Nouvelle : Soraya
par ⋅ vendredi 28 mars 2008
Je venais de finir mon service militaire, je revenais de deux ans d’apnée dans l’armée, de submersions dans l’uniforme. C’était fini, enfin, les présentations d’armes chaque matin devant les drapeaux, l’interminable position sotte en courbette obligatoire devant les gradés qui ont donné des années de leur vie juste pour tenir en respect des
séquestrés comme moi. Fini, les punitions humiliantes que vous afflige un adjudant illettré, incapable de comprendre le supplice des travaux forcés. Fini ! Les boules à zéro, les arrêts, la course aux permissions et les champs de tir où la cible a forme humaine. Fini ! Les corvées de cuisine, les parades, les pas cadencés, les garde-à-vous devant des obtus qui se croient supérieurs parce qu’ils sont dépourvus de pitié. Finis, balayés les ordres renouvelés, assez d’entendre à chaque fois « exécution » Fini ! L’agression du haut parleur qui dégage chaque matin les bruyantes notes des musiciens imposteurs qui se targuent de leurs talents pour négocier des hymnes à la guerre. Fini ! Les injures des guerriers de carrière et les discours ennuyeux du commandant sur le rôle de l’armée nationale populaire dans l’édification de l’Etat.
Je retrouvais le quartier comme on retrouve une vieille maîtresse réconfortante en qui on trouve sa propension, ses goûts et ses penchants. Il me paraissait plus beau pourtant, rien en lui n’avait changé, mis à part la présence des policiers que je trouvais un plus renforcée. Je passais des heures, perché à la fenêtre, à le contempler. Je le regardais pierre par pierre, de balcon en balcon. Je retrouvais des souvenirs au bas des murs, aux coins des ruelles discrètes, criblées des traces de mes chroniques d’enfant. Un quartier sans opulence, niché dans l’atmosphère d’une architecture avortée mi-turque mi-latine, formé d’un croisement de deux rues étroites aux immeubles mal rafistolés. A des intervalles irréguliers des trouées, des petits passages si limitées que vos mains étendues peuvent presque toucher les deux murs. Et dans les fissures des murs poussent toutes sortes de branchages aux enflures surprenantes. Au-dessus du quatrième étage du bâtiment N° 3, un figuier sort du crapouillot du fronton frotté de bitume. Tous les immeubles sont abandonnés au gré des aléas. Moribonds, ils s’inclinent derrière une mosquée dont la façade principale donne sur le palais de justice d’Alger. Deux justices qui se font face, s’achètent et se monnaient, tantôt se coudoient tantôt s’entrechoquent aux pertes et profits. Sous ces héritages de pierres flagellées par le temps, nul ne trouve les conditions dignes de sa qualité de citoyen. Chaque matin apporte le souci du minimum nécessaire à la survie.
Un soir, je suis rentré à la maison un peu déconcerté. Ma mère était au téléphone, j’ai eu juste le temps de l’entendre dire » C’est comme ça, c’est Dieu qui décide de tout » puis elle déposa maladroitement le combiné et retourna s’asseoir sur le divan. Terne et surchargée de tristesse, assise sur ses jambes croisées, la tête dans les mains, elle pleurait, certaine que le ventre de sa fille aînée lui infligeait une humiliation. Ma sœur Nora venait d’accoucher d’une fille, une deuxième. La honte pour les femmes kabyles de l’âge de ma mère. Je l’écoutais geindre dans son soliloque ; elle se réservait souvent des apartés avec son ego quand quelque chose la chagrinait. Elle s’adressait à Dieu, elle Lui rappelait qu’elle n’avait jamais failli à son devoir de musulmane, qu’elle priait cinq fois par jour, qu’elle faisait l’aumône et que jamais elle n’avait douté de son existence. Les vieux réflexes kabyles étaient présents dans tous les actes de sa vie. Elle avait vécu une enfance tachée d’abus, de partialité et d’iniquité, elle était née fille et une fille en Kabylie naissait, me disait-elle avec une pointe d’ironie, au gré du châtiment attribué par Dieu à sa famille, une sanction venue rappeler aux parents ou aux grands-parents leurs méfaits.
