Au paradis des ancêtres : transgression et innocence
De fait, l’ expédition du Nadhor n’est que la tentative avortée – parce qu’impossible – de retour à la « terre sacrée » des aïeux et au temps idyllique d’avant la faille historique, en un projet de ressourcement et d’utopiques retrouvailles de l’ identité perdue. Mais cette aventure à trois (Si Mokhtar, Rachid, Nedjma) qui échappe au temps diégétique et pourrait être un épisode rêvé, halluciné sous l’ effet du hachich et de l’ extase amoureuse, transgresse toutes les lois de la cohérence narrative. Sa nécessité dans l’ économie du récit relève moins de sa valeur informative que de sa force poétique. En effet, c’est là que s’ affirme et s’ impose, autour de la personne de Nedjma, une écriture de la jouissance et une jouissance dans et par l’ écriture, qui libère l’ expression de la subjectivité, investit une surproduction de sens, dans une débauche métaphorique subvertissant par là-même toute Loi. Scène dont la fonction semble être avant tout d’épuiser le langage du désir et de contribuer à l’ avènement d’une forme romanesque nouvelle que métaphorise ce tableau d’une « nativité » où l’ on voit Nedjma surgir du chaudron où elle prend son bain innocente et nue en une sorte de genèse païenne. Aussi cette scène du bain est-elle un sommet qui porte au sublime la rêverie érotique impulsée dès la première apparition sur la scène du texte de la « femme fatale ». Après quoi s’ était imposée l’ ambiguïté d’une figure tour à tour et en même temps perverse et innocente alimentant la tension amoureuse des hommes, faisant de la femme un objet de convoitise offert/interdit.
Le long processus de dévoilement de « l’ étoile de sang » dont le corps, complètement nu, s’ exhibe « dans toute sa splendeur » sous l’ éclat du soleil au zénith, est suivi, après cette fugue au maquis des origines par le revoilement le plus strict et le plus austère de la fille de Keblout dans le typique drap noir des femmes du Constantinois.
La scène du bain, moment parfait et éternel tel que se veut tout désir, revêt aussi par certains aspects le sens d’un rite de purification, inscrit dans un rituel du pélerinage. Le chaudron mortuaire, baignoire des ultimes ablutions avant la comparution devant le tribunal divin, est placé sous le figuier primordial, arbre biblique qui offrit ses feuilles au premier geste de pudeur d’Eve. Et Nedjma en sort lavée de tous ses péchés, « la main grâcieusement posée sur son sexe » (p.139), absoute par l’ énoncé à résonance biblique : « En vérité l’ innocence rayonnait sur son visage » (p.138). Cette nudité aussi nue que celle que découvre le dévoilement de la vérité, déjoue « l’ inquiétante étrangeté » de l’ hôtesse de la villa de Beauséjour : celle-là que Mustapha avait rencontrée en « cagoularde » métamorphosée dans son patio en apparition vacillante; cette « sultane » à qui Rachid avait été présenté dans la mystérieuse clinique de Constantine et qui lui était apparue « dans sa somptuosité inconnue, avec des formes et des dimensions de chimère » (p.108), ; celle qui reçut Lakhdar en visite chez sa tante, les cheveux dénoués, contrevenant aux lois de décence en vigueur…
La représentation de la femme a donc commencé par un aveuglement du scripteur (et des narrateurs, qui est non-savoir sur l’ Autre). Et le cheminement narratif procède au dévoilement du corps convoité par tous et qui semble, à chaque apparition de la « magicienne », vouloir se dégager du vêtement qui le dissimule et le révèle. Or, en transgressant l’ interdit, le regard de Rachid découvre non pas l’ impur mais l’ inncence. Et le désir profane rencontre la manifestation la plus haute du sacré. Car, Nedjma, en sortant de sa baignoire devient la Vierge absolue qui apparaît, à l’ instar de la Vestale romaine à qui le texte l’ apparente à plusieurs reprises, la divinité à invoquer – selon les prescriptions mêmes de Jupiter – la première et la dernière dans tout rite.
De fait, dans l’ imagination de Rachid, le chaudron devient un nouveau voile qui permet à la fois de dissimuler le corps de la femme et d’empêcher l’ assouvissement du désir – le désir étant voué à n’être pas satisfait faute de quoi il serait tué. Dans l’ exhortation mentale qu’il adresse à Nedjma revenue auprès de lui, l’ amant établit explicitement une équivalence entre le chaudron, la robe et la chambre, retrouvant les motivations pemières de l’ enfermement des femmes :
Oui, Nedjma, cache-toi dans ta robe, dans ton chaudron ou dans ta chambre, et prends patience, attends que je mette en déroute jusqu’au dernier rival, que je sois hors d’atteinte, que l’ adversité n’ait plus de secret pour nous; et même alors, j’y regarderai à deux fois avant de m’évader avec toi; ni ton époux, ni tes amants, ni même ton père ne renonceront jamais à te reprendre (p.139).
Ainsi, sous le signe d’Eros la poésie restaure l’ écran des préjugés et des fantasmes et la femme déshumanisée, renvoyée à une autre nature – parfum, fleur ou animal – n’a d’existence que pour le plaisir de l’ homme fût-elle haussée sur un piédestal :
Les corps des femmes désirées, comme les dépouilles des vipères et les parfums volatils, ne sont pas faits pour dépérir, pourrir et s’ évaporer dans notre atmosphère : fioles, bocaux et baignoires : c’est là que doivent durer les fleurs, scintiller les écailles et les femmes s’ épanouir, loin de l’ air et du temps, ainsi qu’un continent englouti ou une épave qu’on saborde, pour y découvrir plus tard, en cas de survie, un ultime trésor (p.138).
Dans l’ enclave du Nadhor soustraite à l’ influence étrangère, Rachid réendosse la fonction du chantre anté-islamique, retrouve l’ antique définition arabe du poète : maître du discours et esclave de l’ amour. L’ engagement amoureux s’ affirme, ici, comme rivé au dire qui exhibe le caractère éminemment a-social de la passion, sa proximité de la démence :
Je ne doutais plus que le charme de Nedjma atteindrait l’ imprudent [12](4) si ce n’était déjà fait, et je priais pour qu’il n’allât point devenir dément, qu’il ne contractât pas sous son figuier quelque maladie mentale comparable à ma passion (p.141).
Mais, en définitive, le dire amoureux dans lequel immerge cette scène du bain et du dévoilement de Nedjma fait lui-même fonction de voile, établissant la nécessaire distance entre le désir et son assouvissement. De fait, l’ épisode du Nadhor répète l’ organisation structurale du mythe de « la princesse interdite » qui se développe en trois temps : celui de la distance, celui de l’ exploit et de l’ abolition de la distance, celui du rétablissement de la distance et de la séparation.
Au sortir du paradis, la descendante de Keblout est définitivement séparée de ses amants, recouverte de l’ opaque voile noir, exhaussée au niveau d’un symbole : celui de la nation aspirant à renaître :
De Constantine à Bône, de Bône à Constantine voyage une femme… C’est comme si elle n’était plus (…) elle est voilée de noir. Un nègre l’ accompagne… (p.183).
16 avril 2009
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