KATEB YACINE
Né en 1929, à Constantine d’un père oukil (homme de loi en droit musulman) qui versifiait avec impertinence » lorsqu’il sortait ses commentaires » et d’une mère « véritable théâtre en arabe », Kateb Yacine semblait voué par la signification même de son nom patronymique en langue arabe à un destin d’écrivain. Issu d’une lignée de lettrés, l’enfant passe, par décision paternelle, de l’école coranique à l’école française, premier trauma linguistique et culturel sur lequel prendra forme la blessure identitaire que l’oeuvre en français explore jusqu’aux dernières pages du Polygone étoilé . Romancier et dramaturge, poète avant tout, l’auteur de Nedjma, figure emblématique de la littérature algérienne de langue française, est mort le 28 Octobre 1989.
« Poésie et révolution ne font qu’un » pour Kateb dont la vocation d’écrivain s’est véritablement révélée dans la violence de la répression sanglante de la manifestation du 8 Mai 1945, à Sétif. Arrêté pour y avoir participé, le jeune collégien d’alors vit l’expérience carcérale comme épreuve initiatique au poétique et au politique désormais indissolublement liés. De fait, tout semble s’être noué là: l’insurrection dans la langue même de l’étranger qui – au yeux de l’admirateur de Robespierre – a trahi le langage des Lumières, la geste épique pour la libération de la terre et la tragédie personnelle de l’aliénation de la mère rendue folle par la flambée de violence qui a décimé sa famille et l’a privée de son fils, enfin le roman d’amour impossible avec Nedjma, la cousine déjà mariée, rencontrée à Bône au sortir de trois mois de détention et qui, de rêve inaccessible, devient figure majeure élargissant au fil de l’écriture, son envergure poétique aux dimensions d’une nation en gésine.
Exclu du collège de Sétif, l’adolescent « largue les amarres »: de Bône, où il déserte vite le lycée partagé entre passion amoureuse et exigence révolutionnaire, jusqu’à Paris où, jeune militant du premier parti nationaliste, le PPA, il donne une conférence, le 24 Mai 1947, sur « l’Emir Abdelkader et l’indépendance de l’Algérie » qui fait retour sur l’histoire de la conquête pour restaurer l’image de l’Emir vaincu en une figure emblématique de résistance . Du même coup, il met ses pas dans les traces poétiques d’un Rimbaud célébrant dans un de ses premiers poèmes en version latine ce génie de l’autre rive.
Introduit dans les milieux littéraires parisiens, il commence à publier dans Les Lettres françaises et Le Mercure de France, tandis qu’à Alger, proche de milieux communistes, il est engagé comme journaliste à Alger républicain où « entre deux dépêches il griffonne un poème ou reprend un texte en prose qui n’en finit pas. Il l’écrit sur de longues bandes de papier tombées du télétype, qu’il enroule ensuite. Personne ne sait encore que cela s’appellera Nedjma et que le livre fera connaître le nom de Kateb dans le monde entier » . C’est dire que de ses reportages, de la réflexion culturelle qu’il impulse à la une du journal Liberté en traduisant en marge de l’actualité les poètes errants, les histoires de Djeha, l’oeuvre « au versant » porte l’empreinte.
En 1950, à la mort du père, il entame pour une vingtaine d’années une vie d’errance en Europe:
Ecrivain tout court, écrivain public, écrivain en grève, en exil, en rupture de ban, ainsi va la vie de l’ écrivain errant : Alger – Paris – Milan – Tunis – Bruxelles – Hambourg – Bonn – Stockhölm – Bruxelles – Milan – Monterosso – Trieste – Zagreb – Tunis – Berlin – Florence – Paris – Alger – Rome – Nemibo, , – Moscou – Kislovodsk – Bad Godesberg – Paros – Sédrata – Aïn Ghrour – Bir Bouhouch [3] (Quatrième de couverture du Polygône étoilé).
Au gré de ces pérégrinations se fait la gestation douloureuse d’une écriture d’exil qui recompose inlassablement des lambeaux de mémoire. Nedjma « étoile de sang aux origines troubles » en contrepoint de la hantise du mythe ancestral omniprésent, obsède une écriture éruptive. Poèmes disséminés, tragédies inachevées, pages d’histoires…: « Oeuvre en fragments » – pour reprendre le titre de l’ ouvrage de Jacqueline Arnaud – Nedjma se constitue en matrice éclatée et mouvante des publications essentielles. Ces météorites qui s’ aimantent mutuellement par des jeux de reprises se détachent indéfiniment par leurs parcours propres. De l’ ambivalence illusoire de Nedjma (1956) à l’ éclatement du Polygone étoiléLe Cercle des représailles, où le verbe ancien prend sa revanche, ce circuit ouvert d’une parole en suspens qui remonte à la source de ses déterminations socio-historiques, donne toute son ampleur à la nébuleuse Nedjma. (1966) en passant par l’ épreuve de la tragédie,
La démystification entreprise dans le Polygone étoilé s’ ancre dans une tradition populaire maghrébine vivace qui avait retrouvé dans Le Cercle des représailles (1959) son origine et sa dimension tragiques tout en assumant dans La Poudre d’intelligence (volet central de l’ oeuvre) l’ héritage critique d’une farce contestataire centrée autour de Djeha, héros de contes facétieux. Dès lors Kateb jette les bases d’un théâtre politique qui s’ est poursuivi d’abord en français avec L’ Homme aux sandales de caoutchoucMohamed prends ta valise (1971) produit pour l’ immigration en France. (1970), puis en arabe dialectal avec
Déterminante, la rencontre avec un public populaire, celui des opprimés dont il s’ est toujours senti solidaire, l’ a conduit, lui le Maghrébin errant, à rentrer au pays pour se vouer à l’ édification d’un théâtre qui parle et exprime les préoccupations d’un peuple « sans voix ». Nommé directeur du théâtre régional de Sidi Bel Abbès, le « fou de Nedjma » sillonne alors les chemins de l’ Algérie profonde, portant ainsi sur son terrain d’élection une action théâtrale qui pourfend fanatiques et exploiteurs de tous bords et à défendre une culture libre et vivante qui ne brime pas ses racines berbères ni l’ émancipation des femmes. Saout Ennissa (La Voix des femmes) (1972), La Guerre de 2000 ans (1974), La Palestine trahie (1977) comme Le Roi de l’ Ouest, participent d’un théâtre de type nouveau qui noue ses racines dans la culture vive du peuple et s’ élargit aux dimensions de la planète; « A notre époque, disait Kateb, pour atteindre l’ horizon du monde, on doit parler de la Palestine, évoquer le Vietnam en passant par le Maghreb ».
Dramaturge de la libération des peuples, il laisse en friche une pièce sur les émeutes d’Octobre 88 en Algérie et le projet d’une vaste fresque sur les révolutions dans le monde (dans laquelle s’ intégrait la pièce sur la Révolution française montée au Festival d’Avignon à l’ occasion du bi-centenaire). Mais son oeuvre se prolonge en rameaux vivaces : ceux dont il a délivré la parole : ouvriers, lycéens, femmes…rajoutent des épisodes aux pièces jamais définitivement achevées tandis que d’autres trop nombreux à citer, suivent des pistes d’écriture qu’il a tracées. Par ses changements de forme, de public, l’ écriture de Kateb a exploré des voies originales et novatrices tout en restant fidèle à ses racines, l’ amour et la révolution.
16 avril 2009
Non classé