- Hommage à Jean El Mouhoub Amrouche
L’Ecrivain et son village
C’est grâce à Jean Amrouche que Ighil-Ali jouit d’une réputation nationale. Sans lui, et accessoirement, sa mère Fadhma Aït Mançour et sa soeur Marguerite Taous, Ighil Ali aurait été un village anonyme de la Basse Kabylie, comme le sont tant d’autres alentour.
C’est donc, grâce à la renommée nationale, voire internationale de la famille Amrouche que Ighil-Ali est devenu singulier. Avec un profil à nul autre pareil, sauf sans doute Béni Yenni auquel il est souvent comparé, Ighil Ali est aujourd’hui considéré à tort où à raison, comme le creuset de l’intelligentsia kabyle, un des bastions où se reproduit l’élite nationale et, ces dernières années, il est devenu un des fers de lance de la contestation politique.
Par Abdelkrim DJAAD
Il faut dire qu’Ighil Ali a été traversé par plusieurs phénomènes qui ont été constitutifs de sa personnalité. L’école au milieu du XIXe siècle avec l’enseignement catholique inhérent, le nationalisme avec la résistance d’El Mokrani dans le terreau d’un Islam rigoriste. Mosquées, zaouïas, médersas, université islamique à Boudjellil, confréries maraboutiques témoignent d’un très fort ancrage d’Ighil Ali dans cette religion. Puis l’école laïque et l’émigration, tant dans le pays qu’en France. Tout ceci, à côté de traditions inaltérées, a construit l’identité d’Ighil Ali. Bien sûr, il ne s’agit là que de généralités et de raccourcis, mais tout autant, ces quelques points peuvent nous expliquer que dès le début du siècle, se sont constituées les frontières entre deux communautés : l’une chrétienne, fortement minoritaire, et l’autre musulmane. Mais au-delà des croyances, peu à peu se sont forgées aussi deux sociologies : l’une européenne par son mode de consommation, par sa croyance et par l’école des Péres Blancs et l’autre algérienne, kabyle, musulmane.
C’est dans ce bouleversement sociologique qu’est né Jean El Mouhoub Amrouche. Enfant d’une histoire contrariée. Enfant de destins tragiques et singuliers. Celui notamment de Fadhma Aït Mançour, sa mère, fille naturelle, et de sa grand-mère maternelle. Celui aussi de son père Belkacem. Que n’a-t-il pas fallu de courage et de conviction pour s’excommunier de sa fratrie et devenir, avec une certaine insolence, chrétien ! Que d’insultes, de quolibets, de haine n’a-t-il subis, surtout dans sa propre famille.
C’est à cause du refus de la circoncision de Jean El Mouhoub que Belkacem s’est fâché durablement avec son père. Haute figure du village, patriarche s’il en fut, lettré et fortuné.
Si donc Jean El Mouhoub Amrouche a donné son lustre au village, il faut dire que c’est Ighil Ali qui a entièrement forgé le poète, le journaliste et l’essayiste. C’est dans ce village où l’humilité se lie à l’honneur, où la misère se soulage par des prières et où les douleurs se répandent sur le silence des montagnes, qu’un matin du 7 février 1906, une mère a » coupé avec ses dents le cordon ombilical » d’un enfant qui va devenir un prodige des lettres françaises. Il a vu ces visages burinés, ces mains calleuses de paysans qui se battent avec une terre schisteuse pour lui arracher quelque subsistance. Il a participé de ce désespoir de familles entières que déciment la faim et la maladie. Il a été bercé des monodies de sa mère, il a appris l’alphabet et les premières syllabes dans une classe rurale et bien rudimentaire. Il a appris les liens de sang, le pain d’orge que l’on partage et le deuil qui unit.
