Le mauvais jars (8e partie et fin)
Résumé de la 7e partie n Le froid a gelé la surface de l’étang. Le jars a cru que l’âne a utilisé un subterfuge pour récupérer la balle.
Ils traversèrent l’étang plusieurs fois, et partout ils trouvèrent sous leurs pieds cette même surface de métal froid.
— C’est pourtant vrai qu’il a bouché notre étang, convint le jars.
— Quel ennui ! dit la mère l’oie. Une journée sans bain est une triste journée, surtout pour les enfants. Tu devrais bien rendre la balle…
— Laisse-moi tranquille, je sais ce que j’ai à faire. Et surtout, silence sur cette aventure… qu’on n’aille pas apprendre que je suis tombé sous la coupe d’une bourrique.
La tribu rentra à la basse-cour se cacher dans un coin. Pour passer devant la clôture, elle fit un large détour, mais l’âne cria :
— Est-ce que tu rends la balle ? Est-ce que je dois déboucher l’étang ?
Le jars ne répondit pas, trop orgueilleux pour céder du premier coup. Toute la matinée, il fut d’une humeur massacrante et ne toucha pas à sa pâtée. Vers le commencement de l’après-midi, il se demanda s’il était possible que l’âne eût bouché l’étang et s’il n’avait pas rêvé. Après bien des hésitations, il se décida à y aller voir. Il lui fallut constater qu’il n’avait pas rêvé. L’étang était solidement bouché. A l’aller et au retour, l’âne lui demanda encore s’il était prêt à rendre la balle :
— Prends garde qu’il ne soit trop tard quand tu t’y décideras !
Mais le jars passa la tête haute. Enfin, le lendemain matin, ne voulant pas engager lui-même les pourparlers, il envoya la mère l’oie auprès de l’âne. Delphine et Marinette se trouvaient justement là. Il faisait moins froid que la veille et la glace fondait déjà sur l’étang. — Ma chère bonne oie, déclara l’âne (et il faisait semblant d’être en colère), je ne veux rien entendre avant d’avoir la balle. Vous pouvez aller le dire à votre époux. J’en suis ennuyé pour vous qui êtes bonne personne, mais ce jars est un entêté qui fait le malheur de sa famille.
La mère l’oie repartit à grands pas, et les petites, qui avaient eu de la peine à cacher leur envie de rire, purent s’amuser à leur aise.
— Pourvu que le jars n’aille pas faire un tour à l’étang avant de se décider, dit Delphine. Il verrait bien que le couvercle est en train de fondre.
— Ne craignez rien, dit l’âne, vous allez le voir arriver avec la balle.
En effet, le jars ne tarda pas à arriver à la tête de son troupeau. Il tenait la balle dans son bec et la jeta d’un geste rageur de l’autre côté de la clôture. Marinette la ramassa, et le jars se disposait à gagner l’étang, mais l’âne le rappela d’un ton sec :
— Ce n’est pas tout, lui dit-il. Maintenant, il s’agit de faire des excuses à ces deux petites que tu as mordues l’autre jour.
— Oh ! mais non, ce n’est pas la peine, protestèrent les petites.
— Si, j’exige des excuses. Je ne déboucherai pas avant qu’il vous ait demandé pardon.
— Moi, faire des excuses ? s’écria le jars. Ah ! jamais ! j’aimerais mieux me passer de bains toute ma vie !
Il rebroussa chemin aussitôt avec toute sa famille et regagna la cour de la ferme où il essaya d’oublier l’étang en pataugeant dans une flaque d’eau boueuse. Il tint bon pendant toute une semaine, et lorsqu’il se résigna aux excuses, il y avait six jours que la glace était fondue sur l’étang ; il faisait si chaud qu’on se serait cru au printemps.
— Je vous demande pardon de vous avoir mordu les jambes, prononça le jars que la colère faisait bégayer. Je fais le serment de ne pas recommencer.
— Voilà qui est bien, dit l’âne, je débouche l’étang. Allez vous baigner.
— Ce jour-là, le jars fit durer la baignade longtemps. Lorsqu’il fut de retour à la ferme, le bruit de sa mésaventure commençait à se répandre et il lui fallut subir les railleries de toutes les bêtes. Chacun s’émerveillait que le jars pût être sot et l’âne aussi malin. Aussi n’est-il plus question, depuis ce jour-là, de la bêtise de l’âne ; et l’on dit, au contraire, d’un homme à qui l’on veut faire compliment de son intelligence qu’il est fin comme un âne.
D ’après Marcel Aymé
30 mai 2009
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