Jeux d’échos
Récit impulsé par le désir d’être, Nedjma, on le sait, agence différents discours en un circuit de la parole où finissent par se réconcilier – autour du personnage énigmatique et complexe de la bâtarde – quête d’identité et découverte de l’ altérité. Par là, les quatre protagonistes, cousins gémeaux et amants rivaux, qui, pris séparément sont chacun comme le note Rachid pour lui-même « un morceau de jarre cassée, insignifiante, ruine d’une architecture millénaire » (p.176), qui détiennent chacun une partie de la vérité de la femme chimérique, retrouvent – à l’ issue du roman où se construit leur histoire selon une combinatoire signifiante – une certaine unité.
La femme mystérieuse autour de laquelle s’ entrecroisent les quêtes de Mourad, Lakhdar, Mustapha et Rachid, qui a épousé sur ordre maternel Kamel, fils déclaré du puritain et fils putatif de Si Mokhtar , qui, de surcroît, emprisonne dans son poudrier la photo d’un soldat français inconnu (qu’elle aime ? a aimé ?) et qui finira recluse sous la garde du nègre délégué des ancêtres époux assigné par la tribu, s’ affirme, au fur et à mesure que se développe le récit, l’ image-symbole qui donne forme et sens au roman.
L’ omniprésence rayonnante du personnage féminin « invivable consomption du Zénith » informe à tous les niveaux la structure romanesque et le procès de production du sens.
Cependant cette focalisation du récit sur Nedjma et ce jeu d’ondes et de reflets à l’ infini qui se propage d’elle aux autres protagonistes et vice-versa, loin de réduire l’ opacité du personnage, la renforce, en faisant une figure composite et une image brisée qui laisse percevoir un imaginaire masculin de la féminité particulièrement ambivalent, révélateur d’une angoisse et d’une impuissance certaines face à cette manifestation de l’ altérité qui restera une énigme jusqu’à la clôture du livre.
Nedjma n’est pas un personnage au sens traditionnel du terme, doué de caractéristiques physiques, morales, fonctionnelles, thématiques. De son aspect physique le texte ne retient que sa chevelure fauve maintes fois évoquée et qui apparaît davantage comme un attribut solaire renvoyant à la mythologie osirienne qui structure en profondeur le roman que comme un trait caractéristique de la beauté du personnage. En effet, le méta-récit du narrateur qui agence les discours disparates des personnages, dessine ce mouvement (pseudo) circulaire qui a frappé les lecteurs à la parution de l’ oeuvre et qui simule l’ orbe solaire. Aussi derrière chaque femme exposée au rayonnement solaire – Suzy aux premières pages du roman ou la jeune étrangère du café dans les carnets de Mustapha – apparaît l’ image de Nedjma identifiée à l’ astre de la lumière. A part ce motif de la chevelure flamboyante qui renvoie, en l’ inversant, à l’ union narcissique du fils solaire incestueux et de la terre-mère, les qualifications qui définissent le personnage de Nedjma, le plus souvent métaphoriques et superlatives, éludant une description concrète, évoquent un être caractérisé en tout premier lieu par une aura poético-érotique.
Dès la première apparition, Nedjma, « nue dans sa robe » déploie une gestuelle qui est appel érotique :
Les seins se dressent. Elle s’ étend. Invivable consomption du zénith; elle se tourne, se retourne, les jambes repliées le long du mur, et donne la folle impression de dormir sur ses seins… (p.67).
Le seul portrait en pied de la fille de Keblout la croque alors qu’elle est encore enfant mais manifeste déjà sa sensualité :
brusque, câline et rare Nedjma! Elle nage seule, rêve et lit dans les coins obscurs, amazone de débarras, vierge en retraite, Cendrillon au soulier brodé de fil de fer; le regard s’ enrichit de secrètes nuances; jeux d’enfants, dessin et mouvement des sourcils, répertoire de pleureuse, d’almée ou de gamine ? Epargnée par les fièvres, Nedjma se développe rapidement comme toute Méditerranéenne; le climat marin répand sur sa peau un hâle, combiné à un teint sombre, brillant de reflets d’aciers, éblouissant comme un habit mordoré la gorge a des blancheurs de fonderie, où le soleil martèle jusqu’au coeur, et le sang, sous les joues duveteuses, parle vite et fort, trahissant les énigmes du regard (p.78-79).