Ma mère n’a jamais failli aux bons principes dans lesquelles elle avait été élevée. Elle ne possédait pas d’orgueil démesuré ni de fierté hors nature mais elle était capable d’aller jusqu’au sacrifice si elle le jugeait nécessaire. Elle prônait la primauté de l’éducation sur tout autre chose. Elle ne m’accordait aucune indulgence quand il était question d’un écart de politesse à l’égard des autres. Parce que j’étais son aîné, c’était en moi que se jouaient ses espérances et c’était à moi que revenait en premier le devoir de perpétuer le nom dans l’honneur et la dignité. Une fois que mon âge ne dépassait pas les onze ans, elle s’était rendu compte en vérifiant la monnaie posée sur la tablette de la cuisine que je lui avais piqué une pièce d’un dinar. C’était l’époque où la télévision, la misère aidant, faisait l’apologie du grand banditisme américain. Elle mit un couteau sur le réchaud et attendit que la combustion donne à la pointe la couleur du feu, elle ouvrit ma main et fait mine de vouloir l’y poser. Quand elle me vit en larmes, mendiant son indulgence, elle plongea la lame dans un pot rempli d’eau et m’obligea à regarder la fumée terrifiante que produit la fusion du brûlant et du glacé. Elle me prit au salon, la main toujours serrée dans la sienne, elle ne montrait pas de commisération pour que je ne détecte en elle aucune faiblesse. En vérité, jamais elle n’aurait touché à cette folie, elle voulait juste que je présage ce châtiment en cas de récidive.
Elle me racontait alors tout ce que l’on dit des voleurs, je l’écoutais larmoyants.
- Tu vois, idiot, j’ai failli te brûler la main non pas pour un dinar mais pour l’acte. Est-ce que tu sais tout le mal que se donne ton père chaque jour pour ramener ce dinar à la maison ? Pour que tu n’aie pas faim ! Pour que tu n’aie pas froid ! Un dinar ! Pourquoi tu ne me l’as pas demandé, Hein ? Tu voulais goûter au plaisir de le prendre discrètement ? C’est comme cela que l’on devient voleur. Rien ne justifie le vol, ni l’inconscience ni l’insuffisance ni la faim. N’oublie jamais cela sinon, recommence et la punition qui suivra, tu ne l’oublieras jamais, je te le jure sur Sidi Abdelkader El Djillali.
Je l’avais surprise une heure plus tard demander pardon à Dieu, elle se reprochait le fait de m’avoir fait peur. Moraliser brutalement était pour elle un méfait. Elle n’a jamais commis la plus petite faute sans aller se l’avouer d’elle même sous la fenêtre du balcon, c’était sa manière de confesser. N’empêche, mon petit larcin l’atterrait, visage crispé, les dents serrés, elle suppliait Dieu de m’éviter un avenir de voyou.
- Mon Dieu, si une fois j’ai mangé sans penser à ceux qui ont faim, si une fois j’ai souhaité le mal à quelqu’un, si une fois j’ai ri des malheurs des autres, arrache moi un œil pour me punir mais guide mes enfants dans le droit chemin, épargne moi la honte, ne leur prescris pas des conduites indignes.
Ma mère emplissait sa culture des déboires de la vie, des traditions, des contes, des adages. Elle aimait le légendaire Si Mohand Ou M’hend, le poète Benmohamed, Aït Menguellat et la JSK. Elle n’avait pas connu l’école ; colonisée, asservie, notre Kabylie restait déloyale envers la femme, elle s’était illustrée d’un aspect désolant envers la femme, la sœur, la fille.
J’essayais de consoler ma mère, je voulais l’extirper du passé mais elle ne m’écoutait pas et un moment elle m’avait carrément remballé.
- Garde-moi de tes révoltes informes, tu penses que j’ignore la débilité qui régit notre société, tu oublies que les hommes ne sont pas tous comme ton père, enfanter des filles peut les chagriner. Pense à ta pauvre sœur que le destin échoit.
Au bas de la cheminée de marbre, ma petite sœur Shahrazade nous regardait le pouce dans la bouche, elle pensait peut-être que nous nous disputions. Elle était effrayée mais elle me souriait. Elle avait trois ans. Elle avait couru ouvrir la porte quand la sonnerie avait retenti. C’était mon beau-frère, il était venu tout joyeux nous annoncer son bonheur. Il prit la main de mère avec un tendre bisou sur le front.
- Ta petite fille, je l’ai nommé Soraya, (la joyeuse). Il avait ramené des oranges, il en avait épluché une qu’il tendit à ma mère. Elle refoulait difficilement ses sanglots, elle lui tenait la main, heureuse de ne pas constater en lui quelque chose de méchant envers sa fille et de répugnant envers sa petite fille. Il était pressé, il devait partir. Elle le raccompagna à la porte avec des éloges encensés à son égard.
-Ihi, ur iheqrara tulass (Il ne méprise pas les filles). Il y avait tant de joie dans sa voix que le bonheur se sentait dans toute la maison.
Jamais ma mère n’avait manifesté une quelconque différence entre nous, frères et sœurs, elle aimait entendre le principe d’égalité entre femmes et hommes. C’était beaucoup plus la conception des « autres » à ce sujet qui lui donnait des frissons.
