Indication de l’amuïssement d’une lettre
Dans de nombreux cas, un accent circonflexe indique que le mot contenait une lettre maintenant disparue parce que le phonème qu’elle notait s’est amuï avec le temps.
Disparition d’un ancien s
C’est, de loin, le phénomène le plus célèbre. La majorité des cas provient d’un /s/ en position appuyante, c’est-à-dire devant une autre consonne. Le /s/ devant une consonne s’est amuï au XIe siècle, aux alentours de 1066, entraînant un allongement compensatoire (et une fermeture permanente de la voyelle /o/), lequel s’est effacé après le XVIIIe siècle. Des néologismes postérieurs, cependant, ont pu introduire dans le lexique français de nouveaux mots contenant un /s/ appuyant. Comme on va le voir, la situation est complexe.
Bien que la graphie ait longtemps gardé la présence de ce /s/, on ne s’est décidé qu’au XVIIIe siècle1740 du dictionnaire de l’Académie française) de s’en débarrasser et de noter cette disparition par le recours systématique à l’accent circonflexe, ce qui, de plus permet de préciser la prononciation de certaines voyelles le portant, comme o (dès l’édition de
Au XVIIe siècle, pourtant, quelques tentatives de modification de la graphie avaient vu le jour, sans grand succès. Pierre Corneille, à qui l’on doit aussi l’opposition entre é et è, utilisait dans ses textes le s long, ſ, pour indiquer qu’un s amuï allongeait la voyelle précédente et supprimait les s muets. Il donne les exemples suivants dans son avis au lecteur du Théâtre de P. Corneille, reveu [= revu] et corrigé par l’autheur (1664) :
- s prononcé : peste, funeste, chaste, resiste, espoir ;
- s amuï suivant une voyelle allongée par sa chute : tempeſte, haſte, teſte ;
- s muet sans incidence sur le mot (ceux-ci s’écrivant à l’époque avec un s après le premier é) : vous étes, il étoit [= était], éblouir, écouter, épargner, arréter (mais arreſte !, avec un /e/ long, ce verbe connaissant une alternance).
La formation de mots savants ou récents tirés de radicaux dans lesquels un /s/ est en position appuyante a amené des familles de mots à utiliser, ou non, le circonflexe, selon que le /s/ est prononcé (dans des mots formés ou empruntés après 1066, qui n’ont donc pas connu l’amuïssement du /s/ appuyant, ou empruntés à des langues dans lesquelles ce phénomène n’a pas eu lieu) ou non (mots plus anciens). Dans certains mots anciens, cependant, le /s/ en position appuyante, qui s’est nécessairement amuï, n’a pas été corrigé dans la graphie ou bien a été replacé par influence d’un autre mot proche. Par influence de la graphie sur la prononciation, il a même pu de nouveau être audible.
Voici quelques exemples de mots issus d’un même radical latin :
- feste (première attestation : 1080) → fête mais :
- festin : emprunté au XVIe siècle à l’italien festino, d’où le maintien du /s/,
- festoyer (vers 1170), prononcé fétoyer jusqu’à la fin du XIXe siècle (écrit avec ou sans s), époque à laquelle le s a été restauré dans la graphie puis dans la prononciation par analogie avec festin,
- festivité : mot emprunté au latin festivitas au XIXe siècle, ce qui explique le maintien du /s/ appuyant,
- festival : mot emprunté à l’anglais festival au XIXe siècle, d’où le maintien du /s/ appuyant.
- Fenestre (vers 1135) → fenêtre mais :
- défenestrer (deuxième moitié du XXe siècle) : la formation tardive explique le maintien du /s/, le mot ayant été inspiré par le radical latin fenestra.
- Castel (fin du Xe siècle) → château mais :
- Ospital (vers 1170) → hôtel/hôpital mais :
- hospitaliser (début du XIXe siècle) : de formation tardive à partir de l’étymon latin, d’où le maintien du /s/ appuyant.