Alliant le charme naturel de la sauvageonne et le pouvoir mystérieux du conte merveilleux sur fond d’anthropologie méditerranéenne, la fillette annonce la femme future composite et rétive et accumule les rêves et les révoltes qui en feront une incorrigible fugueuse, toujours tendue vers un ailleurs, trois fois enlevée comme sa propre mère.
Hormis pour Mourad, qui a grandi avec elle, Nedjma produit sur chacun des cousins quand ils la rencontrent pour la première fois, un choc mémorable : « coup de foudre » dans la pire tradition romanesque ou, si l’ on préfère, dans la pure tradition surréaliste qui fait se lever l’ image de cette autre énigme que son signifiant embrasse : Nadja, mystère actif dénommé rencontre ou amour.
« Qui suis-je ? » s’ interrogeait Breton au début de Nadja imprimant dès l’ incipit à son entreprise l’ objectif narcissique de découverte de soi plus que de quête de l’ autre. A l’ issue du récit, il ne rencontre que sa propre écriture-image-féminine. De leur côté, les quatre soupirants du roman katébien projettent un certain reflet d’eux-mêmes dans l’ image de la femme qui les fascine . Car Nedjma médiatise toutes les quêtes qui sillonnent l’ oeuvre.
Quête d’identité qui conduit Rachid du paradis des origines (le Nadhor) à l’ enfermement dans la drogue et le silence du fondouk, ayant fait – par Nedjma – l’ expérience de l’ indicible. Comme Narcisse, amoureux de sa soeur, retrouve, en se mirant dans l’ eau, un reflet de la disparue qu’il ne peut que contempler, condamnant par là-même son désir d’être; Rachid ne cherche en Nedjma que l’ image d’une identité perdue. Au sortir du Nadhor l’ androgyne ayant privé son frère incestueux de son pouvoir phallique, l’ empêchant ainsi de se réenraciner dans le temps pour créer une histoire nouvelle, devient alors son ombre amnésique qui reprend indéfiniment, sous la garde du nègre, garant de l’ inceste tribal, le circuit fatal entre les deux villes rivales Constantine et Bône qui « coupées de leur enfance » ne sont plus que les « vivantes répliques » de « leurs spectres ennoblis », Cirta et Hippone, « les deux cités qui dominent l’ ancienne Numidie aujourd’hui réduite en départements français » (p.175). Miroir voilé de noir, Nedjma abandonne désormais Rachid au solipcisme originel.
Quête amoureuse qui suscite la rivalité entre les compagnons, conduit Mourad au meurtre et au bagne, détermine chez Mustapha, le concurrent en texte de l’ écrivain Kateb, l’ évaluation critique du mythe par laquelle il ramène l’ aura fatale de Nedjma à une banale explication socio-psychologique par des conditions particulières d’adoption et une enfance adulée d’enfant unique au tempérament sauvage.
Quête politique que Lakhdar vit comme concurrentielle de la quête amoureuse et même comme entravée par celle-ci, de sorte qu’il en vient à dénoncer violemment le charme érotique de « la sultane » et son instabilité bovaryenne et qu’il se décide à rejeter la femme, proie et enjeu des rivalités masculines, pour un enjeu plus décisif : celui du drame historique amorcé en mai 1945
Ainsi pour chacun des sujets masculins, l’ image féminine s’ avère n’être, en dernière analyse que son propre objet-reflet et Nedjma, médiatrice des différents reflets se trouve être, par là-même, détentrice du pouvoir d’identification. Soeur et étrangère, elle est l’ image double qui assure l’ identité des protagonistes tout en recouvrant une absence ou une fuite, se substituant aux liens du sang et à la parole ancestrale en perte. Image où se découpe l’ ombre portée des aliénations des hommes dans les rapports sociaux et politiques, de leurs systèmes de pensée respectifs et de leur commune misère narcissique, la nouvelle Salammbô focalise projections à venir et passées, se pose comme origine et devenir, comme identité et altérité et clôt le temps sur lui-même, reproduisant à l’ infini l’ image de l’ aliénation fondamentale.
Ce n’est donc qu’un semblant d’unité autour de sa mythique présence que peut produire l’ image – aliénée et aliénante – de Nedjma. C’est pourtant elle qui permet au texte de s’ enraciner au Nadhor comme pour reconstituer fictivement le circuit du sang.
16 avril 2009
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