« Joindre à la noblesse de l’âme les lumières de l’esprit »
Les codes de bienséance et de sociabilité établis au siècle précédent se sont aisément inscrits dans le nouveau décor de la vie intellectuelle au XVIIIème siècle : si les salons, les clubs et les cafés ont remplacé la Cour, on exige toujours en effet de l’honnête homme les mêmes vertus. « L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou au fond d’une forêt, écrit Dumarsais; les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire; et dans quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu’il étudie et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables. » (Article Philosophe). On notera que c’est en effet la raison qui, ici encore, est garante de la probité : pour l’homme privé comme pour le monarque, que les philosophes ont tous rêvé sous la forme du « despote éclairé », l’amour du genre humain est une véritable mystique.
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Claude-Adrien Helvétius (1715-1771) De l’esprit (1758) [Fermier général, Helvétius consacra toute sa fortune au soutien de la philosophie des Lumières. Collaborateur de l’Encyclopédie, il y apporta son matérialisme, qui fait de l’homme le produit de l’éducation, et son ardent désir d’une refonte de la législation. Son ouvrage essentiel, De l’esprit, fut condamné à être brûlé, et Helvétius dut se rétracter publiquement. La vérité est ordinairement trop mal accueillie des princes et des grands, pour séjourner longtemps dans les cours. Comment habiterait-elle un pays où la plupart de ceux qu’on appelle les honnêtes gens, habitués à la bassesse et à la flatterie, donnent et doivent réellement donner à ces vices le nom d’usage du monde ? L’on aperçoit difficilement le crime où se trouve l’utilité. Qui doute cependant que certaines flatteries ne soient plus dangereuses et par conséquent plus criminelles aux yeux d’un prince ami de la gloire, que des libelles faits contre lui ? Non que je prenne ici le parti des libelles : mais enfin une flatterie peut, à son insu détourner un bon prince du chemin de la vertu, lorsqu’un libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce n’est souvent que par la bouche de la licence que les plaintes des opprimés peuvent s’élever jusqu’au trône. Mais l’intérêt cachera toujours de pareilles vérités aux sociétés particulières de la cour. Ce n’est, peut-être, qu’en vivant loin de ces sociétés qu’on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte et pure, sans avoir habituellement présent à l’esprit le principe de l’utilité publique, sans avoir une connaissance profonde des véritables intérêts de ce public, par conséquent de la morale et de la politique. La parfaite probité n’ est jamais le partage de la stupidité; une probité sans lumières n’est, tout au plus, qu’une probité d’intention, pour laquelle le public n’a et ne doit effectivement avoir aucun égard, 1 parce qu’il n’est point juge des intentions; 2 parce qu’il ne prend, dans ses jugements, conseil que de son intérêt. S’il soustrait à la mort celui qui par malheur tue son ami à la chasse, ce n’ est pas seulement à l’innocence de ses intentions qu’il fait grâce, puisque la loi condamne au supplice la sentinelle qui s’est involontairement laissé surprendre au sommeil. Le public ne pardonne, dans le premier cas, que pour ne point ajouter à la perte d’un citoyen celle d’un autre citoyen; il ne punit, dans le second, que pour prévenir les surprises et les malheurs auxquels l’exposerait une pareille invigilance. Il faut donc, pour être honnête, joindre à la noblesse de l’âme les lumières de l’esprit. Quiconque rassemble en soi ces différents dons de la nature, se conduit toujours sur la boussole de l’utilité publique. Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines, et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses lois; c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment même de l’humanité.
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21 mai 2009 à 3 03 09 05095
Questions :
* Relevez dans ce texte les allusions polémiques et les précautions prises par l’auteur.
* Le salut public : en quoi la fin de ce texte annonce-t-elle le sacrifice des sentiments privés au nom de l’utilité publique, qu’on observera notamment dans le règne de vertu et de terreur établi par un Robespierre ? Prenez connaissance du texte de Michel Onfray évoquant la tentative de juridiction de l’amitié initiée par Saint-Just. Vous pourrez l’utiliser pour discuter cette affirmation d’Helvétius : « tout devient légitime et même vertueux pour le salut public. »
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