- Les entretiens de Feraoun
La face méconnue de l’écrivain
Mouloud Feraoun a eu beaucoup d’entretiens avec des journalistes ou des écrivains illustres, à l’image d’Albert Camus. Il a même un enregistrement à la télévison (ORTF) datant de la fin des années 1950. Pour un homme de lettres, cela fait partie des activités ordinaires liées au métier tendant à susciter débats et controverses et allant, aussi, dans le sens de la promotion de sa propre production.
Pour Mouloud Feraoun, l’entretien journalistique n’obéit par à une simple formation dictée par “le marketing”, pourtant nécessaire, ni à un ludique échange de questions/ réponses.
C’est plutôt la continuité, le prolongement de l’homme lucide, humble et humaniste qui s’était investi dans l’écriture, l’éducation des jeunes générations et la promotion des centres sociaux.
Quatre jours avant le cessez-le-feu, il paya de sa vie sa générosité et son honnêteté intellectuelle.
Mouloud Feraoun a été un témoin privilégié d’un des conflits les plus sanglants du 20e siècle après les deux Guerres mondiales. Témoin ? Pas seulement. Dans la tourmente indescriptible où il n’y a pas que des héros et des traîtres, l’écrivain devient acteur même si, par des efforts surhumains, il essaie de cesser les ressorts de cette dichotomie et de ce manichéisme, réducteurs.
Pour cela, il suffit de feuilleter le “Journal” que Feraoun avait tenu entre 1955 et 1962, pour se rendre compte des déchirements et de la lucidité précoce du fils de Tizi Hibel.
L’environnement journalistique, à la périphérie de la littérature, qui régnait pendant la fin des années 40 et tout le long des années 50 était caractérisé par le réveil de la conscience européenne faisant suite à la déchéance des valeurs humaines et morales ayant marqué la seconde Guerre mondiale.
Les écrits et témoignages relatifs à cette période ont, en quelques sorte, balisé le champ intellectuel de ce que sera l’Europe pendant les décennies suivantes : (Coexistence pacifique, Humanisme, lutte contre le révisionnisme en histoire,…).
Les grands auteurs ayant marqué ce bouillonnement médiatico-littéraire étaient, entre autres, Jean Paul Sartre, Albert Camus, André Malraux, Simone de Beauvoir, Raymond Aron, André Gide et François Mauriac (ce dernier était le premier à utiliser, dans le journal “Le Figaro” le terme Holocauste, avec grand H pour désigner le massacre des juifs par les Nazis. En hébreux, c’est la Shoah).
Mouloud Feraoun, écrivain “indigène”, instituteur du bled ayant décroché une place au soleil, ne fait pas partie évidement de cette “aréopage” même s’il est pétri des même valeurs humanistes, laïque et républicaine que ces illustres hommes et femmes de lettres. Comme il l’exprime dans ses œuvres et dans ses entretiens, Feraoun traite de l’homme kabyle, de la Kabylie et de la Kabylité en les inscrivant dans la grande épopée de l’humanité avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses grisailles, ses imperfections et son élévation. Cette spécificité/universalité n’est pas familière des esprits engoncés dans la vie mondaine et les airs de villégiature.
M. Mammeri s’adresse à Feraoun en ces termes : “Mais, vieux frère, tu en a connu d’autres ; tu sais que pour aller à Ighil Nezman, de quelque côté qu’on les prenne, les chemins montent. Et puis après ? Tu sais aussi que les hauteurs se méritent. En haut des collines d’Adrar n’Nnif, on est plus près ciel”.
Tahar Djaout dira de lui : “Malgré cette carrière brisée (par la mort), M. Feraoun restera pour les écrivains du Maghreb un aîné attachant et respecté, un de ceux qui ont ouvert à la littérature nord-africaine l’aire internationale où elle ne tardera pas à inscrire ses lettres de noblesse. Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d’Algérie, M. Feraoun a porté aux yeux du monde, à l’instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple.
Parce que son témoignage a refusé d’être manichéiste, d’aucuns y ont vu un témoignage hésitant ou timoré. C’est, en réalité, un témoignage profondément humain et humaniste par son poids de sensibilité, de scepticisme et d’honnêteté. C’est pourquoi, cette œuvre généreuse et ironique inaugurée par “Le Fils du pauvre” demeurera comme une sorte de balise sur la route tortueuse où la littérature maghrébine a arraché peu à peu le droit à la reconnaissance. C’est une œuvre de pionnier qu’on peut désormais relire et questionner”.
La vision de Feraoun
Nous avons pu retrouver deux entretiens, séparés par 12 années d’intervalle, que Feraoun avait accordés au journal L’Effort algérien du 27 février 1953 et à un numéro des Nouvelles littéraire datant de 1961.
Dans Les Nouvelles littéraires, Feraoun répond à la question : “Quel est le problème de notre époque qui vous préoccupe le plus ?” Le plus important, dit-il, paraît être celui de la liberté et de la dignité de l’homme qui suppose, pour être réglé, que soit réglé avant lui et en toute urgence le problème de la faim et de l’ignorance. Mais, singulièrement, la paix du monde est toujours troublée ou dangereusement menacée par ceux-là mêmes qui proclament chaque jour leur désir et leur intention de résoudre cet important problème de la liberté et de la dignité de l’homme”.
