des hommes en arrivent à tuer leurs semblables ?
Le ciel même a subi un changement;
Nous l’apprîmes de ceux qui se souviennent encore.
Vieux, nous voulons savoir
Ce qui aujourd’hui est en train de voir le jour.
Nous voyons le temps comment il est bâti;
Démoli, nulle trace de lui.
Ce que nous estimons être bon,
On nous ordonne de l’abandonner car “altéré”.
Les interrogations de l’“assemblée” continuent en citant tous les travers, incompréhensions et impasses qui se dessinent devant les horizons des hommes. La justice ? Elle est chassée et remplacée par l’arbitraire. Le pauvre ? Il subit son sort dans le silence et l’indifférence des riches. L’amour ? L’âge mûr l’a éloigné des horizons même si, paradoxalement on en rêve toujours. La santé ? Elle est malmenée par les épreuves et les vicissitudes de la vie.
“A chaque fois que nous nous lavons,
Nous reprenions nos saletés.
Comment voulez-vous qu’il vous écoute,
Celui qui a subi un lavage de cerveau ?
(…) Vieux, nous voulons savoir
Ce qui aujourd’hui est en train de voir le jour”.
Les réponses du patriarche sont trempées dans la sagesse ancestrale, qui ne se fait pas trop d’illusions sur le monde, le sort de l’humanité, les destins individuel et collectif. La même course du soleil, la même terre supportant les hommes, les mêmes problèmes qui se posent à l’humanité depuis qu’elle existe. “Vanité des vanités, tout est vanité !”, dit l’Ecclésiaste, en ajoutant que “il n’y a rien de nouveau sous le soleil”, citation que Lounis reprend dans une interview. Le problèmes se déplacent, se transforment, prennent d’autres aspects, mais, ils ne disparaissent jamais. C’est, sans doute la raison pour laquelle on a imaginé le péché originel. A la recherche éperdue de bonheur, l’homme mourra sans en avoir connu la teneur. C’est le désir de l’absolu. Ce bonheur existe-t-il seulement ? Tchekov nous apprend que le bonheur n’existe pas, seul existe le désir d’y parvenir. A moins que cela soit, comme le suggère le philosophe Alain, de petits instants fugaces que peut d’hommes savent happer dans la foulée des épreuves et de la démence du monde. Dans sa réponse, le patriarche avance :
“Ce qui advient, même si c’est d’une autre façon,
C’est déjà produit jadis,
Rien de nouveau n’a eu lieu.

Le toit du ciel recouvre la terre,
Il la regarde depuis qu’elle est là.
Il observe les jours qui font les siècles.
Il sait ce qui est déjà arrivé et ce qui arrive.
Il a vu des hommes tuer leurs semblables,
Et ceux qui, dans l’erreur, continuent leur chemin.
(…) La justice est une parole en l’air,
Un membre forcé de la famille.
L’arbitraire a toujours mené le monde.
Lorsqu’il a pris place parmi vous,
Il est bien sustenté par la peur”.
Dans un éternel recommencement, l’humanité retombe dans les mêmes travers, n’arrive pas à faire émerger ni encore moins à faire régner la justice, le bonheur et le bon sens.
“Ceux qui aspirent à la paix,
N’en trouvent nulle trace.
Ceux qui en jouissent,
N’en connaissent pas la valeur”.
Retrouvant ses excellentes tournures qui expriment la dialectique de la nature, Aït Menguellet nous replonge dans une sorte d’aporie grecque où l’effet et la cause se mêlent pour créer une situation d’absurdité indépassable :
“Avec de l’eau propre, tu t’en vas te laver.
L’eau sera salie, et tes mains seront nettoyées.
Vous salissez ceux qui souhaitent propreté.
Vous lâchez la bride de ceux qui sont tordus”.
Nous retrouvons évidemment dans les anciennes chansons de Lounis ces exemples de métaphores où les contraintes se nourrissent les uns et les autres en donnant lieu à des situations d’apparence absurde.
“Sans doute que c’est le couteau qui nous a égorgés
Qui pourra nous faire relever” (1989)
“Celui qui a bien vu a fini par dire :
Pourquoi le soleil a dévoré l’eau,
Et l’eau a voilé le soleil”. (in album Awal 1984).
En abordant des thèmes aussi profonds et qui réellement constituent une continuité de la réflexion de l’auteur depuis une trentaine d’années, Lounis Aït Menguellet projette incontestablement la poésie kabyle dans l’arène de l’universalité la plus raffinée. C’est, assurément, en partant de l’héritage culturel kabyle — que Mouloud Mammeri place dans le panthéon de la pensée humaine — que Lounis a su donner une autre dimension à cette littérature qui rejoint aujourd’hui, dans ce qu’elle a de plus profond et de plus fondamental, la grande littérature mondiale. Le théâtre de Samuel Becket, “Le mythe de Sisyphe” de Camus, “La Conversation” de Claude Mauriac et les romans de Kafka ne sont les seules œuvres de l’expression du sentiment de l’absurde. Il faut ajouter à ce panel une forme rare de la formulation de cette catégorie philosophique : la poésie d’Aït Menguellet. Car, en poésie, seul Baudelaire a pu dire de la façon la plus pertinente les sentiments de la déchéance de l’homme, du sens équivoque des choses et du non-sens de la vie. “C’est le privilège splendide des poètes que de savoir parer de rythmes la prose des jours et exalter l’action des prestiges de la parole”, disait Mouloud Mammeri.

Amar Naït Messaoud

http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=9320&ed=998N° :998     Date  2005-09-14

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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