18 mai 2009 à 9 09 11 05115
Et aussi :
* bastir → bâtir (mais bastide, par l’occitan) ;
* Benoist → Benoît ;
* beste → bête ;
* conqueste → conquête ;
* coste → côte ;
* creistre → croître ;
* forest → forêt ;
* isle → île ;
* ostel → hôtel ;
* pasle → pâle,
* Pasques → Pâques,
* Pentecoste → Pentecôte, etc
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18 mai 2009 à 9 09 12 05125
Il convient de noter que dans de nombreux mots anglais empruntés au normand (et parfois revenus au français plus tard), un s devant une consonne sourde se prononce, au contraire de l’étymon français : forest ~ forêt, feast ~ fête, beast ~ bête, hospital ~ hôpital, etc. En effet, ces mots ont été apportés en Angleterre lors des conquêtes de Guillaume le Conquérant (bataille de Hastings, 1066) à une époque où ils se prononçaient encore en français. L’anglais n’ayant pas connu l’amuïssement, la consonne est restée. Au contraire, le s devant une consonne sonore est amuï dans les deux langues : isle [aɪɫ] ~ île car à l’époque de Hastings, il était déjà muet en français (ou normand). La séquence /s/ + consonne sonore (notée ici G) a en effet évolué plus vite que la séquence /s/ + consonne sourde (notée K) :
* /s/+/G/ → /zG/ → /G/ (avant 1066) ;
* /s/+/K/ → /K/ (après 1066).
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18 mai 2009 à 9 09 13 05135
Disparition d’autres lettres
Outre s, d’autres lettres amuïes ont été représentées par un accent circonflexe. C’est le cas des voyelles en hiatus dont la première ne se prononçait plus ou qui s’était contractée avec la suivante :
* aage → âge ;
* baailler → bâiller ;
* saoul → soûl (les deux orthographes étant admises) ;
Le cas est fréquent dans des mots où -u est issu d’anciennes diphtongues médiévales ëu /ey/ (le tréma n’est pas écrit à l’origine) venues à se prononcer /y/ mais écrite de manière conservatrice eu. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que la graphie, hésitant entre ëu (le tréma sert aussi, en français, à marquer une voyelle muette), eu ou û, se fixe sur û :
* deu → dû (de devoir) ;
* meu → mû (de mouvoir) ;
* creu → crû (de croître) ;
* seur → sûr ;
* cruement → crûment ;
* meur → mûr.
Certaines formes ont été concernées qui, aujourd’hui, ne prennent plus l’accent : seü → sû → su (de savoir) ou peu → pû → pu. Pour les verbes, en vertu de l’analogie, les participes passés en -u ne prennent un accent que pour éviter les homographies possibles (voir plus bas).
Dans le cas du mot dîme, l’accent circonflexe provient de l’amuïssement d’un x :
* dixme → dîme : la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie française (1762) note qu’« on ne prononce point l’X qui ne sert qu’à allonger la première syllabe »[4]. L’édition suivante (1798) adoptera la graphie dîme.
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18 mai 2009 à 9 09 13 05135
Autres cas
Parfois, l’accent circonflexe n’a pas d’origine précise. Il peut, par exemple, être ajouté à un mot pour le rendre plus prestigieux : c’est le cas dans trône, prône ou suprême. D’autre part, à la première personne du pluriel du passé simple de l’indicatif, l’accent circonflexe n’a été ajouté que par analogie avec celui, motivé, de la deuxième personne du pluriel :
* latin cantastis → ancien français chantastes → chantâtes (après amuïssement du /s/ appuyant) ;
* latin cantavimus → ancien français chantames → chantâmes (par contamination avec chantâtes).
Cet accent est maintenant obligatoire à toutes les premières personnes du pluriel du passé simple.
Parfois, la seule explication est une probable imitation d’un autre mot où l’accent se justifie : traître imite maître (de maistre), drôle imite rôle (où l’accent ne sert qu’à préciser la prononciation fermée du /o/).
