Par Ali Benmesbah
1er point :
Introduction :
Cet extrait du roman Pitiés de Philippe RAULET publié aux Editions Verticales en 2003 nous donne à lire un récit différent des textes classiques car il est rédigé de façon originale. Ce qui a le don de désarçonner le lecteur habitué aux schémas classiques de la littérature.
Au premier abord le lecteur est destabilisé par cette manière de présenter des bribes de phrases juxtaposées sans articulateurs logiques, sans points et sans majuscules le tout dans des paragraphes d’inégale longueur séparés par des blancs, à la manière d’un poème en prose.
Le titre lui-même : Pitiés écrit avec un s, alors que d’habitude le terme pitié qui est un nom féminin qui signifie (d’après le Petit Larousse 2003) « sentiment qui rend sensible aux souffrances, aux malheurs d’autrui » et qui a pour synonyme compassion, a le don d’intriguer le lecteur.
Le mot pitié est repris cinq fois dans le texte (trois fois au premier chapitre une fois au troisième et une fois à la fin de l’extrait).
Est-ce pour cela que le titre est écrit avec un s ?
L’extrait s’égrène lentement en quatre chapitres : dans le premier il est question du couple que forme Louis et Camille, et il se termine par la formule : « ils avaient deux enfants ».
Dans le second chapitre on présente Lili, l’aînée des enfants, dans le troisième son frère Thomas que Lili rejoint avant la fin du chapitre.
Le quatrième chapitre réunit toute la famille (il commence par une majuscule Et……), majuscules utilisées dans les dialogues ou dans les monologues intérieurs seulement.
Ce qui fait aussi l’originalité du texte c’est sa focalisation sur un poster, une affiche, une image, une reproduction, une publicité ancienne collée sur la porte du frigo et qui représente la mer, la Méditerranée, image qui fait l’objet d’une description détaillée sur presque trois colonnes et de fréquentes disputes au sein du couple.
Enfin ce n’est pas un récit ordinaire car il est raconté par un on, pronom indéfini qui fait de fréquentes intrusions dans le récit pour exprimer des sentiments à l’aide de formules variées et souvent subjectives « ce qui est vrai » (p. 12), « c’est un malade » (p. 13), « elle ne vaut pas grand-chose » (p. 14), « tant pis » (p. 14), « on n’est pas sûr qu’il ait raison d’agir ainsi sur un coup de tête, mais bon, c’est fait » (p. 18), « un livre sur les anges, ne riez pas » (p. 20), « il a très bien joué » (p. 36) etc…
Analyse de l’extrait :
Dès le début du récit, on apprend qu’il met en scène un couple qui manque d’argent. Malgré cela, la femme rêve de voir la mer mais comme » cela se paie cher », c’est le drame au quotidien.
Un quotidien qui trouve l’homme Louis, un quadragénaire, assis chez lui immobile. Il se tient la tête, une tête lourde de pensées, de ruminations. On devine qu’il est sans travail et il regarde sans la voir une série télévisée.
Des détails nous renseignent sur la situation sociale du couple : la télévision est posée sur le frigo, la fenêtre est sans rideaux.
Un grand poster est fixé aux quatre coins de la porte du frigo avec des bouts de scotch noircis de traces de doigts.
Ils habitent au quatrième étage d’un immeuble vétuste (sans ascenseur) qui sera bientôt démoli.
Leur machine à laver est cassée (« elle a rendu l’âme »). C’est pourquoi Camille, la femme est obligée de laver son linge à la laverie.
Une image occupe ses pensées : celle de la mer, synonyme de repos, de farniente.
Cette image constitue pour elle une source d’évasion et la mer dont elle rêve se situe en Méditerranée (« pas, n’importe où » du côté de Nice ou de Cannes, la Méditerranéela Croisette à Cannes, lieu de rencontre des stars du cinéma… vue d’une promenade qui fait penser à celle des Anglais ou à
Au fur et à mesure que se déroule le récit, le lecteur construit son « encyclopédie » et le narrateur l’y aide en l’incluant dans le « on » (« on va comprendre », « on connaît ça », « on l’entend murmurer » etc ou rarement dans le nous (« ça va nous revenir » (p. 29).
On a l’impression que le lecteur est pris par la main et qu’il découvre un à un les quatre membres de la famille : leurs préoccupations, leurs pensées, leurs loisirs, leurs états d’âme…On découvre ainsi que l’appartement n’est pas climatisé, qu’on y étouffe et que les querelles entre Louis et Camille (que les ménages ont crevé) sont fréquentes et qu’ils continuent de vivre ensemble malgré tout parce qu’ils ont deux enfants. Ainsi un premier chapitre est consacré au couple.
Dans le second chapitre, le lecteur fait la connaissance de l’aînée des enfants : Lili, une jeune fille de seize ans passés qui revient à la maison par le train de dix sept heures trois comme tous les jours et qui regrette qu’on ne puisse pas rire de bon cœur chez elle. Dans le train, pendant le trajet, elle s’adonne à l’un de ses jeux préférés : remettre sur des corps d’adultes (les voyageurs) leurs têtes d’enfants. Elle se prend à cœur à son jeu, au point où elle oublie des fois de descendre à sa gare.