A la question “La mort vous obsède-t-elle ?”, Feraoun répond avec une déconcertante lucidité: “J’y pense quotidiennement ; elle ne m’obsède pas. L’obssession de la mort a inspiré de belles pages à Pascal sur le “divertissement”, mais un homme raisonnable n’a aucune inquiétude”.
“J’ai 48 ans. J’ai vécu 20 ans de paix. Quelle paix ! 1920-1940. Et 28 ans de guerres mondiales, mécaniques, chimiques, raciste, génocides. Non, vraiment, on ne peut pas être optimiste sur l’avenir de l’humanité. On en arrive à penser constamment à la mort, à l’accepter dans sa nécessité objective. Encore une fois, il ne s’agit pas d’obsession.”
Quel est le personnage historique que déteste le plus Feraoun ? Dans sa réponse, il ne désigne personne en particulier, mais il s’en prend à des catégories, à des vocations : “Les prophètes et leur fanatisme, les dictateurs et leur sectarisme, les politiciens et leurs mensonges”.
Traduire l’âme kabyle
Concernant la littérature proprement dite, Feraoun, donne son avis sur le roman : “Pour moi, le roman est l’instrument le plus complet mis à notre disposition pour communiquer avec le prochain. Son registre est sans limite et permet à l’homme de s’adresser aux autres hommes : de leur dire qu’il leur ressemble, qu’il les comprend et qu’il les aimes. Rien n’est plus grand, plus digne d’envie et d’estime que le romancier qui assume honnêtement, courageusement, douloureusement son rôle et parvient à entretenir entre le public et lui cette large communication que les autres genres littéraires ne peuvent établir (…) le romancier, comme le poète et le peintre est digne d’envie. J’aime conter. J’ai peut-être du talent. Je voudrais bien me croire doué. Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup de choses à dire et tout le reste de ma vie pour cela. La somme d’efforts que mes ouvrages exigeront de moi sera toujours compensée par la joie que j’éprouverai à les écrire. J’écris donc d’abord pour moi. Mais, mon secret espoir est que cela touchera un jour quelqu’un ou beaucoup d’autres. Dans L’Effort algérien, Feraoun parle de sa première expérience littéraire, de lui-même et de ses moments d’écriture :
“J’ai écrit “Le Fils du Pauvre” pendant les années sombres de la guerre, à la lumière d’une lampe à pétrole. J’y ai mis le meilleur de mon être. Je suis très attaché à ce livre. D’abord je ne mangeai pas tous les jours à ma fin, alors qu’il sortait de ma plume, ensuite parce qu’il m’a permis de prendre conscience de mes moyens. Le succès qu’il emporté m’a encouragé à écrire d’autres livres (…) Il faut ajouter ceci : l’idée m’est venue que je pourrai essayer de traduire l’âme kabyle. J’ai toujours habité la Kabylie. Il est bon que l’on sache que les Kaybles sont des hommes comme les autres. Et je crois, voyez-vous, que je suis bien placé pour le dire. Le domaine qui touche l’âme kabyle est très vaste. La difficulté est de l’exprimer le plus fidèlement possible”.
Quand et comment Feraoun écrit-il, sachant qu’il est d’abord un fonctionnaire de l’enseignement ? “Je consacre ma journée à ma tâche professionnelle. J’écris mes livres la nuit et les jours de congé. Je noircis presque tous les jours de trois à quatre pages, sauf quand l’inspiration me fuit. Dans ce cas, je n’insiste pas. Je commence par établir une grossière ébauche du livre. Et c’est en écrivant que j’ordonne mon récit. En gros, je sais où je vais. Mais , au fur et à mesure qu’avance le travail, surviennent des scènes et des situations que je n’avais pas prévues”. Feraoun parle des livres qu’il aime lire : “J’ai beaucoup lu, et de tout. Je goûte les livres vraiment humains, ceux où l’écrivain a essayé d’interpréter l’homme dans toute sa plénitude, car, l’homme n’est ni franchement bon, ni franchement mauvais. L’écrivain, voyez-vous, n’a pas le droit de parler des hommes à la légère”. D’une probité exemplaire et d’une honnêteté intellectuelle rarement égalée, Mouloud Feraoun a été l’un des premiers qui ont placé la Kabylie dans l’universalité et qui ont porté un regard humain et lucide sur sa société et les forces prométhéennes qui la travaillent.
Enfin, en matière d’esthétique de l’écriture, il aura été une école que beaucoup d’autres écrivains du Maghreb ont essayé de faire leur.
Après l’avoir adopté dans toute sa dimension au début de l’Indépendance, l’école algérienne du 3e millénaire a tourné le dos au “Fils du pauvre”, comme elle a tourné le dos aux valeurs humaines, républicaines et modernes, qu’il incarnait. Seuls quelques enseignants, dans leur “solitude pédagogique”, continuent amoureusement à dispenser les belles et bénéfiques pages de Fouroulou.
Amar Naït Messaoud
http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=13010&ed=1063
N° :1063 Date 2005-12-01
12 juin 2009
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