LES NOUVELLES: Les Rets de l’ oiseleur (1984).
Le recueil de nouvelles – 13 en tout – offre des textes émouvants, drôles, fantastiques dans lesquels l’ auteur, jouant sur une alternance subtile entre éléments poétiques et éléments dénotés tisse avec habileté ses rets d’écrivain rétif au sens avéré du signe.
Certaines de ces nouvelles sont en apparence toutes simples. Le guêpier par exemple conte l’ errance joyeuse de l’ enfance à la campagne. De très belles pages imprégnées d’une nature lourde de sensualité.
Nous revînmes vers la plaine. Durant notre marche, la tête me tournait de joie.La sève pesante des figuiers et des lauriers aux feuilles amères coula bientôt en moi.J’étais oppressé par un poids si lourd de beauté. Je m’assis à l’ ombre opaque et clémente d’un figuier et me pris à écouter les mêmes bruits de la terre. Un bourdonnement confus (quel insecte l’ engendrait ?) fait de musiques superposées m’empêchait de concentrer mon ouïe. Bientôt mon corps lui-même ne fut qu’un immense champ jonché de chaume et de fleurs fanées. Je laissais les couleurs m’envahir. (p.77).
Mais, Le guêpier est aussi l’ histoire de cet oiseau captivé, enfermé « dans un silence obstiné » puis libéré par le narrateur. En parallèle à ce récit, se dessine celui de la rentrée scolaire. Berger pendant l’ été, écolier dès la rentrée, le narrateur signale à travers l’ image de l’ oiseau, celle de l’ air, matière de la liberté, et enfin celle de l’ écriture: « Tayeb et moi suivîmes très haut le vol des guêpiers. Le ciel tout à coup vacillant et l’ écriture stridente de leurs cris entrecroisés.« (p.76). Dès lors cette percée de l’ écriture traversant le paysage devient une piste à suivre car toutes les « images » vont converger vers une mise en abyme de l’ écriture : l’ écriture scolaire codée par une école qui, au nom du réalisme, contraint et estropie.
Le reporter est une nouvelle particulièrement intéressante : long tâtonnement de reportage sur une ville en T (africaine ?) le texte ne cesse de changer de facture, procède par énigmes, enchevêtrements, inachèvements, digressions… En fait il s’ agit d’un « reportage » sur l’ écriture au cours duquel tous les stéréotypes de l’ écriture réaliste et de la vision exotique seront mis à mort. C’est seulement au terme de ce travail de déconstruction qu’un texte terrifiant surgit : la scène d’un repas en famille à la fin duquel le rituel familial se transforme en rituel cannibale, signalant la pulsion de dévoration qui anime les corps sociaux comme le geste d’écriture. « Celui qui termine son morceau de viande le premier pourra s’ attaquer à celui du voisin (…) Le plus jeune des enfants – 5 ans – se démenait aux prises avec un morceau cartilagineux (…) » (p.40-41). C’est en fait le retardataire qui est à son tour dévoré. « Quand les huit personnes se retirèrent une à une du recoin de table devenu inutile un petit corps déchiqueté lardé de coups de couteau et dévoré à moitié formait un amas difforme… » Le reportage sur les anthropophages est-il enfin écrit ? « Mais qu’est-ce que la nécrophagie à côté des hécatombes de l’ Anahnac, de Sétif, de Madagascar et de May Laï, pense-t-il, ce qui est horrible ce n’est pas de manger les hommes morts, c’est de tuer les vivants) (…) »
Toujours dans son questionnement sur l’ écriture lié au questionnement sur les comportements sociaux et les grandes questions de l’ humanité et toujours dans un élan particulièrement poétique Tahar Djaout joue aussi avec les textes littéraires préexistants qu’il imite, transforme, pervertit ou contredit : savoureux pastiches; par exemple celui de Canicule dans lequel on reconnaîtra sans difficulté l’ écriture camusienne de L’ Etranger concentrée ici dans ses thèmes. L’ épisode du meurtre de l’ Arabe, le procès qui s’ ensuivit et la phrase de Meursault : « C’est à cause du soleil » :
Je fermai mes yeux irrités, mais il restait toujours cette image d’une boule de feu surnageant dans un brasero en mouvement. J’aurais dû apporter d’Alger mes lunettes de soleil….(p.144).
ou encore le début de L’ Etranger :
Je me rappelle le lendemain du jour où mourut ma mère. Je n’étais pas triste. Je ne pensais à rien. Je mangeais des dattes. Je ne pensais pas. Juste une machine qui partageait chaque datte en deux et qui la fourrait dans une bouche. Je ne me demandais pas s’ il existe une condition humaine. Pour moi, la condition humaine consistait à manger des dattes sans penser à rien. (p.149).
Dans « Le dormeur » et « Le train de l’ espérance« , La Métamorphose de Kafka se trouve métamorphosée par le personnage Blarass enroulé dans son rêve. « Il ne tarda pas à être pourvu en effet d’une belle carapace annelée de cloporte ». Nous retrouvons entre autres poètes, Rimbaud, dans « Royaume » où « les bateaux » objets d’insomnie du narrateur « boivent à la source de leurs rêves (…) et reviennent ivres. »
Ce n’est pas un hasard si, enfin, la dernière nouvelle donne son titre au recueil. « Les Rets de l’ oiseleur, dès la première ligne font éclater le mot, pris au piège de l’ espace de l’ écriture: « …Ciel/ une césure emprisonne la mer tassée à l’ horizon (…) »(p.167).
Le recueil prend fin pour mieux se continuer sur cette image métaphorique de l’ enfant qui arrache les oiseaux traqués aux grilles de l’ oiseleur; un oiseleur impuissant face aux bateaux des rêves, à la poésie:
L’ enfant sans prendre son élan, enjamba les arbres qui bordaient la rivière et se mit à cueillir comme des marguerites, les barques de pêche qu’il dépouillait soigneusement de leurs voiles avant de les mettre dans sa poche.(p.173).
23 février 2009
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