Un garçon l’attend régulièrement sur l’escalier qui mène à la passerelle qui surplombe les voies de chemin de fer. Il a l’air têtu, il la regarde avec insistance.
Aujourd’hui il l’empêche de passer, lui demande son prénom. Lili le lui donne sans réfléchir puis le regrette.
Elle a encore vingt minutes de marche à faire sinon plus pour arriver à la maison. On ne sait pas ce qu’elle fait dans la vie.
Son frère Thomas apparaît au troisième chapitre : il a presque quinze ans et il étudie au collège. Tous les mardis il s’entraîne au judo mais il n’aime pas ça, c’est son père qui l’a forcé à s’y inscrire puisque c’est gratuit.
Sa mère a été d’accord sur ce point sinon il ne bougerait pas de sa chambre. Il n’a rien de mieux à faire que de jouer des matchs de foot-ball avec des petits pions. Tant qu’il a de bonnes notes au collège, il se moque de ce que peuvent penser de lui ses parents. Il voulait faire météorologue mais apparemment il a changé d’avis.
Il occupe son temps aussi avec un gros ordinateur qu’il a récupéré chez un copain de classe qui voulait le jeter. Un vieux modèle avec lequel il fait des listes pour s’occuper, des listes de tout : il vient d’atteindre les cent listes et il a même une liste de ses listes. Il sort donc moins de sa chambre depuis qu’il a cet ordinateur mais il risque de s’user les yeux en étant rivé ainsi sur l’écran.
Sans transition le narrateur nous fait part des pensées de Thomas qui déteste l’odeur des vestiaires quand il va au judo et qui déteste encore plus les jeux imbéciles sous les douches et après la douche… Il se jure de ne plus y retourner quitte à faire du jogging qu’il déteste tout autant. L’avantage c’est qu’il court seul et qu’il laisse libre cours à ses pensées. Le fil de ses pensées, nul ne peut le lui prendre alors qu’au judo on l’empoigne, le renverse, le retourne tel une crêpe.
Et puis il refuse de gagner au judo pour éviter de faire comme les gagneurs. Il ne veut pas grandir aussi pour ne pas faire comme les adultes. Il hait les groupes et cela est assumé puisque c’est le pronom « je » qui est utilisé. C’est un « je » qui s’oppose avec véhémence à plusieurs « ils ».
Sa sœur Lili marche à ses côtés sans qu’il s’en aperçoive : « il était dans sa tête »…
Elle ne craint pas qu’il lui pose de questions : « il faut aller le chercher loin pour qu’il sorte de lui »…
Ils échangent des banalités et avant la fin du chapitre, ils « tombent » sur leur père qui remonte à l’appartement. Il ne plaisante plus avec eux ces derniers temps. D’après Lili ça a encore chauffé là-haut. Le lecteur apprend avec l’utilisation de cet adverbe que les disputes entre Louis et Camille sont fréquentes. Néanmoins Lili remarque que ce soir, son père a quelque chose de spécial. Ils montent ensemble et au palier du deuxième Lili compte une croix de plus. On sait que ce n’est pas un enfant qui fait ça. Ce on inclut aussi le lecteur et équivaut à « tout le monde »…
Le quatrième chapitre trouve toute la famille réunie tandis que tombe le soir. Il est l’heure de passer à table. Au menu : des pâtes… à la sauce tomate mais sans gruyère râpé. On apprend plus loin qu’il s’agit de nouilles.
Au moment où Louis et Thomas se lavent les mains, le lecteur apprend que le lavabo est tout petit. Certaines expressions telles : « on dirait qu’il prépare un discours » -, « il a la tête ailleurs » montrent que Louis a un comportement différent ce soir. Cette expression est d’ailleurs répétée sept fois dans ce dernier chapitre, chaque fois avec une tonalité différente et cette répétition contribue à mettre la puce à l’oreille du lecteur…
Une autre expression revient, cette fois dans la bouche de Camille, à cinq reprises : « là-bas » ou son équivalent : « il fait beau dehors » (et « qu’on est là »), « qu’on est là et pas ailleurs ». Cet ailleurs qui est représenté par « cette affiche » (répétée trois fois) et reprise par l’expression l’image – (deux fois).
Le verbe voir aussi est répété cinq fois dans ce chapitre avec à chaque fois une tonalité et une nuance différentes.
Et au moment où l’on s’y attend le moins, c’est le coup de théâtre de Louis qui annonce fièrement que la famille partirait vendredi pour la mer : il exhibe les quatre billets de train et la location d’un meublé pour huit jours. Il abat l’enveloppe qui les contient comme un joueur de poker abat ses cartes maîtresses.
Il a très bien mené son jeu pour le moment.
La fin reste ouverte car on ne sait pas si la famille ou du moins Louis trouvera les ressources nécessaires pour tenir huit jours là-bas.
29 janvier 2009
LITTERATURE