Surtout que de son temps, en Kabylie, la venue au monde d’une fille était perçue comme un virage défavorable, grave, périlleux pour l’honneur de la famille. La femme goûtait au mépris au berceau et le dédain la suivait jusqu’à la tombe. Son enfance lui était dénié une fois l’âge de la tétée dépassé, elle devait commencer à écouter la mère, la grand-mère, la tante et assimiler leurs enseignements qui conditionneront ses mécanismes d’obéissance et à neuf ans, finissait pour elle, les camaraderies et l’unique distraction qui lui était permise : le jeu des osselets. Elle ne connaissait pas l’école. Le tablier, le cartable, le cahier, le crayon formaient le privilège réservé aux garçons. Au petit matin, elle rangeait les couvertures qui avaient servi de couche la veille, faisait la vaisselle et balayait la cour. Elle apprenait précocement qu’elle ne devait juger aucune tache ménagère au-dessus de ses capacités. Avoir faim lui était interdit, elle mangeait les restes des garçons. Elle besognait pour leur bien être, elle grandissait avec la croyance qu’elle leur était inférieure et se devait de rentabiliser son existence par une succession de corvées, de va-et-vient entre la maison et la source, la maison et les champs, de l’aube jusqu’à la fin du jour. A la source, elle y allait tôt le matin approvisionner la famille en eau, elle y apportait des cruches sur la tête ou des jerricans sur le dos. Elle y retournait le soir laver des kilos de linge. A huit heures, elle était déjà au champ, celui de sa famille ou celui des « autres », c’est selon. « Les autres », les marabouts qui s’étaient imposés en dignitaires parce qu’ils avaient le monopole de la religion, ne laissaient jamais leurs femmes œuvrer dans les champs, ils louaient alors la sueur des femmes pauvres. Le travail de la femme pauvre pour les marabouts était plus ardu, il devait être soigneusement exécuté. Son activité ne s’arrêtait qu’au coucher du soleil et à l’heure du déjeuner, elle se contentait de quelques herbes comestibles qu’elle récoltait sur place. Sa rémunération : quelques morceaux de sucre et quelques grammes de café que siroteront le père, le beau-père, le mari, le frère et le cousin. Au retour, elle traînait sur le dos du bois mort pour le feu du soir. Les trajets, elle les faisait pieds nus, des pieds souvent lacérés par un sol rocailleux qui grillaient au soleil ou par les lames du verglas patent quand il neigeait. Quand elle passait dans le village, les yeux dans la glaise, on n’entendait pas sa voix, surtout pas son rire, on ne voyait pas une mèche rebelle quitter son foulard, tout cela pouvait engendrer des représailles : des coups, l’enfermement définitif ou la répudiation. L’homme qui revenait d’une partie de dominos trouvait le repas tout prêt, il mangeait avec appétit du poivron, des navets, des oignons, de la tomate, de la pomme de terre et la fille se consolait des glands moulus. Elle restait anonyme et discrète, complètement effacée. Elle était surveillée, constamment épiée. A 14 ans, elle était déjà prête à assumer un foyer et à cet âge, elle commençait à inquiéter, il fallait qu’elle se marie car à 18 ans, elle sera vieille et laissée pour compte. Promise, dans la plupart des cas, elle était mariée à un homme qu’elle n’avait jamais connu, qu’elle avait peut-être aperçu au détour d’une fête. Son beau-père, sa belle-mère et son mari devenaient ses nouveaux maîtres, ils avaient des droits sur elle et elle avait des devoirs précis envers chacun. Elle ne parlait jamais devant le beau-père ni ne mangeait en sa présence et chaque soir, la belle-mère lui indiquait la tâche du lendemain. Elle se gardait de tomber malade et il ne fallait surtout pas qu’elle tarde à procréer, soupçonnée de stérilité, elle était répudiée. Quand elle enfantait d’un garçon, on lui faisait porter l’Afzim, cette broche qui marque le bonheur du foyer. Elle était saluée et agréée, Dieu la flattait, son statut était amendé pour quelques temps. On lui servait au lit de la viande et du miel, il fallait qu’elle reprenne des forces et bien s’occuper du garçon. C’est l’héritier ! Il va perpétuer le nom. Si elle accouchait d’une fille, on disait qu’elle portait en elle la calamité. La grisaille gagnait la maison. Ses parents se retrouvaient dans la tourmente et sa belle-famille sombrait dans l’angoisse, l’honneur de la famille est désormais en jeu. Le mari en voulait à sa femme et celle-ci, jetée dans l’écume de la vie, maudissait son ventre. Elle aura droit à un œuf bouilli et à quelques paroles apaisantes de la part des femmes charitables. » Pourvu que tu te rétablisses « , cette phrase la réconfortera un moment mais ne la soulagera pas de l’insolence. Si par malheur elle récidivait, elle était surchargée de mépris. Elle était acceptée peut-être mais dénuée de toute dignité, on s’adressera à elle avec irrévérence, elle sera conduite comme un mulet avec arrogance et son nom deviendra dérision.
Djaffar BENMESBAH.
Soraya est universitaire, elle se marie aujourd’hui, le 27 mars 2008. Ma mère et le papa de Soraya sont partis vers l’autre rive.
23 mai 2009
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