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18 mai 2009 à 9 09 14 05145
Signe discriminant
Alors que, normalement, c’est l’accent grave qui sert principalement de signe discriminant en français (là ~ la, où ~ ou, çà ~ ça, à ~ a, etc.), le circonflexe, pour des raisons historiques, en est venu à jouer un rôle semblable. En fait, les cas d’homographies évitées sont quasiment tous explicables par les raisons qu’on a vues plus haut : il serait donc faux de dire qu’il est dans certains mots un signe discriminant qu’on aurait ajouté comme on l’a fait avec l’accent grave. De fait, il permet cependant de lever des ambiguïtés, ce qui, dans les mots en u issu de eu, lui a permis d’être parfois conservé. On a en effet montré que les accents circonflexes issus d’anciennes diphtongues eü monophtonguées en ëu [y] puis écrites u ont été éliminés sauf quand ils s’avéraient utiles en cas d’homographie, comme pour su ─ et non *sû ─ venant de seü/sëu.
Les couples suivants sont à noter :
* sur ~ sûr(e)(s) (de seür → sëur) : l’homographie avec l’adjectif sur(e), « aigre », justifie le maintien de l’accent au féminin et au pluriel, lequel reste aussi aux dérivés comme sûreté ;
* du ~ dû (de deü) : comme l’homographie disparaît aux formes fléchies du participe passé, on a dû mais dus / due(s) ;
* mur ~ mûr(e)(s) (de meür) : le maintien de l’accent à toutes les formes ainsi qu’aux dérivés (mûrir, mûrissement) doit être signalé ;
* cru ~ crû(e)(s) (de creü) : le maintien de l’accent à toutes les formes évite les confusions avec les allomorphes de l’adjectif cru ;
* chasse ~ châsse : là, l’accent de châsse n’indique que la prononciation vélaire du /a/. Le fait qu’il existe un homographe semble secondaire mais peut justifier le maintien du circonflexe. Le caractère discriminant de l’accent apparaît donc concomitant à son rôle phonétique ;
* vous dites (présent) ~ vous dîtes (passé simple, de deïstes puis distes) : le caractère discriminant du circonflexe est là aussi dû au hasard ;
* il parait (imparfait de parer) ~ il paraît (présent de paraître issu de paroist) : accent discriminant fortuit ;
* dans le mot piqûre, l’accent sert à indiquer, outre qu’il y a là une ancienne diphtongue ëu (on trouve picqueure dans l’édition de 1694 du dictionnaire de l’Académie), que le u ne fait pas partie du digramme normal qu mais qu’il se prononce bien.
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18 mai 2009 à 9 09 14 05145
Cas notables
* La dernière voyelle d’un verbe à la troisième personne du singulier au subjonctif imparfait porte toujours un accent circonflexe, pour des raisons étymologiques : ancien français (qu’il) chantast → (qu’il) chantât, (qu’il) conëust → (qu’il) connût ; la présence de cet accent peut complètement modifier le sens d’une phrase. Par exemple,
« Je rêvais d’une femme qui fût belle » (verbe à l’imparfait du subjonctif)
a une signification très différente de
« Je rêvais d’une femme qui fut belle » (verbe au passé simple ; cet exemple est dû à Jacques Cellard) ;
* le verbe haïr est l’un des seuls qui, au passé simple de l’indicatif et au subjonctif imparfait, ne prennent pas le circonflexe attendu car la voyelle qui devrait en être frappée a déjà le tréma : nous haïmes, vous haïtes, qu’il haït ;
* l’accent circonflexe, lorsqu’il frappe un radical verbal, se maintient par analogie même si la prononciation de la voyelle qui le porte ne le justifie pas : je rêve (de je resve) [ʁɛv] mais rêver [ʁeve] ;
* le maintien du /s/ appuyant amuï dans la flexion du verbe être (de estre) s’explique par sa fréquence d’emploi : il est n’est jamais devenu *il êt ;
* l’alternance que suivent les verbes de la famille de naître, plaire et paraître mérite d’être signalée car seule la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif porte l’accent : je / tu plais mais il plaît (de ploist). Aux autres formes, en effet, il n’y a pas de /s/ en position appuyante.
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