Dans tous ses écrits et ses déclarations publiques, il faut tout de même le souligner, il a très peu évoqué son deuxième pays d’exil, la Tunisie, contrairement à sa sœur qui a consacré un livre » La rue des tambourins « , à cette deuxième patrie. A ma souvenance, Jean El Mouhoub Amrouche n’évoque que cette terre natale. La terre de son enfance. De ses racines. De cet humus où rien ne meurt, ni la mémoire, ni le passé, ni l’avenir. Tout se fige à Ighil Ali et tout devient de la sorte indélébile. La culture, c’est ce qui reste après qu’on ait tout oublié, disait un grand homme. Et Ighil Ali restera en lui malgré toutes les entreprises palpitantes de la vie, qu’il a traversées. Il cite très peu le village, il est vrai, mais il a un rapport constant à ses origines. Origines qu’il revendique avec fierté. Qu’il évoque avec talent, qu’il sublime avec panache. Dans un célèbre quatrain, il rend même un hommage vibrant à cette mémoire d’un village tapi dans un trou de montagne :
« Je n’ai rien dit qui fut à moi
Je n’ai rien dit qui fut de moi
Ah ! Dites-moi l’origine
Des paroles qui chantent en moi”
Cet amour pour cette terre natale, il le vit en homme multiple. D’abord les prénoms, Jean El Mouhoub, l’un chrétien, l’autre kabyle. Ensuite la religion, musulmane de culture, chrétienne de conviction. En passant par les langues, le kabyle sociologique et le français par apprentissage et enfin la citoyenneté algérienne par l’histoire et française par assimilation. Les multiples facette d’un homme traduisent un déchirement que peu d’hommes ont vécu ou vivent de nos jours.
Un écartèlement que Jean El Mouhoub Amrouche a traduit dans une sorte d’harmonie précaire. Il est conscient de ce malaise né, non d’une double culture, mais d’un double « moi ». Pourtant, jusqu’à sa mort, il a assumé avec une dignité inouïe cette double appartenance, mélange sulfureux de l’histoire millénaire de la Kabylie et de celle de la colonisation. En exemple, il a toujours refusé qu’on l’appelle Jean ou El Mouhoub. Il a toujours exigé de ses vis-à-vis l’emploi entier de ses deux prénoms. Mais ce caractère trempé dans de l’acier, il le doit surtout à sa mère qui a forgé chez ses enfants une « grande force créatrice ». Une femme d’exception qui a souffert le martyr dans une Kabylie prude et bigote et qui laisse peu de place aux femmes déclassées socialement. Pourtant, Fadhma Aït Mançour Amrouche est l’une des premières femmes à obtenir en 1890 son brevet élémentaire dans toute la France métropolitaine et coloniale. Lettrée, elle l’était, mais on retiendra d’elle qu’elle fut enfant naturelle et chrétienne. C’est cette excommunication qui a fait sans doute le plus de mal à Jean El Mouhoub Amrouche. Dans un moment de désespoir existentiel, il écrit :
« Nous voulons la patrie de nos pères
La langue de nos pères
La mélodie de nos sangs et de nos chants
Sur nos berceaux et sur nos tombes
Nous ne voulons plus errer en exil
Dans le présent sans mémoire et sans avenir. »
Jean El Mouhoub Amrouche portera en lui comme une plaie jamais refermée et purulente cette excommunication qui a induit l’exil, l’errance intellectuelle. C’est dans ce moment qu’il a incité sa mère à écrire « L’Histoire de ma vie » qui fut, de mon point de vue, avec « La colline oubliée » de Mouloud Mammeri, les plus grandes œuvres réalistes de la littérature algérienne d’expression française. Il voulait qu’elle écrive non pas comme faire un voyage introspectif dans les méandres de ses souvenirs cendreux, ou pour obtenir quelques effets cathartiques, mais il voulait cette œuvre comme témoignage essentiel du destin contrarié de leur famille. C’est le poids de l’histoire, les contraintes sociologiques et religieuses et les avatars de la vie qui ont fait subir ce sort inédit aux Amrouche. Le même Mouloud Mammeri disait que ce sort « a été une fuite harcelée, hallucinante, de logis en logis, de havre jamais de grâce en asile toujours précaire. Ils sont toujours chez les autres étrangers, où qu’ils soient. »
On peut même dire qu’ils étaient étrangers chez eux. A Ighil Ali !
