Le mouton (2e partie)
Résumé de la 1re partie n Delphine et Marinette caressaient un gros mouton que leur oncle Alfred, un jour qu’il était venu à la ferme, leur avait donné. Il posait sa tête, tantôt sur les genoux de l’une, tantôt sur les genoux de l’autre.
Les parents poussèrent le cheval dans la cour et firent avancer leur mulet, ce que voyant, les petites protestèrent. Pour faire plaisir à un passant brutal, fallait-il qu’un vieil ami comme le mulet fût obligé de quitter la ferme ? Le mouton en avait des larmes dans les yeux et se lamentait sur le sort de ce malheureux compagnon.
— Silence donc ! commandèrent les parents avec des voix d’ogres et, comme le soldat tournait le dos, ils ajoutèrent à voix basse : Voulez-vous, par vos bavardages, nous faire manquer un marché aussi avantageux ? Si vous ne faites pas taire votre mouton sur-le-champ, il sera tondu à ras avant qu’il soit midi.
Le mulet, lui, ne protestait pas et, tandis qu’on lui passait la bride, il se contentait de cligner de l’œil à l’intention des petites. Lorsqu’il eut enfourché sa nouvelle monture, le soldat retroussa sa moustache et s’écria : «En route ! Mais le mulet n’en bougea pas plus et ni les éperons, ni le mors, que son maître lui fit sentir cruellement, ne purent le faire avancer d’un pas. Les injures, les menaces, les coups, rien ne le décida.
— C’est bon, dit le cavalier, je vois ce qu’il me reste à faire.
Mettant pied à terre, il tira encore un coup son grand sabre qu’il se disposait à plonger dans le poitrail du mulet.
— Arrêtez, lui dirent les parents, et écoutez-nous plutôt. Certes, voilà une sotte bête de ne pas vouloir avancer, mais vous savez combien les mulets sont têtus. Un coup de sabre n’y changera rien. Tenez, nous avons là un âne qui ne craint pas la fatigue et qui ne coûte presque rien à nourrir. Prenez-le et rendez-nous notre mulet.
— C’est une bonne idée, dit le soldat, et il rengaina son sabre.
Le malheureux âne qu’on dévouait ainsi à la place du mulet n’avait à coup sur aucune envie de quitter la ferme où il laissait nombre d’amis, entre lesquels Delphine, Marinette et leur mouton étaient justement les plus chers. Pourtant, il ne laissa rien voir de son émotion et s’avança vers son nouveau maître de l’air modeste et résigné qu’on lui avait toujours connu. Les petites en avaient le cœur serré, et, pour le mouton, il était secoué de gros sanglots.
— Monsieur le soldat, suppliait-il, soyez bon pour l’âne. Il est notre ami.
Tant qu’à la fin, les parents vinrent lui mettre le poing sous le nez en grondant :
— Sale bête de mouton, tu cherches à nous faire manquer une bonne affaire, mais va, tu te repentiras d’avoir été trop bavard.
Sans prendre garde à la prière du mouton, le soldat enfourchait déjà sa monture. Il n’eut d’ailleurs pas sitôt retroussé sa moustache et commandé «en route», que l’âne se mit à marcher à reculons et en zigzaguant de telle sorte qu’il menaçait à chaque pas de mettre son cavalier au fossé. Aussi le soldat ne fut-il pas long à descendre et, comprenant que l’animal se dérobait de mauvaise volonté :
— C’est bon, dit-il en grinçant des dents. Je vois ce qu’il me reste à faire.
Pour la troisième fois, il tira son grand sabre et assurément qu’il aurait percé l’âne d’outre en outre si les parents ne s’étaient suspendus l’un à son bras et l’autre à son habit.(à suivre…)
D ’après Marcel Aymé
30 mai 2009
Non classé