C’est là sans doute où ils ont ressenti l’opprobre la plus crue et le rejet le plus abject. C’est notre communauté qui a fait d’eux des exilés permanents, des sans terre et des sans racines. Il m’en souvient, c’était aux derniers jours de Belkacem, le père, que moi et certains de mes camarades lapidions la maison des Amrouche. Sans justification, sans mobile. Rien que cette haine ordinaire née d’atavismes et d’exclusions religieux. Et Belkacem qui allait s’éteindre dans les bras de René, autre chrétien, facteur de son état, nous criait » Pourquoi ? Pourquoi ? « . Cris de désespoir. Cris de celui qui ne comprend toujours pas cette animosité qui le poursuivait jusqu’au soir de sa vie.
On ne le savait pas nous-mêmes. On jetait des pierres comme on allait à l’école. Par nécessité indéfinissable. Par obéissance parentale qui désignait le chrétien comme une anomalie divine, comme une verrue sur le visage lisse de l’humanité kabyle. C’était notre honte alors qu’ils étaient le miroir d’une Kabylie multiple. Diverse. Une Kabylie démocratique avant l’heure. Une Kabylie qui préfigurait au début du siècle passé ce que l’on aspire à être aujourd’hui. Enrichissons-nous de nos mutuelles différences, disait un autre grand homme. Mais, au lieu de cette inclination à la tolérance, nous avons développé un bestial comportement.
Mais cet ostracisme villageois n’est pas le défaut majeur d’une seule contrée de l’Algérie. Ni même de France et de Navarre. Partout, « le petit indigène », comme le définit si bien Tassadit Yacine, a été frappé d’exclusion, muré dans des silences inexplicables, renié même dans les domaines où il excelle : la poésie et le journalisme. Dans son « Journal », cette confidence, ou plutôt ce cri du cœur à valeur testamentaire : « On fait quelque bruit autour de la littérature nord-africaine – d’où l’on m’a exclu – nulle part je n’ai vu cité mon nom, ni celui de Maire-Louise. Pourquoi cacher que j’en ai souffert ? Blessure d’amour propre seulement ? Non : cela me touche profondément. A qui demander de reconnaître mon « génie » à des signes, dont presque tous sont cachés ? »
Les villageois, le monde des lettres, celui du journalisme et de la littérature ont été cruels envers cet être d’exception. On ne lui a pas pardonné cette double appartenance à l’Algérie et à la France, à la Berbérité et à la culture française, à ses origines et à son assimilation, à la chrétienté et à l’islam, voire à l’athéisme. Quand il a écrit « Cendres » et « Etoiles secrètes », sa poésie a confiné à l’absolue beauté, quand bien même elle fut d’essence christique, la critique n’a salué ni le « génie littéraire », ni « la transcendance poétique ». Juste quelques articulets de presse qui ont signalé la parution des œuvres. Quand il est devenu essayiste avec « l’Eternel Jughurta », « Le Journal », ou « Un Algérien s’adresse aux Français », on accorda quelque mérite du bout des lèvres à un intellectuel bicot. Quand il devint le familier de Giono, de Gide, de Mauriac et de Saint John Perse, quand il inventa à travers ses fameux entretiens le feuilleton radiophonique, et quand il devint, excusez du peu, rédacteur en chef de l’ORTF, alors il n’est que l’exemple type de l’assimilation réussie. Et enfin, quand il fut « cette passerelle » politique et qu’il servit de correspondant entre Ferhat Abbas et le Général De Gaulle, les uns et les autres le désignèrent comme un social-traître, jusqu’à ce qu’il fut congédié de l’ORTF. Il n’eut finalement que de rares grands hommes pour saluer en lui le talent d’exception, porteur intègre des valeurs universelles. Comme De Gaulle qui à la mort de Jean El Mouhoub Amrouche écrivait : « Jean Amrouche fut une valeur et un talent. Par dessus tout il fut une âme. Il a été mon compagnon. » Cette multiculturalité, cette phénoménale appartenance à des pôles culturels dissemblables, voire opposés, sont comme ces « ailes de géant » l’empêchant de voler, du poème l’Albatros de Charles Baudelaire. Et à Jean El Mouhoub Amrouche à chaque fois de remettre le métier à l’ouvrage, de réexpliquer aux idiots qui ne comprennent rien à ces grands écarts culturels qui sont le propre des génies. Il dit :
« Kabyle de père et de mère, profondément attaché à mon pays natal, à ses mœurs, à sa langue, amoureux nostalgique de la sagesse et des vertus humaines que nous a transmises la tradition orale, il se trouve qu’un hasard de l’histoire m’a fait élever dans la religion chrétienne et m’a donné la langue française comme langue maternelle. » Le pays natal, Ighil Ali assurément ! C’est là où tout a commencé pour lui et c’est là sans doute où le cycle d’une vie s’est achevé. Et entre les deux, il n’y a rien, sinon l’ambition naine des hommes, les amours passagères, une carrière peut-être, des souvenirs çà et là. Mais en vérité, la vie sonne en creux quand on a perdu son enfance. Quand on a été orphelin de son enfance. Quand des adultes, fussent-ils père et mère, ont confisqué cette enfance au nom des nécessités de la vie. Que devient-on quand on a été privé d’enfance, de village natal ? Qu’importe ce que l’adulte sera. Fin lettré ou ouvrier agricole, mondain ou clochard, âpre au gain ou dispendieux, mais tout aura un goût de cendres. Jean El Mouhoub Amrouche écrira : « Je ne suis qu’un enfant perdu parmi les hommes, enfants perdus, qui ont perdu leur enfance ? Il perdure une empreinte creuse, une blessure mal fermée d’où le sang perle goutte à goutte, une saveur acide et pure, un avant-goût de paradis, une saveur de souvenir que le temps n’a pu submerger. C’est quelque part loin dans l’âme, en un lieu mal défini, dans les halliers secrets du cœur. »
« Comprends-tu ? Je suis orphelin, nous sommes tous orphelins. Connais-tu mon père, ma mère ? Ou me montres-tu ma patrie ? Car je n’ai ni père, ni mère, je suis orphelin sans patrie. Je ne suis pas de ce pays, je ne suis pas de votre monde. Je suis un homme et je suis Dieu, je ne suis ni homme ni Dieu, car l’homme pleure d’être Dieu et Dieu souffre d’être un homme parmi les hommes. » Voilà pour Ighil Ali. Comme un dépit amoureux. Le poète boucle la boucle de cet ostracisme injuste, en reniant tout, la patrie, les parents et même Dieu. Entre l’Algérie, la Tunisie et la France, il sait qu’il est de cet exil où la tombe est apatride. Et pourtant, que ne s’est-il pas battu pour ce pays. Dans ses livres, dans sa carrière journalistique et dans sa profession de foi politique. Peu avant sa mort, ayant conscience d’appartenir à la communauté d’hybrides culturels, comme une prémonition, il se pose cette question cruciale. La seule question qui vaille à mon sens au terme du combat libérateur. Une question sur cette Algérie qu’il aime passionnément, mais qui repousse ses amours envahissantes : « L’Algérie pourra-t-elle remplir ce que nous espérons, devenir cette nation multiraciale qui dépassera les antagonismes de race et les antagonismes religieux, deviendra-t-elle ce qui n’existe nulle part au monde, c’est-à-dire la patrie de l’Homme où ses composantes religieuses, linguistiques, passionnelles et mythologiques seront dépassées ? C’est cela la grande question. »
Il y a fort à parier, Jean El Mouhoub Amrouche, qu’elle ne le sera jamais. C’est un autre hybride culturel qui vous le dit. Cent ans après votre naissance. Quarante-quatre ans après votre décès, là-bas, dans cette France qui somme toute n’a jamais été votre pays. Tout au plus une terre d’accueil. Vos cendres trouveront sans doute plus de sérénité et de calme éternel dans cette terre schisteuse emplie d’oliviers.
Au milieu de vos camarades de classe, des membres de votre famille. Au milieu de ce village, parmi les vôtres. Ou les enfants de nos enfants se repentiront de tout le mal que l’on vous a fait. Ici, à Ighil-Ali, dans une nouvelle éternité, Vous saurez sans doute nous pardonner.
A.D.
http://www.depechedekabylie.com/popread.php?id=17662&ed=1140
12 juin 2009
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